Le bon, la brute et le truand III (dialogue sur les civilisations) (12/06/2012)
(Tiré de Nos histoires de France par Daniel Picouly, éditions Hoëbeke)
III
- Pas mal, Le Truand, j’avoue, pas mal.
- Merci, mon bon La Brute.
- Mais votre argumentation ne tient sa force que dans sa sentimentalité.
- Expliquez-moi.
- On vous dit que la civilisation occidentale a inventé l’universalité ou été à l’origine de la première expression de l’universalité et vous nous répondez qu’on a tort de s’en glorifier. On ose rappeler que la démocratie, les droits de l’homme, l’humanisme européen se sont bon an mal an imposés dans le monde entier et vous nous rappelez le nazisme et l’inquisition. On rajoute que l’autocritique est ce qui caractérise notre culture et vous exigez de nous qu’on s’autocritique encore plus – alors qu’en face de nous, il y des gens qui nous haïssent, nous envoient des bombes et des fatwas et font tout pour profiter de notre masochisme historique. Comprenez qu’à un certain moment, vous deveniez gonflant.
- Dégonflez-vous !
- Et c’est pourquoi lorsqu’un Guéant vient nous parler même abusivement de « civilisation supérieure », ça soulage pas mal….
- Vous avez de ces métaphores.
- Elle vaut bien votre chasse d’eau !
- Pas faux.
- Le comble, c’est que je suis bien d’accord avec vous pour dire que philosophiquement ce n’était pas du Montaigne. Si Guéant avait parlé de « régime politique » ou d’ « idéologie » à la place de « civilisation » (je reconnais que ce mot pose problème), il n’y aurait pas eu de débat. Mais quoi ? Un politique ne peut pas avoir les mêmes préoccupations ni le même langage qu'un chef spirituel ou qu'un intellectuel. Il a parlé pour la vulgate et avec le langage de la vulgate – et aussi histoire d’envoyer un pavé identitaire dans la mare électoraliste. Intellectuellement, ce n’était pas terrible, médiatiquement, c’était rigolo, politiquement, c’était de bonne guerre.
- On voudrait prendre des leçons de cynisme qu’on saurait à qui s’adresser.
- Pour autant, il y a quelque chose d’autre que je voudrais creuser avec vous.
- Oui ?
- Je le répète, le mot de « civilisation » est un mot équivoque mais le mot « idéologie » l’est tout autant. En effet, c’est un mot qui empêche d’être sincère en ce que l’on croit. Je m’explique.
- Expliquez-vous.
- Que je sois chrétien ou laïc, républicain ou monarchiste, libéral ou socialiste, j'aurais beaucoup de mal à dire de mon christianisme, de ma laïcité, de mon républicanisme, de mon monarchisme, de mon libéralisme ou de mon socialisme qu'il n'est qu'une « idéologie » - car en le faisant j'aurais l'impression de relativiser sinon de dissoudre cette croyance qui est mienne, ce credo qui est mien. « Idéologie » est un mot parfait pour l’esprit critique mais très décevant pour l’esprit tout court – un peu comme celui de « coutume » d’ailleurs. Où Pascal écrit-il que le peuple ne peut se résoudre à croire en ses valeurs si on lui prouve que celles-ci ne sont qu’une mode sociale, une « coutume » ? Alors je sais bien qu’un « méridien décide de la vérité » mais personne ne peut réellement se contenter de cette relativité. Tout le monde a besoin, et l’intellectuel comme n’importe quel pékin, d'une légitimité supérieure qui nous permette d’ approuver le mode social et moral dans lequel on vit. « Civilisation », évidemment, est un mot too much, mais c’est un mot compréhensible pour tous, un mot qui pose, même maladroitement, un certain Absolu – un mot finalement hégélien. Guéant est un hégélien sans complexe. Ce qu'il a dit de l'Occident n’est rien d’autre que ce qu'Hegel dit dans La Raison dans l'Histoire, à savoir que tous nos systèmes politiques sont passés depuis l'Antiquité à plus de liberté, d'égalité, de fraternité - et même, de féminisme ! Certes, il y eut, il y a et il y aura encore des rechutes, des catastrophes, du négatif, mais enfin, les ruses de l'Histoire ont voulu globalement qu'on progresse – et l’intendance suivra.
- Et quand vous dites « l’intendance », vous pensez au reste du monde, n’est-ce pas ?
- Mais vous aussi, vous y pensez, Le Truand ! Seulement, vous ne voulez pas que cela se dise. C’est votre hypocrisie.
- Votre souci est donc purement défensif, La Brute, pragmatique même ? La croyance en notre soi-disant supériorité est une connerie mais c’est une connerie qui nous rend une confiance pour se défendre de nos potentiels ennemis ?
- On peut dire ça, oui.
- Mais à quoi ça vous avance de dire : « ma civilisation est meilleure que la tienne » ?
- Ca sert à savoir pourquoi nous combattons.
- Nous sommes donc en guerre ?
- Oui.
- En guerre totale ? En guerre de civilisation ?
- Je le regrette mais je le constate.
- Mais je pensais que c’était nous les princesses ?
- Eh ben justement il faut nous protéger de ceux qui veulent nous violer.
- En mettant un voile, comme les femmes de nos adversaires ? La grande civilisation occidentale qui a tellement peur des autres civilisations et de l’Histoire en marche contre elle qu’elle se voile de partout pour bien se protéger de l’extérieur ?
- Je n’ai pas exactement dit ça.
- Qu’avez-vous dit d’autre ? La burqa culturelle contre ceux qui veulent nous mettre en burqa ? A part ça, on est les plus forts et les meilleurs ?
- Ah mais vous êtes agaçant, Le Truand, à retourner sans arrêt les métaphores contre moi ! Taisez vous à la fin ! C’est insupportable !
- Oups, vous faites votre Guaino, là.
- Alors c’est comme ça, avec vous ? Il n’y a pas de danger ? Il n’y a pas de terrorisme ? Il n’y pas de crise économique ? Il n’y a pas de risque de perte de souveraineté ? Il faut se laisser bouffer parce qu’on est des adeptes de l’autocritique ? Le camp des saints ? L’esprit de Munich ?
- Mon cher La Brute, vous vous conduisez exactement comme le premier de la classe qui veut humilier ses camarades pour cette raison qu’il est le premier de la classe – en même temps qu’il a le trouillomètre à zéro d’être le second. Alors que son devoir de premier de la classe serait justement d’aller aider les élèves en difficulté – et bénévolement, humainement, lévinassiennement.
- Eh voilà, vous redevenez sentimental.
- Mais vous aussi vous faites dans le sentimental, La Brute. Le sentimental de l’arrogance.
- Kadhafi, il n’était pas arrogant ? Saddam Hussein, il n’était pas arrogant ? Ben Laden et ses sbires, ils n’étaient pas arrogants ? Arrogants et criminels, oui !
- Sans doute, mais vous remarquerez qu’ils ont tous été vaincus. L’arrogance n’est pas la meilleure façon de s’affirmer et de se défendre. C’est là où vous avez tout faux.
- Il est donc criminel de soutenir sa civilisation ?
- « Un gouvernement que l’on soutient est un gouvernement qui tombe », disait Talleyrand. On pourrait en dire autant d’une civilisation.
- Mais alors dans ce cas-là, vous me rejoignez, Le Truand. Notre civilisation tombe. Et au lieu de la défendre, ben vous la laissez tomber au nom des vicissitudes de l’Histoire. Et c’est moi le cynique !
- « Tout ce qui est exagéré est insignifiant », disait encore Talleyrand.
- Ah ça va vous va bien de citer Talleyrand, vous l’humaniste.
- Vous citiez bien, Montaigne, vous le réac.
- On n’a plus rien à se dire donc. Arrêtons-là….
- Je crois qu’on a encore beaucoup à se dire.
- Mffmfmf !
- Et cette fois-ci, c’est moi qui vous invite. Quincy ? Saint Emilion ?
- Talisker !
15:24 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-yves pranchère, claude lévi-strauss, race et histoire, civilisation, racisme, humanisme, relativisme, choc des civilisations | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer