S'immiscer dans Drame (30/05/2024)

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« Toujours il a pensé qu’au moment voulu la véritable histoire se laisserait dire. » Que tout se mette en place, chair, écriture, destin. Que tout s'écoule comme on l'entendait. Que l'on puisse enfin aimer, écrire, vivre. Mais le moyen de le faire avec ce corps qui n'en peut mais et cette âme qui ne sait pas vouloir comme il faut ? Toute cette inadéquation en soi. Nos drames à beaucoup, je crois. Le rien qui ne va jamais. Le tout qui coince. La lucidité retournée contre soi-même. La haine de soi.  « Conscience du mouvement, étoiles. » Ces cours instants où l’on coïncide avec ce que l'on voudrait être ainsi qu'avec les autres. Pour une éclaircie, cent trous noirs.  Alors, « réduire le hasard par la ruse. » Hélas ! Si peu. « Avoir vu le piège mais perdu les limites. » Sentir que l’on ne peut qu’échouer. Et pourtant, y croire encore. « Impossible de tricher avec la question. » Plutôt échouer que tricher, c’est déjà ça.

Comment, déjà, être là ? « Emporté à une allure inimaginable, mais rivé peut-être à cette région où il vient buter sans cesse. » La famille, l'argent, les affects forcés, les impasses affectives. Inventer des retrouvailles, des rencontres, d'autres formes de relations – et s’y casser les dents. Putain de réel qui résiste à la poésie, à l'amour, au désir. D'impuissance qui bande. Dissolution, perdition. « Ne suis-je pas le négatif de tout ce que je suis ? »

L’informe, l’impersonnel, l'influx. Trimballements permanents. Souveraineté aucune. « Système nerveux, états successifs : crispations, rages brèves, - ou au contraire, fugitivement : harmonie, détente, souplesse, danse. Plages de calme. Places préservées. » Comprendre que l’envers vaut l’endroit. « RENVERSEMENT CONTINUEL DU POUR AU CONTRE », comme dit Pascal dans Raison des effets.  L’écriture qui s’écrit, se perd, se trouve, se reperd, se retrouve, se déploie, se bute, recommence, re-recommence, etc. Coulisses, spectacle, simulacres, malentendus. Zigzaguer dans le monde, se cacher, vivre heureux envers et contre tout. « Le bonheur est possible, je le répète, le bonheur est possible », dira-t-il dans Légende ou Agent secret. Parer à tout ce qui fuit.

« Une série de phrase commence à se faire accepter ». Enfin ! Bonheur ! Dès que les mots vont, tout va. « C'est au moment exact où il renonce au projet, où il touche son impossibilité évidente, son absurdité, sa difficulté, son inutilité, c'est à ce moment de retombées plates, de piétinement, d'envahissement grandiose, de stupidité (…) que la possibilité d'agir s'ouvre à nouveau - et bientôt ce seront les premières phrases, il pourra se croire capable de continuer. » Ville, vent, avenue, rencontre au coin, Aldona Fontana au Gioffredo,  Rozenn à l’Excalibur, Sadia à Orsay, que sais-je encore ? « Il s’agit de trouver les phrases où tu peux apparaître. »

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L’échiquier invisible. L’histoire suspendue où rien ne se passe mais où tout se passe – se bat – à l’intérieur. Livre qu’il faut lire avec attention au sens de Simone Weil, attentivement, mais sans forcer, à distance. Car sinon il se désagrège tout de suite devant vous. Livre sans image ni visage ni sujet – mais avec un corps qui ressent tout ce qui se fait dans l’univers, terre, air, eau, feu. Corps cosmique, impersonnel, informe, mais rapide, qui va à la vitesse de la lumière. Qui sent les femmes, évidemment. Les éclaircies. Les mini-contacts, mini-espoirs, mini-bonheurs. Livre qui se rêve sans se livrer. Livre qui ne livre rien.  Livre à la frontière des mots. « Comme si écrire, c’était rendre faux ». Obscurcie avant éclaircie – et peut-être enfer ou purgatoire avant paradis. Enfer de la ponctuation. Poison de la conscience. Douleur de l’identité – de l’identification toujours forcée, imposée, parentale, sociale, policière. Enfer du social.  Pour cela, contre cela plutôt, toujours recommencer. Différencier encore et encore. Trouver des mots pour d’autres mots. Prendre le dire à revers. Page blanche de l’oubli. C’est la méthode de Drame : une écriture qui permet « d’accéder à tout moment à l’ensemble des déclinaisons, des accords, des figures, des personnes – de les prendre pour ainsi dire à revers. Récit de la pensée dans les mots et réciproquement. Ablatif absolu ». Jusqu’au dessin de l’écriture. L’écriture comme calligraphie, tableau, partition. Mots comme croches, blanches et noires.

Jusqu’à la phrase trouée (p 98).

« De l’autre, il y a                               .(Un point dans du blanc, c’est cela.) »

Et un peu plus loin : « comme si, vraiment, rien ne pouvait jamais être écrit. » Première expérience des limites en ce sens. Enter the void. Enter the write.  Ou comme il dit : « Accéléré du dedans. » Vie d’avant naissance et d’après mort. Deuxième vie. Et aussi livre mer. Livre de l’infini. Livre de sable. Sollers borgèsien avant tout.

 

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Et soudain, la page 102. L’éclair, la collision, l’Eureka, l’illumination. « Mais c'est alors que se produit l'accident : éclair noir, collision dans la frange incontrôlable ou je dors à demi…  Foudroiement silencieux dans les tempes, les joues et de nouveau, les yeux sont ouverts… C'est alors une lucidité sans limite, la chambre ne fait plus écran, elle perd son côté fermé, ville, pays, époque, boîte provisoire et cachée – elle rayonne au-delà de moi, tout se met à veiller à ce rythme par ondes, par nappes (…) C'est à la fois un soulèvement et une multiplication vivant dans un rideau d'atomes, de points bleus… (…) l'image correspondante serait celle d'un arbre se ramifiant en tous sens, et chacune des pensées possibles est précédée, remplacée par une branche qui elle-même pousse une autre branche dont une nouvelle branche ne demande déjà qu'à sortir. » Divins recommencements. Divins éternels retours.  Tout revient en mieux et surtout la compréhension des choses, des lettres et des mots.  On réapprend à lire, à voir, à sentir. Si on s’est perdu dans le dehors (Sainte-Maxime en ce mois de mars 2024, 86 ans de ma mère ), on s’est retrouvé dans le dedans. L’éclaircie suit les obscurcies. On s’extasie enfin. On coïncide avec le texte, avec soi-même, enfin. « Rien n’est plus vaste qu’un mot ». Et Saint Sébastien qui passe. Et la fin qui se dissout. Ne plus être une fin, c’est ça le truc. « Il n’y a plus de fin si nous cessons d’être une fin. »

 

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Frappe-moi, crache-moi au visage, fouette-moi, tiens. Le masochisme secret de Sollers. Concha, Julia, Dominique. Et la Sophie du Joueur, les Liv et Sigrid du Coeur, les Kate, Cyd, Floran Bernadette, Ysia, Louise et Deborah de Femmes. la France des Folies, tant d'autres.  Beaux et bons drames. Vécus ou rêvés, peu importe. « Ce sont des rêves et ce ne sont pas des rêves. » Quant à écrire, « il n’a pas encore dit ce qu’il pouvait dire ». Pour lui, c'est venu très vite, et notamment avec ce Drame, son premier véritable livre. Pour moi, c'est en train de venir : Aurora (2022), Trolls (en septembre 2024 si tout va bien), Mes Aimées (2026 ?) – et peut-être un jour Fin de race, « mon roman dostoïevskien », en 2034 ?  Tenter de vivre malgré tout. Essayer d'être ce que l'on est, de vivre ce que l'on pense. Les premières fois. Les dernières fois. Faire le livre rêvé, celui « qui s'étendrait et glisserait en lui-même et prévoirait sa lecture comme un moyen de s'étendre plus loin – et voici que c'est clair, des passages anciens pendant que de plus récents sont repris par l'absence et l'ombre. Ce qui se dégage de ce livre, c'est l'air. » En attendant le sexe, la castration. Ou plutôt le sexe par la castration. L'inavoué de Sollers (comme dans Portrait et L’École du mystère, je crois.) « Vous êtes toutes deux, cette fois, et tu la regardes me toucher et elle te touche toi aussi t'embrasse et je suis plusieurs fois sur le point d'achever mais je me retiens et tu veux qu'elle aille plus loin qu'elle soit sur le point de couper le sexe entre vos mains et elle semble vraiment vouloir le faire et j'entends mon gémissement je vois ma tête renversée et elle en riant “il est bien quand il est chaud“ et la lame est contre le membre dressé rose métal scintillant et son autre main t’atteint ». Mains de femme, notre passion. À la recherche de l’amour, notre drame à tous. L’apparition de l’enfant à la fin. Beau cliché de l’allaitement. La vie. L’infini. Les mots. « Pour la première fois, je comprends le rapport qui unit ce que j’écris et la nuit. » Enfin à l'aise dans les mots, les notes, les blanches et les noires, les croches et les doubles croches. « Et au moment où la véritable histoire semblait définitivement distancée, perdue, voici qu'elle est là, une fois de plus, en avance, voici son reflet dans un courant double. Que rien ne soit résolu ou fermé, que le sommeil ait lentement tourné, et elle est là, pas à pas, inutile, elle irrigue et supporte les moindre signes (les plus grands et les plus secrets, les plus éloignés, les plus opposés). » Peu importe si cela si marche ou pas. Enfin, non, pas peu importe. C'est tellement mieux quand ça marche. Quand ça respire. Quand ça écrit. 

Respirer, écrire. Voilà. 

11:10 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe sollers, drame, écriture, existence | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer