Orange filiale
Baiser et guérir. Baiser pour guérir. « Oh oui, j’étais guéri pour de bon ! », comme le confie joyeusement Alex au spectateur en s’ébattant tout nu avec une femme devant des spectateurs en costumes à la toute fin d’Orange mécanique – inoubliable dernier plan d’un film qui ne nous a pas quitté une journée depuis que nous l’avons vu.
D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils ont tous, les Kaganski, les Bonnaud, même les deux Michel, Ciment et Chion, à snober Orange mécanique ? « Le seul film de Kubrick qui ne tienne plus la route » lit-on un peu partout, « vieilli », « daté », « ringard », « dépassé par Nolan, Fincher et même par Oliver Stone », « qui n’en finit pas de décevoir ». Pauvres pommes, vraiment…. Se donnent-ils bonne conscience de l’avoir trop aimé adolescents ce film comme on n’en fait pas deux par siècle ? Se croient-ils matures en le dénigrant ? Ont-ils un peu honte d’avoir participé à un culte et donc à une doxa ? On a l’impression qu’ils se gâchent leur plaisir originel parce qu’ils ont peur de ne plus être les seuls à l’avoir eu. Comme s’il fallait paraître dépucelé – adulte ! Mon Dieu, adulte ! Orange mécanique, ce n’est plus de leur âge, et surtout il y trop de gens de cet âge qu’ils n’ont plus, qui l’aiment autant qu’eux à l’époque ! Et pourtant c’est grâce à lui qu’on découvre Kubrick. Un peu comme c’est grâce à Sade qu’on découvre le XVIII ème siècle. Non, le film qui a le plus la côte, aujourd’hui, chez les kubrickiens, c’est Barry Lyndon. Ils se croient malin de vénérer Barry Lyndon par rapport à Orange mécanique parce que ça fait plus sérieux. Un peu comme des ados qui ne veulent plus passer pour des ados et qui disent que la phénoménologie, c’est quand même mieux que la pornographie. Si j’étais soucieux de mondanité cinéphilique, de réputation underground, je dirais que Barry Lyndon est un film mortifère, vide et ennuyeux – histoire de faire le dandy. Mais je suis un gueux et je ne leur ferai pas ce déplaisir. Barry Lyndon est tout simplement le plus grand film historique de tous les temps (avec le Ludwig de Visconti, peut-être…) Le plus parfait, aussi, tellement bien rythmé, tellement bien cadré, qu’on peut le prendre à n’importe quel moment, et se laisser couler dans ce qui sont peut-être les plus belles situations optiques et sonores pures. Fermez les yeux, faites une recherche au hasard dans le DVD, ouvrez les yeux et laissez-vous aller à ce que vous voyez - le trio, les violoncelles, les duels, les travellings arrières et les marches militaires feront le reste. Un objet d’hypnose totale, sans ruptures aucune, contrairement à ce qui se passe dans tous les autres films de Kubrick. Un joyau visuel et dramatique quoiqu’extrêmement antipathique. Anti XVIII ème au possible. Je veux dire : anti Lumières, anti-progrès, anti-révolution, anti-humaniste. Ce que montre Barry Lyndon, c’est que tout passe, tout s’indifférencie, tout s’égalise, mais dans une égalité mortifère et amorale, comme le suggère le carton final :
« C’est sous le règne de George II que vécurent ces personnages et qu’ils se querellèrent. Bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux, maintenant. »
On croirait que l’humanité est morte. Cynique, Kubrick ? Plutôt sceptique. Mais d’un scepticisme teinté de compassion. Comme le dit Michel Chion, et même si ce n’est pas évident les premières fois qu'on découvre ses films, Stanley Kubrick est du côté des victimes, des blessés, des faibles – et surtout quand ces faibles se sont voulus forts comme dans le cas de ce pauvre Redmond Barry, brisé par la vie. Ou quand ces blessés ont beaucoup blessés eux-mêmes (Alex !). Au fond, on est toujours victime de soi-même (Redmond encore, Humbert Humbert dans Lolita, et dans une certaine mesure Torrance dans Shining). C’est que Kubrick ne croit pas tellement au libre arbitre, et donc à la morale. Tout est programmé, déprogrammé, reprogrammé chez lui. L’homme tente de faire ce qu’il peut - et s’il n’a pas de passion prédominante, il tente de s’en donner une et tombe alors dans tous les pièges que ces passions simulées vont susciter (Bill Harford dans Eyes Wide Shut qui « essaye » de se donner des fantasmes qu’il n’a pas, d’où ses déboires). Ou pire, il fait semblant d’écrire et il sombre dans la folie (Shining) ou il se croit marine et il se suicide (Baleine dans Full metal jacket). L’histoire des héros kubrickiens est toujours celle d’une dépossession progressive, qui va du capillaire (début de Full metal jacket) au lavage de cerveau (Orange mécanique), voire à la supression du cerveau (HAL, dans 2001, dont Bowman videra la mémoire…) Et c’est à ce moment où le héros est privé de sa force d’action, et qui a souvent été une action nocive, violente, abjecte, qu’il devient émouvant. Chez Kubrick, on ne se moque pas de ceux qui sont punis par la vie. On plaint le méchant. On l’accompagne éventuellement dans son agonie. Hal qui régresse jusqu’à chanter la première chanson qu’on lui a apprise. Alex qui ne peut plus se défendre et doit subir la violence à son tour – et qui rétroactivement nous apparaît pire que celle qu’il a infligée. Redmond qui se retrouve amputé, ruiné, banni, obligé de recommencer sa carrière de tricheur, mais « sans les succès d’autrefois ». Torrance qui meurt congelé dans son labyrinthe. Bill qui s’est aperçu au cours de son long périple new yorkais qu’il n’était pas le sujet désirant qu’il croyait être mais bien un objet désiré et qui plus est n’est pas à la hauteur de ce désir. Certains s’en sortent, comme le Joker de Full Metal Jacket, « heureux d’être en vie » (mais pour combien de temps ?), ou même Alex qui retrouve ses forces initiales qu’il va mettre au service de l’Etat, et Bill, enfin, récupéré in extremis par sa femme, on va y venir…
Mais c’était d’Orange dont je voulais vous parler. Orange mécanique, film de ma vie, vu à Toulon avec ma mère en 1985, et que mon père m’interdit de revoir jusqu’à 18 ans. Sacré papa ! En agissant ainsi, il en a fait mon film culte, chéri, que j’adore encore aujourd’hui comme au premier jour. Interdisez quelque chose à votre enfant de quine ans, il aura quinze ans toute sa vie ! Mon adolescence, ça a été d'attendre 18 ans pour revoir Orange mécanique ! Il n’y a que les interdits qui créent du symbolique, de l’éternel, du Sisyphe. A chaque fois que je revois Orange (vingt fois ? trente fois ?), c’est comme si je transgressais encore la Loi du Père. Il est vrai que son film préféré à lui, au Père, c’est Et au milieu coule une rivière de Robert Redford, un vrai bon film, d’ailleurs, que j’ai fini par apprécier et lui pardonner, avec son Brad Pitt, son apologie de la nature, du sport et de la pèche, ses épreuves de la vie, sa morale saine et virile, ses deux garçons comme on voudrait en avoir - bon, l'un tourne mal, c'est vrai, mais il avait une belle gueule de petit gars bien dans sa tête bien dans peau, rien à voir avec ce petit pervers abject d'Alex qu'écoute Beethoven à pleins tubes dans sa chambre à faire on ne sait quoi...
En fait, mon père n’a pas compris ce que j’aimais dans Orange. N’a pas vu la façon dont je m’y projetais. Alex, c’est moi bien sûr, moi craché, mais pas celui de la première partie comme il a dû le croire, non celui de la seconde et de la troisième parties. L’Alex martyr, émasculé, condamné à l’intériorisation abusive, bousculé en permanence par le monde. L’Alex que l’on a forcé à voir (à vivre) des choses qu’il ne voulait pas vivre (voir). L’Alex qui se met à roter devant les seins de la femme et qui se retient de vomir à ses pieds, alors qu’il rêve de la culbuter – va pour le romantisme doloriste ! L’Alex qui veut envoyer son poing dans la gueule de son rival et qui doit y renoncer s’il ne veut pas qu’une abominable crise d’angoisse le prenne. L’Alex qui se croyait Juliette et qui se retrouve Justine (85 était aussi l’année où je découvrais Sade avec ferveur). L’Alex qui ne peut avoir un orgasme que dans certaines conditions et qui se compliquent encore un peu plus chaque année. L’Alex dont on transforme le désir en dégoût, l’altérité en terreur et Beethoven en plage suicidaire. L’Alex dont on abolit le principe négatif et qui se retrouve anéanti. Quand je revois Orange mécanique, je pense curieusement au Verdict, la nouvelle de Kafka – ce père qui condamne son fils à la noyade et ce fils qui va exécuter cet ordre sur le champ. Obéir à la loi. Avoir la Loi programmée dans son corps. Pavlovisme pénal. Toute une vie de dépossession. Baiser, c’est pire que crever...
Comme nous l’aurons aimé ce merveilleux personnage, incarnation de tous nos désirs et de toutes nos terreurs. Comme nous aurons souffert avec lui, Mawie, moi, tant d'autres ! Je ne sais pas si un voyou véritable, une racaille de nos banlieues, pourrait se projeter en Alex. Trop dandy, le jeune DeLarge, trop subtil, esthète, et finalement victime de la violence de ses propres racailles. Non, ils préfèrent Scarface ou Mesrine, à ce qu’il paraît, les caïds du neuf trois. Des mecs vraiment mecs. Alex, c’est un rêve névrotique de bourgeois cultivé. C’est notre confident, notre prochain, notre sauveur d’une certaine façon. Je repense à cette scène, la plus insoutenable du film, quand il rentre chez ses parents et que ces derniers l’ont remplacé par une sorte de fils adoptif, ce « Joe » improbable et odieux (Clive Francis), le personnage le plus antipathique de toute l’histoire du cinéma, le fils idéal dont tous les parents rêvent, l’horrible double vertueux, et qui ne se gène pas pour dire à Alex que c’est à son tour à lui de souffrir, « lui qui a tant fait souffrir les autres ». Je connais des gens qui applaudiraient à cette parole. C’est à ce moment là qu’Orange mécanique devient peut-être un film dangereusement immoral – en nous donnant une version aussi débectante de la morale, et en suscitant toute une série de mauvaises pensées. Finalement, Alex était supérieur à son milieu, a-t-on envie de se dire, c’est pour cela qu’il a mal tourné. Quelle engeance que ces ploucs hideux qui écoutent la chanson bon marché : «I Want to Marry a Lighthouse Keeper » alors que leur fils écoute Beethoven et Rossini, lui, qui préfèrent le bon fils au mauvais fils, comme tous les mauvais parents. Au fond, les gens qu’Alex et sa bande maltraitent dans la première partie, ce sont nos ennemis intimes, nos barbares intérieurs, père et mère, belle-mère ou beau-père, frère ou sœur, cousins, maîtresse d’école, prof de math, rivaux, tous ces adversaires qui nous ont contrarié un jour dans notre vie, qui ont détruit ce qu’il y avait de bon en nous, tous ceux qui ont préféré la « vraie » vie à l’art, c’est-à-dire la guerre réelle à la guerre symbolique, tous ceux qui n’ont jamais été révoltés par l’existence même, tous ceux qui n’ont pas lu Sade et sont mille fois plus sadiques que nous qui l’avons lu, tous ceux qui ont brisé ou laisser briser l’enfant en eux. Orange mécanique, c’est le point de vue d’un enfant solitaire sur le monde, rien de plus – et comme le sera de manière encore plus patente Shining. Que voit un enfant dont les parents se disputent ? Mais des litres de sang, bien sûr, qui tombent d’un ascenseur, des cadavres d’enfants massacrés à la hache, un père qui veut symboliquement vous découper en rondelles et qui d’ailleurs, pas de sexisme, pourrait tout à fait être une mère. Le cinéma comme ce qui nous venge de la vraie vie, on appelle ça la catharsis, et notre ennemi intime, filial ou social, sexuel ou littéraire, c’est celui ou celle qui nous refuse cette catharsis. C’est le puritain qui nous refuse la purification. C’est le censeur qui interdit à Œdipe de lire Œdipe Roi.
Alors oui, je passe aux aveux, le chose que, paraît-il, je fais le mieux, critiques, égographies, tout se mélange en ce vingtième texte ringuien, et j’avoue qu’Orange mécanique a toujours été ma catharsis. Qu'aurais-je été sans elle ? C’est vrai qu’avec le temps on finit par accepter tout ce qui vient de ce film, y compris la méchante jouissance qui nous prend lorsque Alex défonce la gueule de la femme aux chats avec la bite en ivoire et que c’est presque si on regrette qu’il n’y ait pas de tâche de sang au bout de celle-ci quand il la relève. En vérité, le premier sang du film sera le sang d’Alex, tabassé par les policiers dans le commissariat. Mais cette chère Cat Lady ! Saluons la mémoire de Miriam Karlin, l’actrice qui l’incarna et qui vient de disparaître le trois juin dernier. En voilà une victime antipathique ! Car elle est horrible, cette diététicienne qui fait de la gymnastique au milieu de ses chats, et qui se révèle tout de suite vulgaire dans ses expressions (« merde » est son premier mot), snob dans sa manière de parler, sans doute misandre et frigide (vu les tableaux obscènes qui ornent son appartement), batailleuse en un sens (elle tient tête à Alex), mais si peu victime, si arrogante dans sa résistance au mal que son exécution nous fait plaisir.
Qui de nous n’a pas regardé au moins une fois au ralenti l’instant du meurtre de cette femme horrible et savouré image par image les différents plans qui la composent et qui ne sont autres que des détails des tableaux de Christiane Kubrick ? Une main d’homme tendue vers un sein, un autre sein d’une femme qui a l’air attachée, une main de femme qui se masturbe, une grande double bouche vaginale aux lèvres écarlates et aux dents agressives. Ce que nous nous serons investis dans cette fiction, sans doute la plus belle et la plus excitante que le cinéma n’ait jamais offert. Orange mécanique ou l’histoire du « ça » capable seulement de prendre sa jouissance dans la destruction des autres (première partie) que le « surmoi » éduque en rendant coupable (seconde partie) accouchant d’un « moi » névrotique incapable de survivre aux autres. Orange mécanique ou l'histoire de ma mère, mon père et moi - ou ma mère en moi, mon père en moi, le monde en moi. Orange mécanique ou le passage par la civilisation du péché originel à la castration. Orange mécanique où le conte sadien d’une Juliette qui deviendrait bien malgré elle une Justine (ah je l’ai déjà dit, flûte !). Orange mécanique ou les aventures d’un mauvais sauvage dont une méchante société ferait son bouc émissaire avant d’en faire son agent efficace. Orange mécanique ou la défaite des cultures, la haute (Alex écoute Beethoven) comme la progressiste (abolir la délinquance par la science), chacune rivalisant de cruauté. On n’en finirait pas d’épuiser la richesse acide et sarcastique de ce film qui changea notre vie, éveilla notre conscience, nous apprit à sentir et à penser, et constitua une sorte de monogramme de notre sort. Orange mécanique, notre pierre philosophale. Je ne serai jamais complètement guéri. A moins qu'Astrid...
(Un bon site sur Orange mécanique...)
Commentaires
Vous avez certainement lu l'article de l'ami Pierre Assouline mais au cas où : http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/11/28/quand-burgess-etait-completement-bezoomy/