L’immaculée fatale. (04/04/2005)
« A chaque fois que je vais à l’opéra, disait Ingmar Bergman, ce que j’entends est déçu par ce que je vois. » En sortant, l’autre soir, d’une représentation de Pelléas et Mélisande mis en scène par Bob Wilson, je me suis dit qu’il y avait de ça. La lumière bleue, les traits blancs qui passent, le carré rouge, l’espace quadrillé comme un tableau de Mondrian, bon... Les corps qui ne se touchent jamais même quand ils chantent qu’ils se touchent, les silhouettes, volontairement guindées, qui s’immobilisent dès qu’il y a de l’action (quand un personnage doit courir, il ne court pas, mais prend le geste du coureur, comme Tintin dans les albums d’Hergé), le décor nu comme un ver, bon, bon... Depuis son mythique Regard du Sourd, Bob Wilson a développé une esthétique de l’épure et du figé, que d’aucuns qualifierait d’autiste, à travers d’étranges spectacles tenant plus du cérémonial et du pictural que du psychologique, toujours très beaux, mais toujours avec ce je ne sais quoi d’emmerdifiant qui fait que l’on se dit que non, on ne nous y reprendra plus.
Et pourtant… Un mois après cette expérience, j’avoue être hanté par ce spectacle, qui, s’il était ennuyeux dans son ensemble, n’en était pas moins foudroyant par instants. Mieux : en réécoutant mon coffret de Claudio Abbado, toutes les images me reviennent en tête, et je suis à deux doigts de me et de vous dire que personne n’a compris mieux que lui le sens de l’opéra à la fois honni et culte de Debussy, et que cette version si difficile se révèle, après réflexion, comme « la » définitive.
Comment être pelléaste d’abord ? Cette musique si langoureuse qu'elle semble ne jamais commencer en a fait fuir d’autres. Ajoutée au livret de Maeterlinck, le plus démentiellement niais que l'on n'ait jamais osé : « ne me touchez pas ! ne me touchez pas ! ... ou je me jette à l'eau !.. », elle bat tous les records d'évanescence, semble note morte dès qu'elle est jouée, se réduit à des ombres, du gris, du presque rien sonore. Elle est bien cette « micromusique » qu'entendait Wladimir Jankélévitch mais qui ne doit surtout pas nous décourager à la première écoute. Car, une fois passé le cap de son apparente niaiserie, une fois, surtout, qu'on a tendu l'oreille à l'orchestre, il se passe... comment dire ? un enchantement ? un passage entre deux mondes ? une entrée dans le Walhalla ? C'est encore trop vulgaire. Non, c'est comme si vous aviez été sourd depuis votre naissance et que vous entendiez de la musique pour la première fois. Debussy est un immense musicien et le plus grand éducateur d'ouïe qui soit et l’on comprend que Bob Wilson, ex-enfant sourd, ait voulu mettre Pelléas en scène. Aucun autre opéra ne tend à ce prodige cinesthésique où le gris vire au bleu-argent, où les ondes se transforment en vagues, où la nue accablante laisse voir - entendre - le sépulcral naufrage. Tel est l’art du plus grand compositeur français : une musique qui vous apprend à écouter l'infinitésimal des choses, à ausculter les âmes, à prendre le pouls de l’ineffable.
Réécoutons les premières mesures de Pelléas : je défie quiconque de ne pas se sentir inquiété ou charmé par cette mélodie grave, un rien grondeuse, qui monte, envahit l'espace, et sans faire de bruit, redescend dès que l'auditeur a été capté. C'est cela Pelléas : une musique qui s'impose, envoûte, et s'en retourne tout de suite avec vous. A l'auditeur de se laisser flotter et de suivre la portée. Elle nous appelle à peine, mais cet à peine en fait autant qu'un leitmotive de Wagner. On la suit jusqu'au bout.
Pelléas et Mélisande, c'est l'histoire d'une innocente qui crée le malheur, une pure qui provoque des catastrophes. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Nul ne le sait. A la manière d'un Lohengrin, elle refuse de dévoiler ses origines, même si elle avoue s'être « enfuie !... enfuie !... enfuie ! ». Lui a-t-on fait du mal ? « Tous » lui ont fait du mal. Mais quel mal lui a-t-on fait ? Elle répond par un cri déchirant : « je ne veux pas le dire !... Je ne peux pas le dire !... ». Plus tard, lorsque Golaud lui demandera à nouveau ce qui ne va pas, elle aura cette réponse mystérieuse : « C'est quelque chose qui est plus fort que moi. » En attendant, elle a épousé Golaud, mais traîne toute la journée dans les jardins sombres avec le demi-frère de celui-ci, le beau Pelléas, qui n'est pas insensible à ses charmes. Promenades sur la plage, causerie autour d'une fontaine ; un soir, le garçon palpe les cheveux de la fille, ils se déclarent leur amour.
En restent-ils aux compliments platoniques ? Rien n'est moins sûr : c'est tout le sens de la panique qui s'empare du petit Yniold, le fils de Golaud, quand, perché sur les épaules de son père, il doit regarder par la fenêtre et lui dire ce que font Pelléas et Mélisande. Malheureux enfant qu'on force à être le voyeur de ce qu'il ne devrait pas voir, qui supplie son père de le faire descendre, et qui se met à crier : « j'ai terriblement peur ! » - scène atroce, faulknérienne* [*dans Absalon, Absalon ! un père dénaturé obligera aussi ses enfants à assister à des coïts], qui prouve que loin d'être la bleuette qu'on imagine, Pelléas et Mélisande relève du théâtre de la cruauté. Et Robert Wilson d'avoir cette idée simple et extraordinaire d'un carré blanc lumineux, censé représenter la fenêtre par laquelle Yniold voit les deux amants, et qui, à la fin de la scène passe au rouge sang. Ce que l'enfant a vu l'a profané.
Le drame s'emballe : Golaud, pris d'une crise de folie, va torturer Mélisande au propre comme au figuré lors d'une scène digne de Strindberg, la tirant par les cheveux, et l'obligeant à ramper devant lui (aucun pelléaste n'oubliera jamais ses terrifiants « à droite et puis à gauche ! à gauche et puis à droite ! »), et comme il se doit, finit par tuer son rival.
Cette mort de Pelléas est l'une des plus belles de l'histoire de l'opéra, plus belle encore que celle de Sigmund dans la Walkyrie à laquelle elle fait terriblement penser. Et le texte de Maeterlinck, si moqué, apparaît alors dans sa sensualité exaltée et tragique :
Pelléas : - Il vient ! Ta bouche ! ... Ta bouche ! ...
Mélisande : - Oui !... Oui !... Oui !...
Pelléas : - Oh ! Oh ! Toutes les étoiles tombent !
Mélisande : - Sur moi aussi ! Sur moi aussi !...
Pelléas : - Encore ! Encore ! Donne ! donne ! donne !
(Golaud se précipite sur eux l'épée à la main et frappe Pelléas, qui tombe au bord de la fontaine. Mélisande fuit épouvantée.)
Le cinquième acte est le plus beau. Mélisande agonise. Elle vient d'accoucher d'une petite fille. Golaud, le malheureux père, se morfond, tailladé par la culpabilité, mais exige encore de sa femme qu'elle lui avoue la vérité. Mélisande, qui n'a jamais révélé ses secrets, n'a pas l'air de comprendre et bégaye la célèbre réplique : « La vérité... La vérité.» Elle n'en dira pas plus, laissant Golaud se morfondre à jamais. Les femmes s'agenouillent. Arkel, le vieux roi impuissant, qui assiste à la scène, comprend que Mélisande n'est plus : « c'était un pauvre petit être mystérieux comme tout le monde » Il plaint le destin de sa petite fille : « il faut qu'elle vive, maintenant, à sa place. C'est au tour de la pauvre petite. » Tous les personnages sortent. Mélisande reste seule sur son tombeau.
Et c'est là que Wilson a une idée géniale, bouleversante, et qui sauve la mise en scène de sa trop grande abstraction. Aux dernières mesures, alors que les lumières sont en train de s'éteindre, Mélisande se relève doucement, fait quelque pas, et reprend la même pose du début, debout, à droite de la scène, la main tendue, attendant qu'un autre homme, égaré dans la forêt, la trouve et la reprenne.
Le voilà, le terrifiant secret de Mélisande, ce qu'elle ne pouvait dire et qui était plus fort qu'elle : elle ne peut pas mourir. Elle est condamnée à souffrir et à faire souffrir éternellement.
Comme ses soeurs Carmen et Lulu, Mélisande provoque le désir et le malheur des hommes qui tombent amoureux d'elle, et par extension, décime les familles qui la recueillent. Elle finit par être laissée pour morte, mais à la différence des précédentes, ressuscite et recommence à détruire. Mélisande, c’est une Immaculée Conception faite Salope - une femme fatale conçue sans péché et qui est à l'origine de tous les péchés du monde.
Bien entendu, on pourra rétorquer que ce n'est que la vision, luciférienne ou schopenhaurienne, d'un metteur en scène qui s'est spécialisé dans le désespoir depuis ses débuts. Et une version très discutable vu que ni Maeterlinck, ni Debussy n'ont écrit que Mélisande ressuscitait à la fin. Il n’empêche : tout ce que chante celle-ci est éclairé par cette idée d'éternel retour. Enfin, et comme toujours, la musique va plus loin que le texte. A écouter les pizzicati qui closent la partition, on est en droit de se demander si le musicien n’est pas en train d’imaginer une « outre-tombe » de Mélisande. Ce qui est sûr, c'est que lorsqu'on a en tête la mise en scène de Wilson, ces pizzicati font froid dans le dos... TOUT VA RECOMMENCER. Comme le chantait Golaud au début, l’homme qui rencontrera Mélisande ne « pourra plus sortir de cette forêt ».
(Journal de la culture n° 11 - novembre 05)
03:00 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pelléas et mélisande, debussy, bob wilson, opéra | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer