Le Verbe fait Juif - à propos de Ceci est mon sang d'Olivier Véron (Les Provinciales, 2025) (27/10/2025)

Sur Tribune juive le 21 octobre 2024

 

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Ceci est mon sang, d’Olivier Véron. Couverture et ornements: Encres de Chine de Gérard Breuil. Éditions Les Provinciales. Collection « La France juive ». 2025




Culotté d’appeler une collection « La France juive » ! D’aucuns pourraient y voir le retour des « heures sombres », Drumont, Pétain, Bagatelles ! Alors que pour Olivier Véron, le Lancelot de l’édition française, ici auteur, il s’agit plutôt de réhabiliter le fond juif de notre culture : publier des textes qui rappelleraient combien notre pays doit au judaïsme, comment le christianisme s’inscrit naturellement dans celui-ci, comment Jésus était juif et que c’est bien du sang juif qui se trouve sur l’autel – car non, Sophie Bessis, le judéo-christianisme n’est pas une « imposture » mais bien la vérité civilisationnelle, existentielle et spirituelle la plus élémentaire de notre monde.

Alors bien entendu, cela n’efface pas les siècles d’antisémitisme chrétien – la « frérocité » judéo-chrétienne a été une réalité – mais comme ceux-ci n’effacent pas le lien profond, la continuité, sinon l’attachement réciproque, certes problématique mais tout autant opératoire, qui existe entre les deux confessions. Et il suffit de se rappeler Vatican II, Léon Bloy, Paul Claudel et avant eux Saint Paul pour savoir que ce nœud entre nous est transnational, pour ne pas dire transsubstantiationnel.

Par ailleurs, il ne faut pas en faire trop. Comme le grand-père d’Emmanuel Levinas aimait à dire à propos de l’affaire Dreyfus : « Un pays qui se déchire, qui se divise pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller »[1]. Alors oui, heureux comme un juif en France – du moins jusqu’à ces derniers temps. Puisque l’antisémitisme s’appelle aujourd’hui antisionisme qui lui-même s’appelle « palestinisme », ce nouveau nazisme dont Olivier Véron rappelle qu’il est l'originel[2].

Donc, réhabiliter le sang juif du Christ. Retrouver la circoncision dans l’eucharistie, la mitsva dans la messe, la Shekhina dans la miséricorde, la Loi dans l’Amour.  Remettre à l’honneur « le Verbe fait juif » [3] – tel est l’enjeu de ce petit livre touffu et mal foutu, pas facile à lire mais fulgurant, audacieux, courageux, essentiel pour qui veut connaître les racines de notre bien commun, et qui risque de faire hurler autant les islamogauchistes que les « chrétiens » celtiques à la sauce Odin de la Nouvelle Droite ou les cathos tradi qui en sont restés à cette notion immonde du « peuple déicide ». Et sans doute aussi certains juifs orthodoxes qui maugréeront à l’idée que le judaïsme dépasse leur tribu.  

Hélas pour tout ce sale monde, c’est Joseph Ratzinger qui écrit que « Dieu s’engage dans une parenté de sang » et que si celle-ci commence avec le peuple élu, elle s’accomplit bel et bien dans la Cène, « sang de l’Alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous [les Juifs] et pour la multitude [le reste de l’humanité] »[4].

En cette affaire lymphatique, génétique et générique se rejoignent. Impossible de ne pas être juif quand on est chrétien ! Même la Vierge a été « totalement juive, totalement enfant d’Israël, de l’ancienne Alliance », dit encore Ratzinger dans La fille de Sion. Quant à Paul Claudel, il n’hésite pas à écrire que « c’est Israël qui a accordé à Dieu l’incarnation » [5]. Israël qui, de toute façon, fait partie intégrante du Catéchisme de l’Église Catholique depuis 1992. Ne pas le reconnaître serait retomber dans le marcionisme (CEC 123) sinon le traditionalisme identitaire – camp des vaincus s’il en est.

Car il apparaît hélas, et ici le livre devient explosif, que, comme le disait Pierre Boutang (et d’ailleurs René Girard), le christianisme n’a jamais réellement commencé. Nous en sommes toujours au seuil. Tant que nous n’aimerons pas le prochain, c’est-à-dire l’étranger (Lévitique XIX, 18-34), comme nous-mêmes, le Christ ne sera pas décloué. « Aime le prochain comme toi-même – c’est toute la Loi et les prophètes ! », clame Véron. En sommes-nous capables ? Rien n’est moins sûr. Voilà pourquoi Boutang pouvait parler d’un « échec final de la chrétienté en Europe et de sa mission sur les autres continents », la croix ayant finalement été vaine, ce qui du coup « restituait nécessairement aux Juifs leur charge originelle » – celle de nous respiritualiser, sinon de nous protéger, un peu comme les chevaliers d’antan.

Et de se référer à cet étonnant éloge juif de la chevalerie française qu’évoque Michael Bar-Zvi dans La Pensée anthume (Les Provinciales, 2019) – tout l’effort d’Olivier Véron auteur et éditeur étant précisément de réconcilier corpus européen et juif. Péguy et Albert Cohen. Dante et Maïmonide. Goethe et Moses Mendelssohn. Et Boutang et Steiner, bien sûr, dont on connait le merveilleux dialogue sur Antigone, visible sur le site de l’INA (et YouTube !) – l’Alliance relevant aussi de cette « camaraderie » convignonne chère au maurrassien, relecture rabelaisienne du Cantique des Cantiques, « rhumerie itinérante », auberge volante à la Chesterton. « Tout est d’origine chrétienne sauf le christianisme qui est d’origine païenne », écrivait ce dernier – à quoi on pourrait rajouter : « et d’essence juive ». 

Bref, le judéo, c’est la chance du chrétien – et même si Israël apparaît comme « la nation aujourd’hui la plus détestée de l’univers ».  Tant pis ou tant mieux, comme dirait Amélie Nothomb, l’important est dans cette immixtion, intégration, transmission filiation des deux cultures – véritable physiologie théologique et qui est le contraire d’une réaction consanguine. Au diable le catholicisme identitaire idolâtre d’aujourd’hui, si souvent illibéral, eurasien (« Poutine, rempart de nos valeurs », tu parles !), obtus, mortifère et inculte – beige comme le salon abject du même nom. Entre les intégristes de droite et les désintégrés de gauche, la porte est étroite mais possible – péguyste ! Alors, contre « les forces d’Auschwitz » [6] anciennes ou nouvelles et pour le « Christ hébreux » (Claude Tresmontant), proclamons-le sans peur et sans reproche : « Juif, chrétien, français » ! Tel est notre destin, salut, paraclet. Et n’oublions jamais : « le roi nous répondra le jour où nous l’appellerons » [7] – vraiment.

© Pierre Cormary


Notes

[1] Cité par Michel Winock dans La France et les Juifs de 1789 à nos jours (Paris, Le Seuil, 2004, p. 379).

[2] Croissant fertile et croix gammée. Le IIIème Reich, les Arabes et la Palestine, Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann (Verdier, 2009).

[3] Expression à laquelle Fabrice Hadjadj avait songé pour intituler un de ses livres.

[4] « La parole de la coupe dans Matthieu et Marc est tirée immédiatement du récit de la conclusion de l’Alliance au Sinaï », écrit encore Ratzinger dans L’unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions (Parole et silence, 2005).

[5] Une voix sur Israël (1948).

[6] Expression saisissante d’Emil Fackenheim, La Présence de Dieu dans l’Histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz (Verdier, 1980, page 130.)

[7] Psaume XX-10.

09:09 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : olivier veron, les provinciales, judaïsme, christianisme, théologie, palestinisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer