Grande musique de nuit. (05/07/2009)
Ca commence en citant des débuts de romans célèbres. Céline. Camus. Ca continuera à se référer sans cesse à Pavese et à Gide. Le narrateur nous prévient : il n'y peut rien, il a toujours vécu, pensé, respiré "par procuration". C'est une sorte d'écrivain à bout de souffle qui ne vit que pour la littérature et que la littérature dévore jusqu'à faire vaciller sa raison. C'est aussi un fils qui s'est rebellé en littérature contre sa famille bourgeoise et conservatrice et qui fait tout pour en découvrir le secret adamique. C'est enfin un homme mûr, alcoolique, divorcé, qui tente de trouver le salut auprès de Bérénice de 25 ans sa cadette. De ces clichés usés jusqu'à la corde, Joseph Vebret arrive à faire de nouvelles nourritures littéraires. Comme au théâtre, et selon un mot fameux, il arrive à nous surprendre avec ce que l'on attend. Le plaisir intense que l'on prend à lire d'une traite Car la nuit sera blanche et noire tient d'abord en sa crédibilité. Tout y est à la fois procuration et renaissance, mimétisme et singularité, conscience de ses limites et exploration sans compromis de celles-ci. En inscrivant son roman dans le "plaisir simple des symboles" (les carnets Moleskine, le Montblanc, et par dessus tout les considérations "paludiennes" sur le roman du roman), l'auteur accepte la dimension "déjà lu" de celui-ci autant qu'il en assure la mise en abîme. Seuls ceux qui n'écrivent pas ou qui n'ont jamais pensé à écrire, ces "gens heureux" que l'auteur prend plaisir à stigmatiser (comment ne pas le comprendre ?), passeront à côté. La tête d'un écrivain n'est en effet qu' "une usine de recyclage de ce que charrient les poubelles du réel, les déchets du vécu, les scories du quotidien" et la réussite d'un écrivain est avant tout celle qui consiste à éveiller chez le lecteur ce "plaisir quasi défendu, cette relation intime, presque coupable, cette mystérieuse sensualité, impudique, quasi mystique, que les mots eux-mêmes ne sauraient traduire." Les siens sont d'une justesse saisissante. Lorsqu'il parle de cette "peste de l'âme" qui accompagne toujours le génie créateur, ou de cette "stratégie de la culpabilisation permanente" qui est le fait de tant de familles honnêtes. Ah la famille ! Toujours prête à nous reprocher notre mal-être, alors que nous avons "tout" pour être heureux. Les parents qui surveillaient les lectures des enfants et d'ailleurs n'avaient pas une haute idée de la littérature - perpétuellement accusée de pervertir les esprits. Le frère modèle qui toujours sut se fondre dans "le moule de cet insidieux mandarinat de la petite bourgeoisie locale, au point d'être ton sur ton avec la couleur des murs", et qui après la mort du père devient naturellement le chef de famille. La soeur abandonneuse. La souveraineté abjecte enfin de la mère castratrice qui dit à son fils révolté qu'il peut remuer la boue tant qu'il lui plaira, à force, c'est lui qui s'y noiera, pas eux ! C'est dans la description sans appel des relations consanguines et carnivores qui existent si souvent dans les familles que Vebret se révèle romancier à part entière - bien plus que dans sa tentation un rien bâtarde de faire de son roman une sorte de thriller fantastique, dimension qu'il pose dans son "carnet 2" sans pour autant la développer, comme s'il s'était rendu compte lui-même de sa très relative nécessité. Tant pis ! Telle quelle, cette Nuit blanche et noire reste l'un des livres les plus sincères qu'il nous ait été donné de lire sur l'écriture en train de se faire et de défaire celui qui l'a fait.
12:31 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : joseph vebret, andré gide, paludes, cesar pavese, métier de vivre, littérature, bourgeoisie | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer