Le principe économique (Notes sur Le crocodile, de Dostoïevski.) (23/12/2015)

Le crocodile  -

Un événement extraordinaire ou Ce qui s'est passé dans le Passage -

Récit véridique sur le façon dont un monsieur d'âge et d'aspect certains, fut avalé vivant par le crocodile du Passage, tout entier, de la tête jusqu'aux pieds, et ce qui s'ensuivit.

 

Rire et horreur chez Dostoïevski.

"Cette apparition et cette disparition d'une tête humaine encore vivante était tellement horrible, mais, en même temps - vu la rapidité, la soudaineté de l'action et suite à la chute des lunettes -, elle avait quelque chose de tellement comique que, soudain, et d'une façon totalement inattendue, je me surpris à pouffer de rire ; mais je me repris, comprenant que, rire, en une minute pareille, en tant qu'ami de la maison, m'était totalement inconvenant, je me tournai tout de suite vers Eléna Ivanovna et, d'un air des plus compatissants, je lui confiai : - Maintenant, il est kaputt, notre Ivan Matvéïtch !"

Bien au contraire, ce sera la chance de sa vie.

 

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C'est que dans le ventre du crocodile, Ivan devint un Monsieur important. Un Moderne avisé. Un anti-rétrograde jovial. Un Homais russe.  Libéral de gauche, capitaliste universaliste, socialiste sans frontière - tout ce que l'on voudra du moment que ça aille dans le sens de l'Europe (de l'ouest), de l'Avenir, du Progrès et du Développement. L'essentiel étant de ne jamais faillir au nouveau principe de raison des temps modernes, à savoir "le principe économique".

Le crocodile, c'est l'avènement du bourgeois, citoyen du monde hors sol et hors ciel, et qui ne peut s'épanouir que dans le ventre du monstre, qui prétend même que c'était là son destin de découvreur du futur, voire de nouveau gourou de l'humanité. Visionnaire et révolutionnaire, à la fois. Chigaliov avant l'heure.

"En fin de compte, je suis sous les yeux de chacun, et, quoique caché, je règne. Je lirai des sermons à la foule oisive. Aguerri par mon expérience, je figurerai par moi-même un exemple de grandeur et d'humilité face au destin ! Je serai, pour ainsi dire, une chaire, du haut de laquelle je commencerai à instruire l'humanité. (...) La vérité et la lumière sortiront maintenant du crocodile. J'inventerai sans aucun doute une théorie personnelle des nouvelles relations économiques, et j'en serai fier (...) Je réfuterai tout et deviendrai le nouveau Fourier (...) Je vais inventer à présent tout un système social et - tu ne le croiras pas, à quel point c'est facile ! Il suffit juste de se retirer quelque part dans un coin, ou même tout simplement se retrouver dans un crocodile, et, tout de suite, on invente pour l'humanité un paradis entier. Tout à l'heure, dès que vous êtes partis, je me suis mis tout de suite à inventer, et j'ai inventé trois systèmes - là, maintenant j'en suis au quatrième. C'est vrai qu'au début, il faut tout réfuter ; mais c'est tellement facile de tout réfuter au fond d'un crocodile..."

Pour autant, c'est une surprise sociale. Car, comme le dit son patron quand il apprend la nouvelle,:

"Envoyer un fonctionnaire particulier dans les entrailles d'un crocodile en mission spéciale, c'est une chose inepte. Ce n'est pas prévu dans les statuts."

Surtout que dès les jours qui suivent, Ivan devient un tyran pour tout le monde. Sa femme dont il veut faire une sorte de George Sand, son ami, le narrateur, dont il exige qu'il devienne son secrétaire attitré et qu'il vienne lui lire tous les matins tout ce que la presse internationale dira de lui. Ce qui donne à ce dernier des raisons de le détester vraiment :

"Je peux dire positivement que, pour quatre-vingt-dix pour cent, si j'étais son ami, c'était par haine."

Mais quoi ? Il faut assumer jusqu'au bout sa nouvelle condition d'éclaireur de l'humanité, la seule inquiétude de ce Jonas parodique étant d'être un jour digéré par le crocodile et "se transformer ce en quoi se transforme toute nourriture". Que l'idéologie se révèle un jour de la merde, voilà le souci.

Et un jour, Dostoïevski écrira Les démons.

 

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En écho, ce génial petit film d'animation de trente-six secondes, ici.

12:04 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dostoïevski, le crocodile, satire, socialisme, capitalisme, libéralisme, modernité | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer