Platon / Dixsaut VII - La cité et le monde (29/09/2025)

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Cubiculum de la Maison des Vettii, Pompéi



32 – Hommes, femmes, mode d'emploi
 

« La politique de Platon ne peut se mettre en système », précise tout de suite Monique Dixsaut et peut-être pour prévenir toute critique quant au totalitarisme de son philosophe-roi et que l'on n'a pas manqué de faire depuis un siècle. Platon fasciste, communiste, totalitaire, wokiste même ! Alors que Platon, réaliste et artificialiste en premier lieu ! La preuve : « tout homme est pour tout homme un ennemi et en est un pour lui-même » (Lois 626e), propos hobbesien s'il en est. Si le divin est toujours bon, l'humain, c'est autre chose. On serait même en mal de définir une nature humaine au sens politique du terme. Non, quand le monde va bien, c'est qu'il est guidé par le divin, Chronos en l'occurrence et c'est l'âge d'or, sans violence ni bestialité (à la lettre, sans travail ni sexualité) ou chacun recherche le savoir pur. Alors que quand le monde va mal, c'est qu'il est livré à lui-même et c'est l'hybris, le n'importe quoi, la gaffe d'Épiméthée, le feu de Prométhée, qui règnent. Un cycle succède à un autre selon un ordre sexué très au point : l'homme s'occupe du dehors, la femme du dedans – la cité étant d'ailleurs définie comme une « maison » (oikos). Du moins dans les Lois qui tentent d'établir une politique « humaine » et traditionnelle – alors que dans la République, on visait un idéal pour le coup très inquiétant : égalité totale entre hommes et femmes mais abolition de la famille, communauté des biens, arrachage des enfants à leurs parents. Platon de droite, Platon de gauche. Pour autant, même dans les Lois, il est important « d'amener la femme, gardienne obstinée de traditions obscures, au grand jour, dans l'espace public, et de la faire littéralement sortir de la condition qui est généralement la sienne » (Lois 781c).  Platon libéral féministe, donc. 

 

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Sappho

33 – Lois et culture. 

Problème moral, légal et social : comment punir les méchants si les méchants le sont malgré eux ? En dosant irresponsabilité métaphysique et responsabilité, disons, « physique ». D'un côté, on recherche l'involontaire dans le crime ou le délit, de l'autre, on réprime le coupable non pas tant pour le punir, lui, qu'afin de dissuader ceux qui seraient tentés de faire la même chose. Un acte sera donc dit involontaire sous un certain rapport et volontaire sous un autre. En fait, on s'intéresse moins à l'acte en lui-même qu'au dommage qu'il a commis. Et c'est pourquoi, par exemple, il n'y a procès que lorsqu'il y a plainte. Un cadavre que l'on retrouverait dans la rue sans que personne ne s'en plaigne ne susciterait aucune enquête. Le seul crime réellement volontaire, c'est celui d'impiété – d'athéisme. Celui qui ose ne pas respecter les lois de la cité, du monde, des croyances communes, de la tradition, celui-là mérite de mourir et pas qu'une fois. C’est la seule irresponsabilité qui n’est pas remise. On ne nie pas le divin. On ne nie pas le bien. 

On ne plagie pas le réel non plus. L'impiété est un péché mortel, le mimétisme n'en est pas si loin. D'où la fameuse (et très contrariante) condamnation des artistes par Platon dans La République et « le point où tout admirateur de Platon risque de se sentir trahir par lui et qui constitue une source inépuisable de critiques envers la "censure" [la cancel culture] qu'il prétend exercer et la preuve la plus irréfutable de son "totalitarisme" ». On peut toujours objecter les éloges de la poésie qu'il fait par ailleurs dans le Phèdre ou l'Apologie de Socrate, et que l'ivresse poétique est aussi une ivresse divine, la condamnation « républicaine » de celle-ci l'emporte politiquement. C'est que pour Platon, chacun devient ce qu'il imite. Nulle catharsis qui tienne et d'ailleurs la notion n'existe pas encore. Non, il va falloir attendre Aristote et sa poétique pour qu'on résolve ce problème anti-esthétique et qu'on légitime le théâtre. Car n'en déplaise à Platon, voir le mal sur scène fait du bien à l'âme. L'épopée, la tragédie, la farce sont les meilleures éducatrices qui soient – bien plus que la philosophie qui finit toujours par nier le réel. C’est que le réel, c’est-à-dire le tragique, existe bel et bien et que c'est au rôle de l'art que de le rappeler. Le tragique enseigne mille fois mieux « la vie » que je ne sais quelle morale ni quelle philosophie. Devant le tragique, la morale n'est plus qu'une moraline puritaine, bigote et wokiste. Le tragique pulvérise la cancel culture. 

Là-dessus, Platon s'est lourdement trompé – et comme se tromperont après lui certains Pères de l'Église (tous ?) et Jean-Jacques Rousseau. Car il ne faut pas se leurrer : la condamnation de l'art est aussi vieille que l'art lui-même et accompagne l'histoire des idées et des religions. Et sur ce coup, nous ne serons jamais ni platoniciens, ni chrétiens (cathos ou protes) ni républicains mais bien nietzschéens. Saine immoralité ! Belle irresponsabilité ! Sublime et scénique obscénité (et tant pis pour la contradiction) ! Sturm und Drang ! Pacte faustien, à nous ! 

 

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 33 - Khôra 

Le démiurge – ce bon diable qui vaut bien le bon dieu et qui a fait que rien ne soit naturellement mauvais en l'homme. Du moins selon le mythe de Timée qui, dans le dialogue du même nom, propose sa Genèse, « récit vraisemblable » s'il en est. « Ce que le devenir est à l'être, la croyance l'est à la vérité », écrit Dixsaut – et l'on a toutes les raisons de croire que notre monde est à l'image de l'idée de monde. Quatre éléments qui le composent (feu, air, terre, eau) et qui se décomposent en flux permanents, si bien que l'on ne peut plus dire de quelque chose qu'il est « ceci » ou « cela » tant celle-ci a déjà changé le temps qu'on le dise. Si la forme feu est immuable, les éléments feu sont en perpétuelle métamorphose.

Et c'est là qu'intervient cette notion étrange de khôra (réceptacle, lieu où se forment les choses, espace pré-kantien, mais aussi argile, terre, mère, matrice, nourrice) et qui a interrogé autant Alain Badiou que Jacques Derrida ou Julia Kristeva. En fait, une notion qui permet à l'élément sensible de sortir de sa sphère intelligible, d'occuper une place tangible ici-bas, d'exister tout de bon. La khôra ou ce qui permet de donner subsistance et consistance à la substance, de lui trouver sa forme, de faire corps. On la comparera à l'excipient d'un parfum, un morceau de cire (dont Descartes saura se souvenir), un magma d'or dont on tire les pièces. La khôra ou l'étendue qui permet la matière. « Avant Descartes, Platon pense l'étendue comme étant l'attribut principal des réalités corporelles. Le sensible ne tient pas sa quasi-existence du fait d'être senti mais du fait d'advenir en une place. » La difficulté est que cet être n'a un mode ni intelligible ni sensible. Il est postulé comme condition de possibilité des êtres sensibles mais lui échappe à l'un à l'autre. A la lettre, il est un troisième genre d'être qui s'appréhende par « un raisonnement bâtard », sinon « un rêve dangereux » qui pourrait nous faire oublier l'intelligible. Il n'en reste pas moins indispensable pour légitimer la réalité. Il est une sorte de sceau de la réalité. 

 

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Vénus de Hohle Fels

 

34 – Intelligent design 

« Si le Monde est visible, il doit contenir du feu, et s'il est tangible, de la terre. Pour les relier, un troisième élément est nécessaire, mais comme le Monde, n'est pas un plan mais solide, il requiert quatre termes et deux médiétés. Le nombre des éléments n'est donc pas le produit d'une observation mais d'une déduction mathématique (...) Le dieu donne aux quatre éléments une forme géométrique, celle de quatre polyèdres réguliers, trois ayant pour base des triangles équilatéraux, et le quatrième un carré. Les triangles équilatéraux sont constitués de six triangles scalènes, les carrés de quatre triangles rectangles isocèles. » 

Triangles rectangles, polyèdres, tétraèdres – le corps du Monde sera conçu mathématiquement. La noétique sera géométrique ou l'inverse. Tout comme le vivant sera conscience – ou du moins aura un degré de conscience – des sensations. Ainsi même les plantes qui ressentent l'agréable et le désagréable ont une sorte de conscience. Par ailleurs, c'est par la conscience que l'on se rapproche du divin. L'homme se tient à la traversée de l’élan vital et spirituel, de l'animal et du dieu, de l'instinct et du divinatoire, de la molécule et de l’algorithme. Harmonie cosmique, biologique, géométrique – Intelligent Design

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Tout cela est peut-être un mensonge mais un mensonge crédible et légitime – un mensonge vraisemblable. Étonnant Platon qui a recours au mythe dans son grand texte sur la création de l'univers (le Timée) alors qu'il l'a combattu (pas toujours) dans les autres dialogues – comme Kant, tiens, quand celui-ci avouera qu'il a substitué la croyance au savoir. 

« Le règne cosmique de l'intelligence est peut-être une fiction, et faire de l'intelligence un principe de gouvernement politique est sans doute une fiction plus grande encore, mais seule une fiction peut mouvoir correctement cette marionnette qu'est l'homme, créature qui ne peut se passer ni de mythes, ni d'images ni de mensonges », insiste Dixsaut. Et plus loin : « pour agir sur l'animal humain, il faut lui raconter des histoires. » 

Autant dire qu'on est passé de la caverne à la fiction.

 

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A suivre

 

07:30 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : platon, monique dixsaut | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer