Stanley Kubrick - La terreur et le désir V (16/11/2011)
Mais revenons à nos impuissants. Revenons à George Peatty, le gangster minable de L’ultime razzia (1956), complètement dominé par sa virago de femme fatale interprétée par Mary Windsor qui lui reproche un moment de « ne même pas être un mari ». Passons sur les émouvants poilus des Sentiers de la gloire (1957) en train de sangloter devant une chanteuse allemande (Christian Suzanne Harlan, nièce du cinéaste nazi Veit Harlan, auteur du tristement célèbre Juif Süss, et qui ne sera autre que la seconde madame Kubrick). En attendant Spartacus (1960), gladiateur puceau qui commence par expliquer à Jean Simmons « qu’il ne l’a jamais fait ». A vrai dire, le coït, il faut s’y forcer comme Humbert Humbert (James Mason) avec Charlotte (Shelley Winters) dans Lolita (1962) et qui visiblement ne peut accomplir son devoir conjugal qu’en pensant à autre chose et notamment à sa jeune belle-fille (dont le portrait sur la table de nuit lui permet peut-être d’aller jusqu’au bout, on ne saura jamais), à moins que l’on ne passe par des bizarreries sadomasochistes comme c’est le cas dans ce même film avec Clare Quilty (Peter Sellers) et sa dominatrice muette qui le suit comme son ombre. Que dire du général Ripper (Sterling Hayden) de Docteur Folamour (1964), mâle viriloïde très soucieux de « préserver » sa semence et qui pour cela se vante d’en « priver les femmes », celles-ci qui, dès lors, affirme-t-il sans rire, « sentent sa puissance » ? De toutes façons, la bite, c’est la bombe sur laquelle s’envoie s’éclater le major « King » Kong en agitant son chapeau de texan comme s’il était au rodéo. Tant pis pour les hommes et les femmes de 2001 : l’odyssée de l’espace (1968) aussi anonymes qu’abstinents, et qui ont visiblement laissé la tâche sexuelle aux navettes spatiales, aux aéroports lunaires, aux alunissages et peut-être même aux extra-terrestres – le fœtus final de Bowman apparaissant comme le résultat d’une combinaison extra-terrestre sinon d’une opération du Saint Esprit. Alex lui-même, le héros d’Orange mécanique (1971), n’est pas si fortiche qu’on le croit généralement puisque, comme le remarque malicieusement Chion, sa libido a besoin d’un tas de valeurs ajoutées pour s’épanouir franchement (au choix : viol, triolisme, masturbation en écoutant du Beethoven, amour sur scène au milieu de spectateurs qui l’applaudissent - mais qu'il se retrouve seul avec une femme virile, comme la femme aux chats, et le voilà beaucoup moins priapique que prévu, malgré son masque phallique et la grosse bite en ivoire avec laquelle il tue pour en finir cette dernière). L’on comprendra alors son cri d’angoisse lorsque voulant le dégoûter à jamais du sexe et de la violence, on lui désérotise sa chère Neuvième Symphonie – tout le traitement Ludovico relevant évidemment d’une entreprise d’émasculation. A priori, Redmond Barry de Barry Lyndon (1975) s’en sort mieux, sa carrière mondaine étant assurée autant par ses prouesses de duelliste que d’amant (l’inoubliable scène de séduction dans le salon de jeu, puis sur la terrasse entre Lady Lyndon et lui), mais sans doute parce que lui a renoncé, comme l’Alberich du Ring de Wagner, à l’amour. Redmond baise sans amour. Il a écrasé la rose. Ce qui est d’autant plus dramatique qu’il fut un jour tout aussi sentimental, donc timide et impuissant, qu’un autre – comme lors de la scène avec sa libidineuse cousine, au début du film, et dans laquelle il se refuse à retrouver le ruban que celle-ci a caché dans son corset, la sèche coquine ! A la fin de sa carrière, il sera amputé, c’est-à-dire symboliquement castré, et ne devra plus compter que sur sa seule mère (Mary Kean) – un des personnages les plus intéressants du cinéma de Kubrick, à la fois bienveillante, avisée, mais ne voyant pas qu’en servant exclusivement les intérêts de son fils, elle finit par le monter contre le monde, un monde qui finira par le lui faire payer. La famille ne semble pas à la fête dans le cinéma de Kubrick. Envahissante dès Le baiser du tueur, elle revient faire chier le héros de film en film – et même à des dizaines de milliers de kilomètres de la terre, il faut encore se farcir le « joyeux anniversaire » de ses parents par vidéo interstellaire comme dans 2001. Est-ce une raison de la massacrer à coups de hache ? C’est la grande idée de Jack Torrance dans Shining (1980) dont l’impuissance créatrice va de pair avec l’hallucination horrifique puisque la belle femme nue qu’il croit embrasser dans la chambre interdite se transforme en hideuse vieillarde – les voies du blocage sexuel étant décidément impénétrables. Ne lui reste alors plus que la hache phallique pour tenter d’en finir avec son femme et son fils – la castration aboutissant toujours par l’envie de meurtre. L’arme associée au pénis, c’est le fil rouge de « l’enseignement » du sergent Hartman dans Full Metal Jacket qui désexualise tant qu’il peut ses hommes tout en sexualisant « à mort » leur instinct de tueur - l’ironie de la situation étant qu’ils se feront décimer par la seule femme du film, une presqu’enfant plus « virile » qu’eux.
Chez Kubrick, l’ennemi n’est jamais celui que l’on attend. L’ennemi est toujours un David qui fait de vous un Goliath, une Dalila qui vous transforme en Samson, un double réversible que vous n’attendiez pas – et au pire, un méchant hasard qui vous donne l’impression d’être maudit. C’est une femme qui dame provisoirement son pion à l’homme, sinon en fait un – de pion (Fear and desire, Lolita, Full metal Jacket), alors qu’elle aimerait tant qu’il soit à la hauteur (Eyes wide shut), c’est un petit chien qui crée la catastrophe en renversant la valise pleine de billets de banques (Ultime razzia), c’est un dysfonctionnement mental, technique et administratif qui met en branle la fin du monde (Docteur Folamour), c’est un ordinateur qui n’obéit plus (2001), c'est un ancien voyou devenu inoffensif qui retombe sur ses anciennes victimes qui vont lui faire payer ce qu'il leur a fit enduré naguère et comme si le sort se jouait cruellement de lui (Orange mécanique), c’est le beau-fils revenu demander réparation et que l’on veut épargner alors que lui ne nous épargnera pas (qui parmi nous, dans Barry Lyndon, n'a pas trouvé injuste de voir Bullingdon tirer sur son beau-père alors que celui-ci venait de l'épargner en tirant un coup dans le vide ?), c’est un gamin plus malin que son père qui le perd dans un labyrinthe en créant de fausses traces (Shining), c’est une gamine, donc, plus efficace qu’une troupe de marines surentraînés et qui les décime (Full metal jacket), c’est enfin une épouse qui rappelle à son époux qu’au lieu d’aller se perdre dans des endroits pas pour lui, il faut se remettre à « baiser » (Eyes wide shut).
10:05 Écrit par Pierre CORMARY | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : stanley kubrick, michel chion, humain ni plus ni moins, ultime razzia, mary windsor, lolita, docteur folamour, mary kean, barry lyndon | | del.icio.us | | Digg | Facebook | | Imprimer