Le bleu aveugle (27/02/2009)
[C'était le 27 février 2003, il y a donc exactement six ans. Je sévissais encore sur Péplum, ce site consacré à Amélie Nothomb et sur lequel je me suis un jour inventé. Je vivais un amour miraculeux avec A. Nous étions allés au Musée du Luxembourg voir cette exposition du siècle consacrée à Modigliani, intitulée "L'ange au visage grave", et qui fut sans doute, avec Francis Bacon à Beaubourg en 1996, Ingres au Louvres en 2006, "Picasso et les maîtres" au Grand Palais ce mois de février, l'une des expo de ma vie. J'avais écrit ce texte, mon premier du genre (le second étant celui sur Picasso et les maîtres !), et qui me semble mériter sa place ici. Un amour et un peintre inoubliables.]
Comme elles sont belles ces femmes au long cou ! Celle-ci a un téton qui pointe, celle-là une coiffure à la Louise Brooks, celle-ci un air espagnol, celle-là s'est endormie, nue, sous son bras, celle-ci se caresse en vous fixant de ses yeux grands ouverts. Elle est bien la seule. Les autres n'ont ni pupille ni iris. Et pourtant comme elles vous regardent ! Personne ne peut soutenir le regard vide et transparent de ces femmes. Leurs yeux sont tournés vers elles comme des trous intérieurs et qui nous creusent à notre tour. Miroirs dans lesquels nous nous voyons, et c'est pourquoi on ne peut les fixer longtemps. En voilà des regards qui tuent.
Cela aura été une révélation. Depuis longtemps, je savais que le peintre préféré de ma mère devait aussi me revenir. Question de temps, question d'Oedipe. Car enfin, ces nus pubiens, ces visages triangulaires, ce regard bleu ou vert aveugle, cette délicatesse qui finit par faire mal, je ne pouvais supporter tout ça, enfant. La vraie peinture est celle qui fait peur - comme la femme. Puceau, je ne comprenais rien à Modigliani.
L'exposition du musée du Luxembourg se termine dimanche. A. et moi y sommes allés hier. Je crois qu'elle a été impressionnée. Pour moi, ce fut une révélation.
Cela commence par le portrait de "Paul Alexandre sur fond brun" (7), long barbu tout de noir vêtu et qu'on dirait sorti d'une toile du Gréco. Modigliani était italien et pourtant sa peinture a quelque chose d'espagnol. Une âpreté et un mysticisme que l'on retrouve plus chez nos voisins pyrénéens que chez nos cousins transalpins. Modigliani, comme Picasso, ne cherche pas à plaire. Son extrême sensualité va de pair avec une rudesse de ton et de dessin. Sa vulnérabilité nous attaque. Hyper sensible et éprouvant. C'est bien un putain de Cancer.
Dans l'expo de Marc Restellini, tout se joue entre les deux mendiants. Du "Mendiant de Livourne" (8) à "La Mendiante" (9), Modigliani se modiglianise. Il passe du fauvisme à son style. L'homme était bleu vert et rouge, la femme sera orange et marron. Le cou déjà s'est allongé.
Entre temps, il s'essaye au cubisme. C'est l'époque des Cariatides où il conçoit son "temple de la volupté". Entre Gauguin et Picasso, il s'essaye aux formes géométriques et aux masques africains. Ce n'est pas ce qui l'inspirera le plus. "Surtout ne me parle pas des cubistes...", écrit-il à un ami. C'est que pour lui, le cubisme a un côté bien trop mécanique qui ne va pas du tout avec son sens de la vie et du visage. Il y a chez lui une mystique du visage que n'aurait pas démenti un Lévinas. Le visage comme ce qui est à la fois soi et autre, comme ce qui nous reflète et nous aspire, nous définit et nous néantise, nous fait renaître, Yeux, lacs avec ma simple ivresse de renaître, et nous tue. Dans une oeuvre qui compte à peu près quatre cents numéros, on recense seulement quatre paysages, le reste sont des visages et des nus - ce qui au fond est la même chose.
D'ailleurs, nous arrivons dans la première grande salle. A.flashera sur "Béatrice Hastings" (19), joufflue et grelée, "Louise" (41), hispanique (ce regard à la fois hautain et douloureux) et "Le comte Wielhorski" (56), autre long barbu quasi chauve, cravaté et balafré, et qui ne me ressemble en rien. Moi, je retiens la "Tête de femme" (20), ovale et sévère, la "Femme au liseré noir" (38), sans doute du même modèle et qui me rappelle l'Olympia de Manet en permanence chez moi. Enfin, les "Paul Guillaume" (43 et 44), "affranchis" dédaigneux et superbes.
D'aucuns diront que Modigliani se répète. Tous ses portraits se ressemblent, et il semble qu'il n'ait peint qu'une dizaine de personnages... une dizaine de fois. C'est là ce qui me plaît. Cancer, donc obsessionnel, il n'avait cure de se renouveler. Tout son effort fut au contraire de chercher la forme parfaite à travers des centaines de variations. Refaire, recommencer, répéter. Comme c'était un génie, toutes ses répétitions sont des différences. Pas un portrait n'est semblable. Et les voir tous ensemble est une expérience extraordinaire.
J'attends de la peinture qu'elle me fasse un effet physique, comme la musique. Sans doute moins visuel qu'auditif (et mes cinéastes et écrivains favoris sont musiciens avant-tout : Scorcese, Kubrick, Céline, Alejo Carpentier...) il me faut des trucs plutôt "bourrins" pour réveiller mon "sens pictural" : Francis Bacon, Lautrec, le Gréco, Goya, Soutine, Picasso en partie, Fragonard, Michel-Ange me parleront toujours plus que mes bons impressionnistes ou le brave Millet. Avec Modigliani, je suis servi. Il a beau faire toujours la même chose, voilà la peinture la moins ennuyeuse du monde. Et la plus effrayante.
Nous voici aux grands nus. Tout serait à citer, mais je préfère me polariser sur ce qui est sans doute le chef-d'oeuvre du peintre et un tableau qui va devenir sans doute comme l'un des mes quatre ou cinq fétiches, à savoir, cet incroyable "Nu blond" de 1917. Une femme, rousse plutôt que blonde, est debout et achève de se dénuder. Elle tient encore sa culotte blanche juste au-dessous de son pubis. Son corps alangui est prêt à céder. Orangé et parfumé, il semble être celui d'une Vierge prête à tous les sacrifices. Et pourtant, son visage dit autre chose. La tête qui se penche à droite, les lèvres minuscules qui semblent sourire, le nez lui qui rit franchement et déjà nous agresse, les yeux d'un bleu glacial, moins aveugles qu'il n'y paraît, avec une sorte de pupille blanche qui brille dans chacun, à moins que cela ne soit notre reflet, l'abondante chevelure rouge enfin, tout cela donne à ce visage un air d'invitation à l'amour et d'exécution capitale. La nôtre bien sûr. L'on sait qu'il ne faut pas regarder le dieu ou la déesse dans les yeux sous peine de mourir sous le coup. En vérité, cette rousse est la dernière chose que nous verrons avant de nous écrouler foudroyé. Comme la femme nue qui sort de la baignoire et vient lentement embrasser Jack Nicholson dans Shining, elle se lève, s'avance vers nous et nous tue de son regard minéral. La langueur de son corps était un piège. Ses yeux de verre nous ont transpercé. Son nez s'est acéré. Elle sourit de sa victoire totale sur nous.
Evidemment, je ne suis pas mort pour de bon. A. n'y tenait pas et moi non plus. Et puis, il y avait aussi les autres à voir. Le "Nu couché aux cheveux dénoués" (59), le "Nu couché sur le dos" (67). Mais assez de nus ! Voilà une enfant qui nous regarde. Cette fois-ci, on ne va pas mourir, on va s'évanouir. Je vais connaître le syndrome de Stendhal, enfin ! A. me soutient et me dit que j'en serai finalement heureux. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est sublime cette "Fillette en bleu" (70) Comme sa mère (?), son corps contraste étrangement avec son visage. Dans sa petite robe bleue, elle figure l'enfant sage typique mais dont on n'attend pas cette sagesse immense, "cosmique" exprimée dans le visage. De bas en haut, la douce enfant est devenue une ange grave. Elle est venue nous servir. Sa frange fait sourire et son regard fait pleurer.
C'est là que je commence à comprendre. Mais oui ! Cette enfant et ces femmes ne sont rien d'autre que des apparitions sacrées de Marie. C'est exactement comme ça que je m'imagine l'effet que doit faire la Sainte Vierge à ceux à qui elle apparaît. Effrayante et rassurante à la fois. Transparente et tranquille. Cauchemardesque et consolante. Son regard vide saisit en un flashe tout ce que vous êtes. Au début, cela torture, à la fin, c'est un baume.
Dès lors, je peux les regarder en face ces femmes au long cou, et en particulier, celle à la robe noire si Louise Brooks, (72 et 73), le portrait de la jeune femme (91) sur fond bleu orage strindbergien, la bourguignonne (104 et 105) et enfin "Jeanne Hébuterne" (103), "enceinte", me glisse ma caprilionne. "La femme aux yeux bleus" (97) clôt ce paradis des portraits- sans doute les plus beaux du monde. En tous cas, les plus émouvants.
Une douce tristesse s'est d'ailleurs emparée de nous. Comment n'être pas chamboulé par cet art marial et érotique, un rien morbide c'est vrai, mais saisissant au risque d'en crever ? Modigliani fera partie désormais de mes grands hommes. "Ma mère avait raison..." finis-je par dire à A. qui fait une drôle de tête.
PS : Après cela, nous allons voir au Reflet Medicis Logos le génial Corbeau d'Henry-Georges Clouzot, film qui à bien des égards convient tout à fait aux zozos acides de Péplum...
[Sujet : Le bleu aveugle.
Date : 01/03/03
A : peplum@yahoogroupes.fr]
00:00 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : modigliani, musée du luxembourg, 2003, jeanne hébuterne | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer
Commentaires
La femme nue , rousse , avec sa culotte qui n'est plus un rempart mais un étendard ...me réconcilie avec Modigliani . Je ne dirai pas pourquoi .
Écrit par : roussote | 27/02/2009