Qui est damné ? Mon obsession primordiale (A propos du Rêve d'un homme ridicule, de Dostoïevski) (09/12/2015)

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Qui est le narrateur de ce Rêve d'un homme ridicule ? Mais le diable, évidemment. Le diable qui a toujours été un pauvre diable, un homme du sous-sol, un solitaire névrotique et souffreteux, un pervers poussif qui fait le mal comme s'il y était contraint et obligé et qu'il l'est d'une certaine manière. En tous cas, un homme bien ridicule comme il l'annonce lui-même dès la première phrase de ce court récit fantastique écrit par Dostoïevski en 1877.

 

"Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion, s'ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule. Mais maintenant je ne me fâche plus, maintenant je les aime tous, et même quand ils se moquent de moi - c'est surtout là, peut-être, que je les aime le plus. Je me moquerais bien avec eux, pas de moi-même, non, mais en les aimant, si je n'étais pas si triste quand je les vois. Si triste, parce qu'ils ne connaissent pas la vérité, et, moi, je connais la vérité. Oh qu'il est dur d'être seul à connaître la vérité ! Mais ça, ils ne comprendront pas."

Heureusement que nous ne comprendrons jamais. Nul ne se doute de la tristesse du diable. Nul ne peut la ressentir, tout mélancolique et dépressif qu'il soit. Nul ne croit en effet que tout soit réellement "égal" entre les choses et les êtres - ce serait trop triste. Et c'est là justement la croyance du diable, "cette conviction constante qui m'avait pénétré, que tout au monde, partout, était égal", et qui conduit celui-ci à penser qu'il lui serait égal de savoir qu'il y a quelque chose plutôt que rien. Pour le diable, pas de métaphysique leibnizienne, ni de "ou bien ou bien" existentiel à la Kierkegaard, ni même d'illusion vitale à la Nietzsche. L'être est le néant, et réciproquement.  Autant rentrer chez soi et se tuer.

Alors, comme Svidrigaïlov, Rogogine et Stavroguine, ces autres grands monstres du plus grand des romanciers russes, l'homme ridicule erre dans les rues de la ville, la nuit, après la pluie, et avec les yeux qui voient si loin, et si rien.

"... une humidité terrible a commencé, c'était encore plus humide et plus froid que pendant la pluie, et une espèce de vapeur remontait de tout ça, de chaque pierre dans la rue et de chaque ruelle, si l'on plongeait ses yeux dedans, au plus profond, le plus loin possible, depuis la rue."

Et voilà la petite fille, cette créature typiquement dostoïevskienne, qui lui apparaît à un coin de rue, vient à lui et le supplie d'aller aider sa mère mourante. Mais l'homme refuse de la suivre et continue son chemin.  Pourtant, une fois rentré chez lui, il renonce à se suicider. Comme si la honte d'avoir abandonné une enfant désespérée dans la rue ne lui était plus si égal que ça. Comme si l'infamie dont il venait de se rendre coupable avait renouvelé la vie en lui. Comme si la possibilité de la compassion et de l'amour ne pouvaient passer en cette terre que par la souffrance. Au sens kierkegaardien du terme, l'appel de la petite fille l'a repris. Quelques pages plus loin, il le reconnaitra :

"Comment une telle répétition est-elle possible, et dans quel but ? (...) Sur notre terre, nous ne pouvons vraiment aimer qu'avec la douleur, et seulement par la douleur ! Sinon, nous ne savons pas aimer, nous ne connaissons pas d'autre amour. Moi, pour aimer, je veux de la douleur."

Notons qu'à ce moment, le regret d'avoir fait "une infamie inhumaine" - laisser là la fillette - semble se mêler d'un autre sentiment pire, quelque chose à quoi le lecteur de Dostoïevski ne peut s'empêcher de penser (tant de fillettes souillées dans ses romans...) et que le texte semble suggérer et que je souligne :

"Bon. Mais pourtant, si je me tue, par exemple, dans deux heures, alors, qu'est-ce qu'elle me fait, la petite fille, et quelle importance, dans ce cas-là, la honte, et tout ce que vous voulez au monde ? Je deviens du réel, du rien total."

Quoiqu'il en soit, l'homme se met à rêver. Cette propension des personnages russes à rêver de bonheur, de quiétude, d'apaisement - Oblomov bien sûr, et les héros tchekhoviens. Quoique son rêve à lui commence dans la révolte et le suicide. Et l'adresse vengeresse à Dieu :

"... si tu châties mon suicide déraisonnable par une existence qui se poursuivrait dans la monstruosité et dans l'absurde, sache que jamais, et quelles que soient les tortures qui me seraient infligées, rien ne pourra se comparer à ce mépris [contre toi] que je ressentirais sans dire un mot, et même si mon martyre dure des millions d'années."

Telle s'exprime la révolte parfaite. Clamer à Dieu que c'est par son châtiment qu'il est pire que le diable. Que l'enfer, c'est lui, le Père, qui non content de faire souffrir ses créatures dans le temporel les fait ensuite souffrir encore plus dans l'intemporel. PLUS TU ME FERAS MAL, dit le damné, PLUS J'AURAIS RAISON CONTRE TOI. PLUS JE HURLERAI EN ENFER, PLUS TU NE POURRAS DORMIR TRANQUILLE.

(Soit dit en passant, c'est bien là ce que l'homme de l'éthique, si cher à Kierkegaard, ne peut comprendre dans sa barbe tant l'homme de l'éthique, l'homme moral, est persuadé que Dieu punit les méchants. Alors que non, Dieu n'a jamais puni personne. Simplement, et comme le dit Kierkegaard dans Le concept de l'angoisse, Dieu n'est sensible qu'à l'amour. Dieu ne reconnait que l'amour. Dieu ne se reconnaît que dans l'amour. Dieu ne s'ouvre qu'à l'amour - dont la conscience du péché fait partie. Il faut le répéter sans cesse : Dieu n'abandonne personne mais laisse les haineux l'abandonner, Lui. De post en post, je reviens sur cette obsession primordiale qui est mienne et que le damné est celui qui se damne tout seul et à chaque instant, sans l'aide de Dieu - Dieu qui voudrait l'aider justement. Dieu qui voudrait le sauver jusqu'au bout, sauf que le damné refuse jusqu'au bout - et finit par s'éloigner tellement de Dieu qu'à la fin il devient tout noir ou tout néant et que Dieu ne le voit plus. Alors Dieu pleure. "Il y a de la tristesse au ciel", dit encore Kierkegaard. C'est cela que la morale courante, punitive, fouettarde, haïssable ne peut admettre - et c'est cela que le diable a réussi à faire croire aux braves gens : que Dieu damne. Non ! Mille fois non !)

 

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Christ pleurant sous un voile, XIX ème siècle

 

L'homme ridicule continue de rêver. Après la révolte, la virée au paradis. Le voilà qui suit une sorte de Virgile qui l'amène en un mouvement dantesque avoué (où "la mer d'émeraude caressante clapote doucement sur la rive et l'embrasse avec amour...") en un monde non souillé par le péché et dans lequel les êtres peuvent visiblement s'aimer les uns les autres... sans douleur ni épreuve.

La raison de cette joie pure ? L'absence de science, de technique, et la raison remise à sa place.

"... leur savoir était plus profond et plus haut que celui de notre science ; car notre science cherche à expliquer la vie, elle cherche à la saisir par la raison pour apprendre à vivre aux autres ; eux, même sans la science, ils savaient comment ils devaient vivre, et cela, je le compris (...) Ils me montraient leurs arbres, et j'étais incapable de comprendre le degré d'amour avec lequel ils les regardaient : comme s'ils parlaient avec des êtres qui leur étaient semblables."

Aucune jalousie, aucun conflit, aucune "sensualité cruelle" chez ces bienheureux que même la mort n'atteint pas. L'harmonie avec l'univers suffit. L'amour innocent et surabondant des uns envers les autres, et dont font partie animaux et végétaux, pourvoie à tout. La communion est tout.

Alors il faut corrompre. Et comment ? Mais par la raison, la science et la morale, bien entendu. A cela, le diable s'y connait comme personne.

"Oui, oui, à la fin, je les ai tous corrompus ! Comment cela put se produire, je ne sais pas [le diable ne sait jamais], je ne m'en souviens plus très bien. (...) Je sais seulement que la cause du péché originel, c'était moi. Comme une trichine dégoûtante, comme un atome de peste qui contamine des pays tout entiers, ainsi, moi-même, j'ai contaminé toute cette terre qui, avant moi, vivait heureuse et sans péché. Ils apprirent à mentir, ils aimèrent le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie, un jeu entre amoureux, réellement, peut-être, par un atome, mais cet atome de mensonge s'enfonça dans leur coeur et leur plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité engendra la jalousie, la jalousie -  la cruauté... Oh, je ne sais pas, je ne me souviens plus [le diable ne se souvient jamais], mais, très vite, le premier sang jaillit ; ils s'étonnèrent, ils furent horrifiés et commencèrent à se disperser, se désunir. Parurent les alliances, mais, cette fois, les uns contre les autres. Commencèrent les querelles, les reproches. Ils connurent la pudeur et firent de la pudeur une vertu. Naquit la notion d'honneur, et chaque alliance hissa son propre drapeau. ils torturèrent les animaux, les animaux s'éloignèrent d'eux dans les forêts et furent leurs ennemis. Commencèrent les luttes pour les séparations, l'autonomie, l'individualité, pour le mien et le tien. Ils parlèrent des langues différentes. Ils connurent des la douleur et aimèrent la douleur, ils eurent soif de souffrance et dirent que la Vérité ne pouvait être atteinte qu'à travers la souffrance. ALORS, PARUT LA SCIENCE. Quand il devinrent méchants, ils parlèrent de fraternité, d'humanité et comprirent ces idées. Quand ils devinrent criminels, ils inventèrent la justice et s'imposèrent toute une série de codes pour la conserver, et, pour se conserver les codes, ils instaurèrent la guillotine. Ils ne se souvenaient qu'à peine de ce qu'ils avaient perdu et ne voulaient même plus croire qu'un jour ils avaient été innocents et heureux (...) Tant pis si nous sommes faux, méchants, injustes, [me répondaient-ils], nous le savons, et nous pleurons, nous nous torturons nous-mêmes pour cela, nous nous martyrisons et nous punissons plus, peut-être, même , que ce Juge miséricordieux qui nous jugera et dont nous ignorons le nom. MAIS NOUS AVONS LA SCIENCE, ET C'EST PAR LA QUE NOUS RETROUVERONS LA VERITE, MAIS, CETTE FOIS, NOUS LA RETROUVERONS EN TOUTE CONSCIENCE. LA CONNAISSANCE EST SUPERIEURE AUX SENTIMENTS, LA CONNAISSANCE DE LA VIE - SUPERIEURE A LA VIE. LA SCIENCE NOUS DONNERA LA SAGESSE, LA SAGESSE NOUS REVELERA LA LOI...(...)"

S'ensuivront révolutions et guerres faites au nom de la justice et de la concorde. Les sages extermineront tous ceux qui ne le sont pas comme eux, et afin d'accélérer le processus - rien ne devant freiner le progrès moral de l'humanité adulte. Paraîtront alors de nouvelles religions du néant où l'homme se glorifiera lui-même. Et le diable s'en voudra de les avoir corrompus jusque là. Le diable se repentira. Les suppliera de le punir pour ce qu'il leur a fait - de le crucifier. Il leur montrera comment faire une croix. Mais ils riront de lui, le prenant pour un innocent qui ne comprend pas que ceux qu'ils ont voulu, ils l'ont voulu par eux-mêmes. Mais lui continuera à hurler sa culpabilité. Alors, ils s'irriteront de lui, de cette colère toute rationnelle contre l'irrationnel, et le foutront à l'asile. Le diable finira en camisole de force - réalisant à son corps défendant sa suprême ruse : faire croire aux hommes qu'il n'existe pas.

Et c'est là que l'homme ridicule se réveillera. Et qu'il décidera de prêcher. Prêcher le bien. La vérité. L'amour. Et l'amour sans souffrance. L'amour impossible sans souffrance.

"Je ne veux pas et je ne peux croire que le mal soit l'état normal des choses."

Qu'est-ce que la foi sinon croire qu'à Dieu tout est possible - et que par conséquent l'amour total des uns pour les autres soit possible ? En vérité, "les hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont heureux" comme dira un jour Chatov. "Et pourtant, c'est si simple : en un jour, en une heure tout pourrait se construire d'un coup !", pense désormais l'homme ridicule. Ce qu'il faut combattre, c'est l'idée que la conscience soit supérieure la vie, que les lois du bonheur soient supérieures au bonheur. Et ce qu'il faut, c'est croire au possible. Au possible de Dieu qui est notre impossible.

Finalement, cet homme ridicule, ce n'était pas le diable, mais Job.

 

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Faust, d'Alexandre Sokourov, personnage du diable. 

Job, par Léon Bonnat

 

 

23:35 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : dostoïevski, andré markowicz, le rêve d'un homme ridicule, diable, job | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer