Merci à Vanessa Dougnac (Le Soir, 25 avril 2025) (28/04/2025)
Le Soir - BRUXELLES Vendredi 25 avril 2025 - Page:28/29
Petite gazette
Le musée d’Orsay, vu par l’œil de son gardien
par Vanessa Dougnac
Depuis vingt-quatre ans, il arpente les salles du musée parisien d’Orsay. Sous le costume discret du gardien se cache Pierre-Antoine Rey, écrivain à ses heures. À l’ombre des tableaux immobiles, cet homme au regard sensible et décalé a trouvé un refuge, et peut-être un salut.
« Où sont les toilettes, s’il vous plaît ? » « Ces tableaux sont-ils des faux ? » « La Joconde se trouve-t-elle ici ? » Poliment, Pierre-Antoine Rey répond depuis vingt-quatre ans aux questions du public du musée d’Orsay. Le plus souvent, ses rondes à travers les salles sont silencieuses, tout comme les heures passées sur une chaise, à surveiller le bon déroulement des visites. Mais ce gardien ne s’ennuie jamais. Il chérit la lenteur, la solitude, se perd dans ses pensées. Il capte parfois les conversations chuchotées, témoin des dialogues qui se nouent entre les œuvres et ceux qui les contemplent.
Ce soir, cet homme de 54 ans est de garde pour la nocturne hebdomadaire du musée. Il arrive coiffé d’un chapeau de feutre, l’allure élégante et un peu désuète, sortant de la poche de son manteau une anthologie de la poésie chinoise, noircie d’annotations. Il se réjouit d’être affecté pour la soirée au cinquième étage, à la galerie du néo et post-impressionnisme, l’un des dix secteurs du musée. Cette aile est plus calme que celle des impressionnistes, juste à côté, toujours prise d’assaut par les visiteurs. Il salue ses collègues et commence ses rondes. Seurat, Bonnard, Van Gogh, Cézanne, Gauguin.
Dans cette ancienne gare qui évoque les départs, Pierre-Antoine Rey ne voudrait partir pour rien au monde. Bercé par la monotonie rituelle et la magie des lieux, il se sent chez lui au musée d’Orsay. « Les gardiens ne sont que de simples employés, mais ils sont au plus près de ce qui fait le prix de l’humanité. Et puis ici, j’ai la paix, le recueillement et la solitude », confie cet homme qui, à ses heures perdues, a appris par cœur les poèmes de Mallarmé. « J’aime ce travail ; il m’apporte une structure, et je n’ai aucune ambition », avoue-t-il, en citant le désir « d’être rien » selon Fernando Pessoa. Ses mots jouent à dramatiser, mais son regard s’amuse, un brin provocateur. « Je suis un bourgeois déclassé, ce qui me convient parfaitement. »
Un refuge
Quelques semaines plus tôt, j’ai rencontré Pierre-Antoine Rey lors de l’inauguration privée d’une exposition. Tandis que les invités se pressaient autour du cocktail, j’ai tenté ma chance, une coupe de champagne à la main, pour m’éclipser discrètement vers les salles désertes. C’est lui qui m’a arrêté dans mon élan, avec bienveillance, et nous avons alors discuté des coulisses du musée. Un univers dévoilé avec un regard singulier, à l’image de sa propre trajectoire.
Né dans un milieu bourgeois et fils de général, il a grandi à Sainte-Maxime puis à Nice, où il a fait ses khâgnes et obtenu une maîtrise de philosophie. « Une jeunesse aisée, mais compliquée, marquée par des blessures familiales. » En 1993, il débarque à Paris, dans un studio appartenant à son père, qu’il habite encore aujourd’hui. Timide, le jeune homme se sent marginal, dépressif, hanté par des pensées suicidaires.
Il trouve un abri dans la littérature, se passionne pour le cinéma, et écrit « des textes fort oubliables ». Durant l’été 1998, il décroche un petit boulot au musée de Cluny et se retrouve affecté à la salle des tapisseries de la Dame à la Licorne. « Grâce à elle, je me suis soudain senti bien. J’avais enfin trouvé un métier à ma portée ; j’étais incasable, et le musée m’a sauvé. » Le 1 er juin 2001, à 31 ans, il est nommé agent d’accueil dans le musée qu’il convoitait : Orsay. « Le plus beau jour de ma vie, celui qui a permis tous les autres », aime-t-il dire. A l’époque, les musées accueillaient, selon lui, de nombreuses personnes aux parcours atypiques, leur offrant une forme d’intégration sociale. « Etre gardien n’est pas une vocation en soi : on échoue au musée. Pour moi, le musée a toujours été un refuge. »
Un blogueur remarqué
Surtout, la sécurité de l’emploi lui permet de mener une autre vie, qu’il cultive sous le pseudonyme de Pierre Cormary. En 2005, il lance un blog littéraire, aujourd’hui riche de près de 800 textes. Il se fait remarquer par Amélie Nothomb, Michel Houellebecq ou encore Emmanuel Carrère, et collabore à des revues comme Zone Critique, Causeur ou La Revue des Deux Mondes. Préfacé par Amélie Nothomb, son premier roman, Aurora Cornu, paraît en 2022, du nom de l’actrice qui jouait dans Le Genou de Claire, un film de son cinéaste fétiche, Éric Rohmer. Il achève à présent son deuxième roman et continue à nourrir ses passions. « Je suis l’exemple type du vieux garçon, célibataire, moisi », plaisante ce gardien de musée écrivain, qui, après le travail, aime prendre un verre boulevard Saint-Germain… « Aux Vieux Garçons ».
À Orsay, où sa ronde est un peu celle d’une vie, il entretient des relations avec les œuvres qu’il côtoie. S’il devait sauver un seul tableau, dit-il, ce serait l’envoûtant portrait de Berthe Morisot peint par Manet, suspendu à l’angle de la salle 14, dans la nef du musée. « C’est le plus beau portrait de femme, dotée d’un regard qui semble nous comprendre. » Et puis aussi L’Origine du monde, de Gustave Courbet, en salle 6, pour l’effet qu’il provoque sur les visiteurs. De sa chaise, il observe les réactions. « C’est une œuvre qui continue à déranger. Les enfants ricanent, les couples sont parfois gênés. En partant, les gens se retournent pour jeter un dernier coup d’œil. »
Avec le temps, il a appris à apprécier des œuvres qui, autrefois, ne l’inspiraient pas, comme celles de Cézanne ou de Gauguin, dont la vie fut « moralement très contestable ». « Beaucoup d’histoires que raconte Orsay sont politiquement incorrectes. Parfois, je me demande si notre époque continuera à les accepter. » C’est dans cette galerie du cinquième étage qu’une chaise de gardien est disposée, face à un mur de tableaux. Entre deux toiles, une fenêtre s’ouvre sur la Seine et les rives de Paris. Pierre-Antoine Rey y a souvent laissé dériver son regard. « On dirait un tableau impressionniste en mouvement, avec la terre, l’eau, le ciel et les nuages. C’est peut-être le plus beau tableau du musée. »
Vanessa Dougnac
08:04 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vanessa dougnac, musée d'orsay, gardien de musée, pierre-antoine rey, pierre cormary | |
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