Pour en finir avec les jugements odieux - à propos de Toutes les époques sont dégueulasses, de Laure Murat (26/10/2025)

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Sur Mauvaise nouvelle (19 octobre 2025)

 

Et d’abord faire la différence entre le fait de « réécrire » une œuvre qui consiste à créer un nouveau texte à partir d’un texte ancien (ce qu’a fait Racine avec les Tragiques, par exemple, ou Joyce avec Ulysse) et celui de « récrire » telle ou telle œuvre sous prétexte que celle-ci ne correspond plus aux normes de l’époque. « Vraiment oui, de la conscience à un Turc ! ».

Surtout, bien se rendre compte que ce n’est pas en sucrant une expression datée, raciste, sexiste ou homophobe, qu’on lave un livre de l’intérieur. On pourra supprimer tous les mots « nègres » d’Autant en emporte le vent, on en édulcorera en rien le racisme intrinsèque de ce chef-d’œuvre – et qu’il faut considérer comme tel si justement on veut comprendre la mentalité sudiste et combattre le racisme. Ce n’est pas parce qu’on enlève un mot – une lettre – qu’on liquide l’esprit d’un texte. « C’est une demi-mesure, qui ne peut pas remplir le programme qu’elle [la récriture] s’est fixé. Car on ne s’attaque pas à l’inconscient collectif ou à l’esprit du temps par des interventions ponctuelles et cosmétiques. » Si la cancel culture est détestable, c’est qu’elle est d’abord le fait de littéralistes, c’est-à-dire de fondamentalistes illettrés et révisionnistes – et qui à force de vouloir annuler un texte annule le mal qu’ils voulaient par ailleurs dénoncer. C’est grâce à la misogynie de James Bond qu’on sait qu’on a pu être misogyne dans les années cinquante (et de manière bien moins « sexy » que lui !). La récriture est toujours une faillite critique. Il faut avoir accès à l’antisémitisme de Voltaire, l’obscénité de Sade, l’homophobie de Marguerite Duras ou Simone de Beauvoir, ne serait-ce que pour comprendre l’être humain et dépasser ses préjugés, vices ou déficits. Quant à l’argument fallacieux qui prétend qu’il y a eu des auteurs qui ont eux-mêmes procédé à des corrections de leurs œuvres (comme Roald Dahl ou Hergé), Laure Murat répond que ce que l’auteur a droit de faire, le nouvel éditeur ou les ayants-droits[1], ne l’ont pas. Et de défendre avec beaucoup d’honneur le travail de l’auteur. 

« Il faut être absolument ignorant et méprisant de ce que coûte une phrase à un écrivain, ignorant du temps, de l’effort, du soin qu’il met à chaque mot pour songer seulement à modifier l’intégrité d’un texte que l’auteur n’est plus là pour défendre ». 

Sensibiliser, oui, mais pas au nom de la « haine de la littérature » qui existe bel et bien aujourd’hui et notamment dans les cercles dit « progressistes. Là aussi, Laure Murat fait la distinction entre l’auteur du passé que l’on caviarde en toute impunité et celui du présent qui peut, s’il le souhaite, faire appel à un sensitivity reader pour améliorer son texte – et comme l’a fait Kev Lambert, jeune auteur québécois dont le roman Que notre joie demeure s’était vu propulsé sur la première liste des Goncourt en 2023, provoquant l’ire de Nicolas Mathieu (Prix Goncourt pour Nos enfants après eux, 2018). Même si nous penchons plutôt du côté du second, la littérature sage et vertueuse nous intéressant beaucoup moins que l’explosive, libre à chacun d’avoir ses « démineurs éditoriaux » ! Libre à chacun d’écrire correct ou pas, castré ou pas ! Quant aux œuvres du passé objectivement problématiques, et surtout pour la jeunesse (tel Tintin au Congo, l’album, paraît-il, préféré des enfants), reste la possibilité de la préface, qui explique sans censurer, introduit sans interdire… et qu’on est libre de lire ou pas !

Le comble est quand une œuvre considérée comme progressiste à son époque se voit taxée de réactionnaire des années plus tard – telle Ourika (1823) de Claire de Duras, un récit inspiré d’une histoire vraie qui mettait en scène une jeune fille noire adoptée par une aristocrate blanche, éduquée comme telle, et qui, appartenant à deux mondes, le dominé et le dominant, se retrouvait dans une impasse existentielle à la fois sociale, sexuelle et ethnique – quoique s’imposant comme une première et magnifique héroïne moderne, source d’émancipation à venir. Las ! On découvrit un jour que le père de l’autrice, un certain Armand de Kersaint, décapité sous la Terreur, avait des « possessions en Martinique » – autrement dit qu’Ourika était l’œuvre d’une fille d’esclavagiste et donc participant de facto à l’esclavagisme ! Bêtise insondable des communautaristes qui ramènent tout à l’origine et censurent ce qu’ils devraient honorer !

Censure – c’est pourtant le mot sur lequel Laure Murat achoppe, contestant que la « récriture » en soit une au sens propre, et contrairement à la vraie censure d’Etat qui triomphe dans les écoles depuis l’avènement de Trump, celle-ci s’en prenant à diverses publications LGBTQ et même à Toni Morrison. Ce à quoi on pourrait faire remarquer à Murat qu’une censure qui ne dit pas son nom, car universitaire, « sérieuse », « légitime », « progressiste », peut à longue échéance être plus pernicieuse qu’un coup de sang texan et que le pouvoir culturel des Tartuffes et des Femmes savantes vaut celui, anti-culturel, du Père Ubu. Pour notre part, nous voulons avoir accès autant à L’œil le plus bleu qu’au Nègre de Narcisse. Et il semble que Laure Murat aussi. La littérature avant tout.

 

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[1] À ce propos, Laure Murat fait l’erreur courante de croire que sous prétexte que la cancel culture fait aussi les affaires de « l’économie néo-libérale », elle serait un produit de celle-ci, ce qui est évidement faut :  l’argent n’ayant pas d’odeur, le néo-libéralisme ne fait que suivre la mode du temps, n’inventant rien en soi, ne profitant que que de ce qui se passe. Et trouvera autant d’intérêt à produire des œuvres racistes qu’antiracistes puis anti-antiracistes. Le capitalisme se fout de ce sur quoi il investit du moment qu’il encaisse : lundi, avec une série woke Netflix et mardi, avec Emmanuelle (sur Netflix !).

08:51 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : laure murat, wokisme, sensitivity readers, cancel culture | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer