René Girard en deux mots ou à peine plus (07/11/2015)

Rubens, Caïn tuant Abel.jpgLes deux soeurs, Chassériau.jpg

 

La pensée de René Girard en deux mots ?

1 - Le désir est mimétique.

2 - La violence est sacrificielle. Depuis le christianisme, elle est devenue scandaleuse. Du moins, elle essaie.

(Sinon, le christianisme est une science !)

 

Là-dessus, il faut étayer. Et pour ce faire, relire Les origines de la culture - ce grand livre d'entretiens qui dit tout ou presque sur cette pensée qui relève à la fois de l'histoire, de l'anthropologie, de la théologie, de philosophie, et, au grand dam des clercs des travaux publics, de la littérature. La littérature comme explication théologique du monde, mais quelle horreur, ma bonne dame ! Déjà que toute analyse holiste du monde est suspecte, alors une qui use de Cervantès, Shakespeare, Stendhal, Dostoïevski, Proust pour appréhender les choses, pensez l'anti-méthode, la confusion, le délire ! Et je ne parle pas de sa conversion au christianisme dont ce monsieur a fait son épistémé ! Non, non, tout cela n'est vraiment pas sérieux. 

Mais reprenons.

Le désir mimétique, c'est le désir que nous avons d'imiter l'autre. Contrairement à ce que l'on pourrait penser d'emblée, et même si cela pique un peu, nos désirs sont moins individuels que sociaux - et peut-être n'y a-t-il jamais eu aucun désir individuel. Une femme qui veut une robe veut ce que toutes les femmes veulent : prouver sa féminité en ayant la plus belle robe pour prouver qu'elle est la plus belle femme ; un homme qui veut une voiture veut ce que tous les hommes veulent, c'est-à-dire une bite flamboyante et la plus belle bite flamboyante du monde, la bite Ferrari. Ce mimétisme, symbolique ou réel, conduit immanquablement à la rivalité, donc à la guerre, mais, et c'est là que tout se joue, il peut aussi être facteur de paix. La culture ne sera rien d'autre que la conscience de cette rivalité archaïque qui est autant violence originelle (Caïn et Abel) que modèle originel (imitation de Jésus-Christ).  La culture, c'est ce qui va faire de l'autre, ce rival, un modèle. Le rival se combattait. Le modèle se transmet. Le rival réveillait en nous le démon. Le modèle nous éveille au monde. Le rival était miroir de nos pulsions. Le modèle, exemple de nos idéaux. La culture comme transmission de cette conscience, désormais sublimée, de la violence. La culture comme savoir du sang et sublimation de celui-ci. La culture comme paternité et patrimoine.

Principe génétique de la culture humaine, le mimétisme apparaît donc comme un nouveau paradigme anthropologique. On pourra alors considérer René Girard, selon le beau mot de Michel Serres, comme le "le Darwin des sciences humaines".

 

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Maintenant, la violence.

Contre la violence sociale ou profane, les cultures humaines ont toujours opposé la violence religieuse ou sacrée. Peu importe qu'un individu soit innocent ou coupable, le sacrifice de celui-ci en place publique servait à conjurer les pulsions de mort de la tribu. Le bouc-émissaire avait (et a toujours) un rôle social. Une fois qu'il est exécuté, tout rentre dans l'ordre. Une fois que la foule a joui, elle est apaisée, a l'impression que justice a été faite et rentre chez elle, tranquille. [Soit dit entre crochets, la peine de mort, ce n'est pas pour punir le coupable, c'est pour tenir la foule (Note au benêt : quand je dis "foule", je dis "nations", "peuples", "tribus", "clans", "sociétés humaines", "humanité")].

Le christianisme a voulu libérer l'humanité de cette manie de sacrifier les autres. Le christianisme a tenté de montrer à l'humanité que le sacrifice d'autrui était quelque chose de dégueulasse. Le christianisme n'a réussi qu'à scandaliser l'humanité. L'humanité a crucifié le christianisme. Mais le christianisme est resté dans les esprits. Le christianisme, plus que Nietzsche, Marx et Freud, a mis le soupçon dans les esprits. Et si le sacrifice humain était inhumain ? s'est demandé le trop humain. Certes, on a continué à s'entretuer, mais à chaque fois en le regrettant un peu plus. L'histoire du monde est devenue une suite de sacrifices (les guerres) et de sacrifices de sacrifices (l'église). Le social versait le sang pour souffler. Le clérical versera le sang de celui qui en versait pour lui faire comprendre qu'il ne faut plus le faire - ce qui est encore tomber dans le mimétisme. Et c'est un fait qu'à quelques exceptions près, l'église mimera le social. En ses conditions, le christianisme ne progressera guère. Et le Christ restera sur sa croix.

Pour autant, son esprit se baladera et remportera quelques beaux succès individuels sinon collectifs.

Entre temps, René Girard se sera converti. A la fois pour des raisons personnelles mais aussi et surtout pour des raisons épistémologiques. La conversion au catholicisme romain comme présupposé scientifique, oui madame. La conversion comme critique explicite du sujet qui se croit toujours libre et qui ne l'est pas, oui, monsieur. La conversion comme exemple biographique du mimétisme du désir, oui les gens. Pour Girard, c'est la science qui conduit à la religion, comme c'est le christianisme qui devrait, un jour, nous sortir de la violence.

En attendant, le christianisme est la science humaine la plus féconde. Le christianisme, "théorie de l'homme avant d'être une théorie de Dieu", comme le disait Simone Weil, est ce qui permet de comprendre les origines violentes de la culture. Car même si l'Histoire continue d'être tragique, le christianisme est ce qui nous a fait rompre avec les mécanismes sacrificiels archaïques. Le christianisme est ce qui nous a fait prendre nos distances avec la sélection naturelle. Le christianisme est ce qui, malgré tout, nous aura rendus plus humains, nous aura rendus presque humains.

Aujourd'hui, écrivent Pierpaolo Antonello et Joao Cesar de Castro Rocha (qui ne sont, c'est sûr, ni Pascale Clark ni Caroline Fourest),

"tout l'horizon idéologique de la culture contemporaine est en effet bâti autour de la centralité de la victime : victimes de l'Holocauste, victimes du capitalisme, victimes des injustices sociales, des guerres, des persécutions, du désastre écologique, des discriminations raciales, sexuelles, religieuses... Or, c'est le christianisme qui a placé la victime innocente au coeur de nos discours."

Voilà. Quelque chose, quand même, a changé.

C'est le christianisme qui, s'il n'a pas aboli la violence, si son Eglise s'en est elle-même rendue coupable, si même ses saints ont parfois failli, a fait de la violence un scandale - et contre le sacrifice de l'autre, a promu le sacrifice de soi.

"Je ne suis pas venu abolir la souffrance, mais l'emplir de ma présence", disait le Christ de Claudel.

Adieu, René Girard, vous nous manquerez.

Ou plutôt :

Adieu René Girard, nous n'avons pas encore amorti tout ce que vous nous avez apporté.

 

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René Girard (25 décembre 1923 - 4 novembre 2015.)

 

Lien : René Girard défendant La Passion du Christ, de Mel Gibson, ce film qui m'a fait autant que lui.

 

(17/09/2009)

 

08:05 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : rené girard, les origines de la culture, désir mimétique, mimétisme, violence sacrificielle, violence et sacré, scandale, christianisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook | |  Imprimer