Pourquoi Bégaudeau écrit de si bons livres
Tout de même, qu’est-ce qui se passe dans notre corps de « libéral égaré dans ces pages » (vive l’égarement !) pour que nous adhérions autant à celles-ci ? Eh bien peut-être une force, une gaieté, une intelligence des choses qui nous changent de nos passions tristes. Quelqu’un pour qui « une minute qui n’est pas consacrée aux amis et à l’art est plus perdue qu’une autre » ne peut être entièrement mauvais. En vérité, ce type qu’on dit suffisant, insupportable, prodigieusement antipathique (ce qui peut aller de pair avec un charme certain) nous a toujours paru un prodigieux éveilleur, « passeur » (ou « lieu de passage » plutôt, et comme il préfère dire), nous prêtant de sa puissance, de son conatus, nous incitant à creuser le nôtre – wokiste au bon sens du terme et dont la vocation est justement de ne rien canceller mais au contraire de tout prendre, tout comprendre, et mieux, d’apprendre à se laisser prendre.
« Écrire de la littérature c’est se mettre en posture d’être pris par tout ce qui passe par là, vent d’ouest, fumée de gibier, mouche, escroc, solo de saxo, prêche d’imam, lasso. »
Non plus dire le réel, encore moins le juger, mais le laisser s’imprimer en soi. Devenir sa page. Se laisser écrire.
Un décentrement que tout texte normalement constitué doit établir entre lui-même et le reste du monde, son auteur compris.
Et cela jusqu’à nous livrer avec une généreuse malice quelques-uns de ses secrets d’artisan. Gare aux adverbes, prévenait Cioran, gare aux conjonctions de coordination, prévient Bégaudeau – et notamment cet « en outre » toujours superflu (car « tout est en outre »). « L’art est paratactique et non syntaxique », c’est-à-dire plus dans la simultanéité innocente que dans la succession explicative, toujours un peu plombante, sinon idéologique.
« Il l’aime, il la tue. Charge au lecteur de décider de la nature de cette virgule ».
Tant pis pour le droit républicain qui refuse le crime passionnel et la consubstantialité entre amour et haine. La littérature n’est ni républicaine ni laïque ni juridique ni militante de quoi que ce soit. Ceci n’est pas une pipe mais ceci est une chaise électrique sans qu’on sache si Andy Warhol était pour ou contre la peine de mort. La littérature est anarchique, amorale, enfantine, féminine – au sens où le féminin donne la vie, promeut l’égalité (et la seule qui vaille, la sexuelle) et se fout de la loi. Mais n’est-ce pas encore une ruse patriarcale (divine !) que d’associer (éternel) féminin et vie ?
De même, que vaut ce décentrement que tout texte normalement constitué établit entre lui-même et le reste du monde, son auteur compris – et qui, selon Bégaudeau, est le secret de l’écriture ? La vraie différence ne serait donc plus celle, tarte à la crème de nos débats culturels, entre « l’homme et l’œuvre » mais plutôt entre l’auteur qui écrit le texte et le texte qui s’écrit de lui-même. Le texte qui aurait sa propre autonomie, sinon sa propre Personne. Voilà qui change la donne. Ce que « le texte sait, il va l’écrire ». Tout comme, contre l’avis du « politimane » qui, à propos de telle nature morte, cruche, asperge, pommes ou petit pan de mur jaune, « estime qu’il n’y a pas de quoi en faire un tableau », « le tableau », lui, « estime que si ». On retrouve là le « spinozisme » de Bégaudeau. Substance qui nous traverse. Nécessité qui nous constitue (notre seule liberté consistant à en prendre conscience). Texte qui vit en soi – et « s’en balek ».
« Ce que les tenants du premier degré moral peinent à concevoir, c’est qu’on ne pense pas exactement ce qu’on pense. Je ne pense pas exactement ce que je pense. Je pense encore moins les pensées que j’écris. Dans et par l’écriture, “j’abandonne mon esprit à tout son libertinage“, comme le neveu de Rameau. J’abandonne mes prérogatives au texte. Je lui laisse les clés. Ce n’est pas l’écrivain qui écrit, mais l’écriture. Le lecteur dont les phrases imprimées heurte la sensibilité, est prié d’adresser ses reproches à l’écriture. »
Le texte qui sait ce qu’il fait, bien plus que l’auteur – en voilà une possible définition de la littérature et qui ne va pas arranger les affaires de Ludivine. Car il est là, le sujet de la Mule. Dans la multiplicité du sens. Le droit à charrier sans en faire un drame. Le style plus que la sentence. La pensée plus que la procédure. L’art plus que l’activisme. Et aussi la possibilité de parler d’Hölderlin avec son plombier et de l’Ukraine avec sa nièce – hors de toute « extraction universitaire », sa bête noire. C’est que la réalité est plus littéraire qu’universitaire. Hélas ! Rien de moins littéraire que notre époque et de plus littérale qu’elle, de plus bêtement sentimentale (le sentiment qui n’a rien à voir avec l’amour, on ne le dira jamais assez), et partant de là, de plus consensuelle, moralisante, procédurière, justicière, punisseuse, créatrice de fautes et de culpabilité à n’en plus finir – l’essentiel étant toujours de se rassurer, se pardonner, s’excuser, comme dans un certain cinéma français où on se fait « des hugs à quatre ». Surtout ne pas se retrouver seul, coupable, millenial.
« Ils ont peur. De la solitude. Ils sont décadents ».
Pourquoi François est si avisé
Contre ce prurit puritain, Bégaudeau affirme la vitalité du multiple, la noblesse de la polyphonie, l’éclosion de sa pensée à laquelle on assiste, ébahi – jusqu’à se répondre dans son propre texte, glissant d’une question l’autre, faisant mine de se contredire comme Montaigne dans ses Essais. Ainsi, page 14, lorsque citant Virginia Woolf et Toni Morrison parmi « ses auteurs préférés », il insiste sur « le pluriel neutre masculin » utilisé à cet instant, alors que dès la page 80, il se mettra à écrire en langage inclusif – petit malin qui brouille les pistes et ne laisse jamais son lecteur tranquille, le trollant pour son bien (comme Marc-Edouard Nabe, tiens !). Mais quoi ? Un grand auteur se doit de faire chier tout le monde, autant les femmes savantes que les Arnolphe, les médecins que les malades, les tartuffes que les misanthropes. Un grand auteur se doit d’écrire des livres irrécupérables. Jean Genet, encore.
Plus virtuose, sa façon d’insérer dans son texte des phrases venues d’ailleurs, n’ayant a priori rien à voir avec le sujet mais qui agissent comme des interludes ou des haïkus et dont on finit par comprendre qu’elles doivent être des fétiches littéraires à lui – et une occasion de saluer Gide, Proust, Bataille, Gombrowicz, Ponge, les Wampas (enfin, je crois) et même Pierre Michon et sa Grande Beune, page 188 : « Elle bronchait, elle cédait, elle donnait à la fois son arrogance et sa défaite ».
Avoir raison tout en n’ayant jamais peur d’être humain.
C’est alors le texte lui-même qui devient un work in progress où « tout est possible ».
« Ce livre est un non-lieu où je me meus incolore et délavé. Roi en mon Royaume, blaireau à mon terrier, mule à mon piquet, j’y soulève sans nuire des questions qui n’intéressent que moi et auxquelles je fournis des réponses qu’à loisir j’estime brillantes. »
Dès lors, vivent les questions insolubles ! Les apories opératoires ! Les contradictions stimulantes ! Après tout, « c’est peut-être le propre des grandes périodes d’émancipation comme la nôtre [sans blague ?] d’élargir jusqu’à l’indémerdable le spectre des questions. »
Et d’aller jusqu’à dire que « faire du bien aux gens est ma vocation sur Terre », aveu qui fera hurler les imbéciles quant à sa supposée vanité décomplexée, alors que les autres acquiesceront en secret. C’est lui, et non Obertone ou Rochedy, ces nietzschéens du Bouchonnois, qui écrit de vrais éloges de la force, de la joie et, un de ces jours, nous le parions, de la miséricorde. À condition qu’on comprenne bien ce que force et joie signifient sur le plan artistique et existentiel. Le fameux « soyez durs » de Nietzsche veut dire « encaissez ». Accueillez. Recueillez. Soyez conquis plutôt que conquérant. Pris d’assaut plutôt qu’assaillant.
« Fais-toi cancrelat comme Franz, fais-toi blaireau, fais-toi panthère en cage. Fais-toi plus bête que tu n’es. Fais l’idiot. Fais l’âne. Fais l’ânesse. Porte le Christ entrant dans Jérusalem. »
Nous y revoilà, la kénose. Entre les mots. Bientôt.
Nora Joyce
Pourquoi il est un destin
En attendant, la vérité. Et la justesse. La justesse plutôt que la justice. Entre les deux, il faut choisir.
« Moi, je veux faire dans la finesse – mon interlocuteur alter dirait finasser, ou enculer des mouches. Moi, j’aime les mouches. J’aime encore plus la justesse que les mouches. Si la justesse contrevient à la cause, tant pis pour la cause. Je veux avoir raison d’avoir raison. »
Avoir raison tout en n’ayant jamais peur d’être humain. Hautement jubilatoire quand Bégaudeau rend grâce à la nature humaine dans ce qu’elle a de moins avouable, citoyenne, féministe, se définissant à ce propos comme une sorte de « Jean-Claude Romand du féminisme », faisant croire à tout le monde qu’il travaille au « siège genevois de Femmes libres » alors qu’il boit des coups avec des misos de la pire espèce au PMU du coin. Et l’on passe sur ce qu’il dit du « goût de merde en musique » qu’ont les femmes en général et du physique peu féminin d’Elisabeth Borne. Propos inadmissibles à gauche, inassumables à droite. Sauf que, venant de la gauche radicale (et le rappelant avec insistance comme si cela n’était plus évident pour personne), l’auteur de Ma Cruauté n’a pas tant de scrupules à déballer son catalogue des mauvais sentiments. Et là, c’est vrai que ça déménage (la page 59 pour se faire peur !)
Et c’est pourquoi la question du sens du livre, ou de sa tonalité générale, se pose à un certain moment. L’auteur-passeur-éveilleur-chrétien-nietzschéen-féministe-lourd a beau jeu de faire dans le perspectivisme tous azimut, il y a des perspectives qui s’imposent plus que d’autres. On ne renvoie pas dos-à-dos Cnews et France Inter sans être conscient que c’est plus au détriment de France Inter que de Cnews qu’on le fait – ce qui ferait beaucoup rire Pascal Praud qui ne demanderait pas mieux que d’inviter Bégaudeau à son émission alors que ce dernier est boycotté par Demorand et Salamé dans la leur. On ne sous-entend pas « comme ça » que le victimisme peut être une forme de fascisme ou que l’antiracisme forcené devient une pulsion anale comme une autre. On ne dit pas, en passant, qu’il y a trop d’avortements (et même « trop d’embryons dans les bennes des cliniques »). On ne fait pas des critiques aussi ciblées d’Annie Ernaux, Céline Sciamma, Virginie Despentes, Virginie Efira, Marie Kreutzer (la réalisatrice du film Corsage, 2022) et même de la dessinatrice Emma (alors que Bastien Vivès ne s’en tire pas si mal), au prétexte que l’œuvre de ces dames manque un chouia d’universalité (en gros, des femmes qui racontent à d’autres femmes des trucs de femmes), et que le « non-art » dont se réclame Ernaux fait que ses romans ne sont que des « programmes » où rien n’arrive jamais et ne peut arriver, sans craindre une nouvelle « liste » de celle-ci ou quelque chose d’approchant.
Quant à tenter, comme il le fait dans les dernières pages, une transition à la Molly Bloom, sinon à la Anna-Livia, « femmes riveraines et hommes sans rivage », c’est un wake qui risque de ne convaincre personne, Joyce n’étant pas le premier nom auquel on pense quand on pense féminisme. Mais quoi ?
« Si tout ça n’était pas éminemment discutable, tout ça ne vaudrait pas la peine que je l’écrive ».
Têtu, Tête d’or !
Comme une mule sur ZONE CRITIQUE
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