
Portrait de Marjorie Ferry (Tamara de Lempicka, 1932)
CRITON ou le dialogue par lequel il faut commencer : le plus court, le plus dramatique, le plus radical.
Si la question philosophique par excellence est celle de l'être, la question fondamentale de l'être est celle de la vie ou de la mort - ou, dit plus philosophiquement, de la vie et de la vérité. Car si « la vérité est du côté de la mort », comme l'écrit Simone Weil, alors le mensonge est du côté de la vie. Ca peut paraître ado de poser les questions comme ça, c'est pourtant comme ça qu'elles se sont posées pour les deux figures principales de l'histoire occidentale : Jésus et Socrate.
Tous les deux ont décidé de mourir au nom de la vérité, du salut, du dieu. Tous les deux ont sacrifié leur vie plutôt que d'aller boire frais et ce double sacrifice fonde notre humanisme, sinon humanité. Le sens de la vie n'est pas dans la vie mais dans quelque chose de plus haut que la vie. La liberté/vérité/ justice ou la mort. On peut évidemment penser (et souhaiter) le contraire.

Duchesse de la Salle (Tamara de Lempicka, 1925)
Socrate a donc été condamné à mort. Dans sa jolie cellule, il devise gaiement de philosophie en attendant que le vaisseau de Délos (que les athéniens envoient tous les ans là-bas pour fêter la victoire de Thésée sur le Minotaure) revienne car la loi interdit qu'on exécute un condamné pendant ce temps. A vrai dire, tout est prêt pour son évasion et l'on attend le bon vouloir du sage pour y procéder. Celui-ci pourra s'exiler en Thessalie et y prêcher la bonne parole comme à Athènes. Sauf que Socrate ne veut pas. D'abord, ce n'est pas quelqu'un qui voyage (il est con mais pas au point de voyager, comme dirait Gilles Deleuze citant un personnage de Samuel Beckett). Il n'a jamais eu la curiosité de connaître d'autres cités et d'autres lois que les siennes. Il a vécu à Athènes, défendu Athènes, et est prêt à mourir pour Athènes, même injustement. Les obligations sociales et familiales qu'on lui objecte le laissent de marbre, il n'est pas homme à se dédire. D'une part, parce qu'on ne peut faire le contraire de ce que l'on a défendu toute sa vie, à savoir le courage et la vertu et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas ça :
« entre ceux qui sont de cet avis et ceux qui ne le sont pas, il n'y a pas d'entente possible et ils ne peuvent que se mépriser en voyant qu'ils prennent des directions opposées » (49d).
D'autre part, parce que le respect des lois (même mal appliquées) et l'amour de la patrie (même ingrate) constituent la suprême sagesse :
« qu'est-ce que donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu'une mère, qu'un père et que tous les ancêtres et qu'elle tient un plus haut rang chez les dieux et les hommes sensés, qu'il faut avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de soumission et d'égards que pour un père, et, dans ce cas, ou la ramener par la persuasion ou faire ce qu'elle ordonne et souffrir en silence ce qu'elle vous ordonne de souffrir ? » (51b),
sentence qui rappelle, annonce plutôt la célèbre formule de Machiavel : « J’aime la patrie plus que mon âme ». La sagesse sera patriote ou ne sera pas.
La troisième raison est plus mystérieuse, plus occulte, plus érotique. Socrate a fait un songe qui lui annoncé la beauté de la mort, du moins de la sienne.
« J'ai cru voir venir à moi une femme belle et majestueuse, vêtue de blanc, qui m'appelait et me disait : Socrate, tu arriveras dans trois jours dans la fertile Phtie. – Il est étrange ton songe, Socrate » (44b).
Etrange surtout que cela soit une femme qui vienne préparer Socrate à la mort et comme ça avait été déjà une femme, Diotime, qui lui avait expliqué l'amour dans Le Banquet. Dans cette univers d'hommes et d'hébéphiles où l'on cause de politique, d'esthétique et de rhétorique, c'est la femme qui vient parler de l'amour et de la mort - soit des deux choses sacrées de la vie. Sexe, sacré, coupure, fente. Il n'y a pas que du même, de l'identité, de l'homme, en ce monde, il y a aussi de l'autre, de la différence, de la femme. On peut gloser entre mecs sur tous les sujets possibles, dès qu'on parle d'amour et de mort, c'est-à-dire de vie, il faut que cela passe par la parole d'une femme. On peut trouver ça très féministe et très érotique - la femme, maîtresse de la vie et de la mort. La femme, origine du monde. Mais on peut aussi trouver ça, comme les néo-féministes, d'un antiféminisme encore plus monstrueux que l'antiféminisme traditionnel. Car le néo-féminisme veut séparer la femme du monde, veut abandonner le monde à lui-même, veut tuer l'amour et la mort. Un peu comme les écolos qui au nom de la nature tuent la nature (plus de bovins, plus d'abeilles, plus de fleurs cultivables, plus de champs ni de prairies - car la prairie est une invention humaine - non, plus rien, sauf des mauvaises herbes.) Une nature sans homme, un monde sans femme. Au fond, le credo néo-féministe est un « adieu Diotime » accablant. Adieu Déméter, Aphrodite, Athéna, beuglent ces mégères.
Non, bien sûr que non. Les déesses sont immortelles, la femme belle et majestueuse, vêtue de blanc, revient toujours. Et les connes sont congédiées par Athéna autant que par la Vierge.

La baronne au pinceau (Tamara de Lempika, 1941)
A suivre : Phédon