L' été. Le temps de la disponibilité absolue. Le temps des grandes vacances. Même quand on travaille, quelque chose s'apaise en nous. Sans doute sommes-nous agis par la nostalgie de l'âge scolaire - qui aura quand même duré vingt ans et qui nous aura donné le rythme estival pour le restant de nos jours. Ce mélange de paresse permise et de grande forme. Tout le monde s'en plaint, mais j'aime cette chaleur tout à la fois accablante et régénérante. On ne déprime pas à trente degré, on sue. Délice des douches tièdes (bien plus rafraîchissantes que les froides, contrairement à ce qu'on imagine) et des courants d'air. On se fait poisson ou oiseau en juillet-août. Et pour ceux qui ne le sont pas pendant l'année, lion.
Pour vous, je ne sais pas, mais pour moi - pour moi, c'est-à-dire objectivement - c'est le temps de relire les livres qui nous ont rendu heureux, tel cet Art du bonheur, essai roboratif du grand John Cowper Powys publié à l'Age d'Homme, que j'avais déjà péplauté en son temps. Replongeons-y. Le ciel bleu stimule. Les orages excitent. Les pluies lavent. La terre parisienne brille. Les éléments sont avec nous. L'été, le temps païen par excellence.
Le fond du problème, comme d'habitude, ce n'est pas le monde, c'est le cosmos. "L'âme qui est en nous est microcosme et non pas micropole. Elle est née pour un bonheur qui provient d'une vie cosmique et non pas d'une vie politique ou économique." Tant pis pour ceux qui meurent pour leurs idées ou leurs vertus, ou les deux, non seulement ils se gâchent mais en plus ils se trompent. Le bonheur n'est ni moral ni social, ni idéal ni collectif. Même la dévotion à autrui est une erreur. "Une existence dévouée à autrui ne suffit pas. La vertu ne suffit pas. L'âme de l'homme se nourrit aux mamelles de l'universel." Il ne s'agit pas bien sûr de vivre en autarcie mais la charité bien ordonnée commence par soi-même, le moi n'étant pas si haïssable que ça, et c'est en trouvant ce qui nous rend heureux qu'on pourra rendre heureux les autres - et j'allais ajouter, c'est en se rendant malheureux qu'on rend malheureux les autres....
Pour toucher l'universel, inutile de faire le tour du monde, il faut plonger radicalement en soi et retrouver le mystère fondamental de la vie et de la mort, il faut restaurer ses "droits de naissance de fils du cosmos", extirper de nous ce qui nous rend partie du tout. Le sublime, c'est l'intime.
Evidemment, tout cela n'est pas facile. Avec la pression sadomasochiste qu'exerce la vie sur nous, les soucis usants, la routine qui nous défibre, l'inquiétude existentielle qui nous ronge, l'amertume qui nous menace à chaque instant, sans compter la franche douleur et les vrais malheurs, maladies, deuils, accidents, et comme dit Hamlet, "les lenteurs de la loi" et "l'insolence de l'administration" - "the law's delay, the insolence of office", on est en droit de se demander si tout discours sur le bonheur n'est pas au mieux naïf et illusoire, au pire hypocrite et manipulateur, dans tous les cas, inutile et incertain.
Alors, il faut piéger la vie. L'art du bonheur, ce sont différentes techniques mises au point par Powys destinées à fortifier son moi et à affaiblir les prises du destin. Faire souffrir la vie pour notre plus grand bien.
La première est celle qu'il appelle l'acte ichtyen (de ichtos qui signifie "poisson" et "sauveur" en grec) , et qui n'est rien moins que "le brusque rassemblement de tous les maux qui accablent votre vie - pour en faire un seul et unique élément qui vous envelopperait complètement - suivi d'un bond sauvage hors de votre identité la plus intime. Un bond qui vous emporte, ne serait-ce qu'une seconde, dans l'air libre." Plus loin, il comparera ce bond dans l'air au saut du poisson hors de l'eau qui risque sa vie en même temps qu'il l'intensifie à son maximum. "S'ichtyer", c'est donc s'éjecter symboliquement dans la mort pour raffermir et accélérer sa vie. Cela rappelle aussi "l'acte érotique à son apogée (...) N'y retrouve-t-on pas ce même abandon total à une super-sensation, cette même "semi-"création, cette même "semi-" découverte d'un point focal cosmique ?"
Acte scorpionnesque s'il en est, l'acte ichtyen est l'acte par lequel vous retrouvez le chaos originel de la vie et de la mort, pénétrez le coeur des choses, transpercez la grande douleur du monde, et du coup anéantissez la vôtre dans la sienne. On pense naturellement au Christ - le sauveur, l'ichtyen par excellence, on peut aussi penser à Dionysos, soit le dieu qui fait exploser sa vie particulière dans la vie en général. Chrétien et païen, le beurre et l'argent du beurre. Plus le cul de la crémière et les deux cousines. Etre heureux, c'est se tenir à la mesure de sa démesure.
Si vous n'avez pas la force de vous ichtyer, tant il est vrai que cet acte demande une surabondance d'énergie et une volonté puissante, alors vous pouvez toujours vous "décarner" selon l'autre "procédure spirituelle" de Powys. Plus apollinien, plus calme, plus contemplatif, l'acte de décarnation consiste en effet à séparer notre esprit de notre chair et à faire de la douleur du monde et de la nôtre un spectacle qui ne nous concerne en rien. Voilà bien un truc pour moi...
"Cet acte de décarnation peut être d'une valeur inestimable si vous vous trouvez confronté à quelqu'un qui vous pousse à bout et que vous êtes tenté de lui cracher votre amour-propre en pleine figure (...) Laissez-vous flotter dans l'air... Dégagez-vous de ce tiraillement. Imaginez, l'un et l'autre, que vous êtes une tierce personne assistant à la confrontation. Vous vous trouverez de la sorte dans une situation qui vous permettra d'expérimenter une libération extraordinaire de l'esprit et d'adopter une attitude d'une indulgence surprenante aussi bien à l'égard du pénible intrus qui vient troubler votre paix qu'à l'égard de votre organisme fiévreusement agité et aux inclinations égoïstes. Vous planez au-dessus des deux adversaires et les observez des airs. Votre âme demeure le centre de votre prise de conscience, mais elle n'est plus le centre de votre identité animale et irascible."
Se décarner est une façon de dépasser la situation en se regardant vivre le problème au lieu de le vivre. Une sorte d'ubiquité mentale où vous devenez votre ange. Si loin si proche. L'acte de désindividualisation par excellence. Et une autre façon de faire la nique à l'existence.
"Il faut être d'une rare solidité pour parvenir à la fin d'une de nos journées humaines sans que quelque misère diabolique vienne menacer votre paix." Vous souffrez ? Alors, deux solutions :
Ichtyez-vous ! Foncez à l'intérieur des choses ! Transpercez l'abîme en y plongeant à corps perdu ! Comprenez que la vie n'est que souffrance et étreignez-là ! Amalguez votre douleur à la grande douleur du monde ! Lacérez-vous avec Dionysos !
Vous n'en avez pas la force ? Alors, décarnez-vous ! Envolez-vous au-dessus des choses, des êtres et surtout de vous ! Soyez aérien, distant, lointain de ce qui vous fait mal ! Prenez votre souffrance de haut ! Soyez comme Apollon qui regarde Marsyas écorché vif ! Soyez le badaud de votre misère !
Dans les deux cas, n'oubliez jamais que la souffrance n'est toujours que le combat primitif de la matière avec elle-même, la guerre des éléments entre eux. "Concentrez-vous sur les éléments chimiques de votre cul-de-sac, sur l'air, l'eau, la terre, le feu, présents sous une forme ou une autre." La vie vous brûle, prenez conscience du soleil, les autres vous gonflent, pensez aux vents, on vous enterre, creusez la terre, vous vous noyez dans le flot des soucis, nagez !
Le bonheur, c'est la connaissance de la matière. "Si dans votre fragilité et dans votre mélancolie vous continuez à voir ces panneaux grisâtres, ces eaux souillées, ces vitres sales, ces cheminées sinistres, ce ciment brutalement froid, vous ne percevrez plus en eux que l'éternelle durée de la terre, que l'éternel vide de l'air, que l'éternel flux et reflux de la marée, que l'éternelle ardeur du soleil et vous serez envahi par l'immense et obscure tragédie de la vie humaine face à ces réalités, face à toutes les réalités, face à elle-même depuis les balbutiements de son histoire.
Vous sentirez alors que votre propre vie s'inscrit dans l'interminable procession des vies qui l'ont précédée, que votre mort s'inscrit dans l'interminable procession des morts qui l'ont précédée, et graduellement, cette double prise de conscience se fondra en une seule, que vous n'aviez jamais perçue."
Et dès lors, vous prendrez conscience du "PLAISIR QU'IL Y A DANS LA VIE ET DANS LA MORT."
Que la conscience parle ! (chapitre deux) : Etre heureux, c'est donc savoir bien exploiter sa conscience, soit pour pénétrer le coeur des choses, soit pour s'en retirer - dans les deux cas, pour confondre la souffrance (la vie). S'ichtyer ou se décarner selon ses possibilités et son tempérament... Tout plutôt que l'acédie, cette forme de malveillance dirigée contre soi et qui nous fait, en plus, trahir l'univers.
Car, pour Powys, comme pour Chesterton, être malheureux, c'est insulter le cosmos et faire fi de Dieu, ou dans le cas de notre auteur, des éléments...
"Il existe un lien étrange entre nous et la vie de la planète qui nous a donné la vie et, en nous abandonnant, au fil des heures et des jours à la misère de l'absurdité, nous trahissons nos vieux partenaires de ce drame mystérieux. Nous avilissons l'esprit complice des pierres et des arbres. Nous devenons fardeau pour le vent, écran pour le soleil ; nous perturbons l'air et accentuons les gémissements de la mer."
N'oublions jamais que ce que les malheureux veulent, s'ils sont de bonne foi, c'est être heureux. Alors, rien que pour eux, il faut l'être. C'est pour cela qu'il faut se forcer à aimer la vie. C'est ce que Powys appelle "l'acte panergique", cet acte de résistance à la futilité et la destruction qu'implique toute vie humaine et qui rappelle la célèbre phrase de Dostoïevski, à savoir que "l'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux." Sachons-le et faisons le savoir.
Chapitre trois, la femme avec l'homme. Là, Powys s'éclate et nous avec. Que doit-elle faire, celle-ci, pour plaire à son homme - cet enfant qu'il faut flatter, câliner et parfois mettre au coin, ce nébuleux Cosinus qui ne s'occupe que de théories et de principes ?
Ne pas tout lui dire, et lui non plus à elle. Contrairement à ce que croient les purs, la transparence totale ne sert pas du tout le couple. Bien souvent, tout dire est une façon de se déresponsabiliser et pire une manière de s'agresser. Trop honnête pour être blessant. Sans compter que la sincérité forcenée est aussi un tue-désir.
"Pourquoi, entre tous les individus ceux qui disent tout bonnement ce qui leur passe par la tête et ce qu'ils ressentent sont-ils ceux qui auraient tendance à émietter et à étioler en une pâle confusion la richesse compacte de l'âme qui est en eux ? Dans le processus de leur manière impulsive de s'affirmer pour sauvegarder leur chère honnêteté ils cessent de désirer quoi que ce soit très intensément. L'intégrité de leur désir se dilue dans l'honnêteté, la sotte honnêteté de la façon même dont ils l'expriment."
Et Powys d'ironiser sur ces couples qui s'aiment mal, plein de morale et de ressentiment l'un envers l'autre, vivant la guerre des sexes à tout instant, ayant toujours une vérité offensante à se jeter à la gueule, incapable de se cacher leur rancoeur, et prenant leur amertume pour de l'authenticité. Sottise de l'honnêteté ! Imbécillité de la droiture à tous prix !
Alors, la femme... "Toujours femme varie, bien fol qui s'y fie" disait un dicton français. Lourde ineptie. C'est bien parce que la femme varie qu'on peut compter sur elle - elle variera aussi sur/pour nous. Plus proche de la nature que l'homme, elle épouse les choses de ce monde avec un génie de l'adaptation qui indignera bien souvent son parménidien de butor de compagnon. Plus que lui, la femme perçoit les changements de saison, les marées, les pleines lunes, les humeurs des éléments et des organismes - le sien pour commencer. Elle est bien ce "chef-d'oeuvre atmosphérique" qui sait créer avant tout l'ambiance de la vie.
"Les femmes sont tellement plus proches de la Nature que les hommes, qu'elles peuvent jouir de ces réalités turbulentes ou déprimantes, même si elles en souffrent. Ce plaisir subaquatique qui est leur dans le mouvement chaotique du courant de la vie appartient aux fibres les plus profondes de leur être et seules les plus sages d'entre elles, celles dont la conscience, comme celle de Dorothy Richardson, peut sonder à volonté cette contre-marée, connaissent la nature de leur bonheur le plus intime. Conscientes ou non, toutes y prennent goût et y puisent leur miraculeuse endurance. Toutes sont les médiums de ces méditations occultes. Chaque femme est un coquillage dans les profonds replis duquel le grand océan de la vie murmure ses secrets. C'est le réalisme mystique de la femme qu'évoque ce sourire ineffable qui souvent traverse son visage lorsqu'elle écoute l'homme... L'homme abstracteur de quintessence, l'homme projecteur de théories, l'homme, ce créateur d'idées, l'homme celui qui découvre les lois, l'homme ce gros bourdon métaphysique qui vrombit sur les hautes rives, des profondeurs aux multiples échos."
Epouse de l'univers, la femme est celle qui adhère sans faille à la vie jusqu'à la mort. C'est encore elle, et non son mec, qui a une haute conscience de la mort. Qu'elle soit Vénus, Junon, Diane ou Minerve, elle n'en est pas moins avant tout Perséphone, cette déesse coincée entre la vie et la mort, et se donnant autant à celle-ci qu'à celle-là. Cette conscience absolue qu'elle possède de l'ordre du monde apparaît sur son sourire ineffable - "...ce sourire féminin qui déroutait Homère, rendait Dante fou, et tentait Léonard de Vinci, ce sourire de femme qui apparemment comprend ce que les hommes ne comprennent pas, appartient à la mort autant qu'à la vie." C'est aussi ce qui la rend plus forte que l'homme. La femme donne la vie et sourit à la mort. La femme est Joconde.
Pauvre homme ! le chapitre quatre, l'homme avec la femme, lui fait sa fête.
Et d'abord cette vérité fondamentale que "les hommes, au fond du coeur, ont peur de la vie."
"Je me demande si les femmes réalisent vraiment la part que joue dans la conscience d'un homme la Peur de la Vie." Powys ne parle que de peur, je serais tenté de parler de la peur et de la HAINE DE LA VIE. L'homme, ultra vulnérable par nature, psychorigide par défense, "est forcé de s'entourer de toutes sortes de bourrelets mentaux" pour supporter son destin. "Il utilise instinctivement ses théories, ses objectifs, ses passe-temps, ses idéaux, et même ses plus profondes illusions comme des bandelettes pour se protéger de cette terreur de la réalité qui ne le quitte jamais complètement."
Alors que la réalité, ah la réalité, la femme l'adore ! Voilà même la seule chose qui l'intéresse dans la vie ! "La Réalité ! tout simplement la Réalité ! Elles sont intoxiquées de réalité ; enivrées de réalité ! Pour vous en convaincre, encouragez la première femme venue à vous raconter une histoire. Ce qui les passionne, c'est que les choses soient comme elles sont, que les gens soient ce qu'ils sont, que la Vie soit ce qu'elle est. Le point sublime auquel Nietzsche s'est élevé par un effort qui d'ailleurs lui a détraqué le cerveau, c'est ce point où non seulement on subit le destin, mais où on aime ce destin, amor fati, l'amour du destin, la température normale et naturelle de l'être d'une femme... Elles l'aiment ce destin ! Elles le haïssent ce destin ! Elles l'aiment et le haïssent en même temps..."
Et elles vivent avec lui, sachant très bien que tout ce qui leur arrive provient aussi de lui. L'homme au contraire refuse cette fatalité. Dans son esprit autarcique et onaniste, tout doit venir de lui, par lui et avec lui. Son truc, c'est le stoïcisme sans l'amor fati, c'est une volonté indépendante de tout et qui lui donne le sentiment qu'il peut s'exclure de l'univers. D'ailleurs, l'homme ne se sent jamais aussi fier que lorsqu'il a "renoncé". Un homme qui renonce croit avoir tout gagné.
"Que le destin d'un homme réside dans sa propre personnalité, c'est ce qu'au fond de son coeur l'homme le plus niais accepte comme une évidence. Voilà pourquoi la plupart des hommes qui réussissent sont fats et susceptibles. Ils pensent qu'ils ne doivent leur réussite qu'à eux seuls. Aucune femme ne penserait qu'elle a réussi toute seule."
Les dieux, les anges, les lutins ont toujours été avec elle. Que lui importe alors la "philosophie" et la "morale" ? Mais pour complaire à l'homme, elle l'écoutera avec attention et lui tapotera la joue quand il aura fini d'exposer ses systèmes.
L'homme, dans tous les cas, y trouve son compte. Avec la femme, il est enfin lui-même. Et ce sont ses amis qui font les frais de son amour.
Ces derniers "ne savent plus qu'en penser, sa famille finit par le traiter avec le respect qui lui est dû. On s'amusait auparavant de son narcissisme, mais à présent ses amis trouvent ce narcissisme plus grave, plus pesant et plus profondément enraciné en lui. Avant il était simplement de bonne ou de mauvaise humeur, à présent il semble affirmer sa personnalité à partir d'une réserve de force cachée qui le rend, sinon pontifiant, du moins d'une assurance inébranlable. (...)
Quant aux côtés de sa nature qu’il n’avait jamais osé montrer jusqu’à là, à présent, il les expose avec fierté et s’en glorifie visiblement. On croirait qu’il marche et pérore depuis un corps invisible qui lui servirait de piédestal. Et il y a un corps invisible sous lui ! Sous lui, il y a le giron éternel ! (…)
Ses amis ne peuvent plus se permettre de le traiter comme avant, en pauvre bougre, dont on faisait peu de cas, qu'on bousculait négligemment, qu'on pouvait tromper, mépriser et dont on pouvait se moquer. "On ne peut plus discuter avec lui" disent-ils, "il a changé. Il se prend pour quelqu'un maintenant. Elle l'a gâché."
Mais ce qui est arrivé en réalité c'est ceci. Pour la première fois de sa vie, ce pauvre homme a reçu le privilège de faire le tour de sa personnalité. Avec Elle interposée entre lui et le grand chaos extérieur, il a pu évoluer tout à loisir sur son orbite jusqu'à prendre lui-même la forme d'un monde rond, opaque, imprenable.
Né d'une femme la première fois, il renaît d'une femme pour la seconde fois. Il est donc né deux fois."
Restent Les travaux et les jours. La réalisation de soi. Féroce. Tant de blocages à surmonter, d'impuissances à dépasser. Si la vie est mon terrain de je, je ne pensais pas qu'elle possède un aussi bon goal qui arrête presque tous mes buts. Goal moral, social, religieux. En bon matérialiste enchanté, Powys n'a que peu d'intérêt pour le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob - bourreau de tous les bourreaux. "Mieux vaut plaisanter sous les orbites creuses et vides du Néant que gémir et pleurer sous le regard assoiffé de sang de Jéhovah." La vie est suffisamment un tourment par elle-même pour qu'on puisse se passer de Tourmenteur. Gratuite, nous pouvons la supporter sans ressentiment - sans dette.
Autant, dès lors, se trouver tous les accommodements possibles. "La meilleur option, c'est le compromis. Certains plaisirs universels comme aller au cinéma, lire les journaux, ou se plonger dans un roman feuilleton, sont si doux et merveilleux pour notre nature humaine qu'il serait absurde d'y renoncer." d'autant qu' "il est préférable d'avoir des pensées en aparté qui soient profondes en lisant des choses superficielles, que d'avoir des pensées en aparté superficielles en lisant des choses profondes." Tant de gens lisent bêtement des choses intelligentes !
Quant au mal ou la perversité que la vie ne nous privera pas de rencontrer, mieux vaut compter sur son propre capital de mal ou de perversité. Il y a une nécessité de sadisme en nous qui nous permet d'affronter le sadisme de la vie. Un sérum de cruauté qui nous fait supporter la cruauté extérieure. Indispensable pour ceux qui ont une sensibilité ultra-développée et qui sentent les choses et les êtres plus violemment que les autres. "Je ne veux pas dire qu'il faille nous montrer violents, impitoyables, gourmands ou cruels pour être heureux ; mais il y a des éléments de ce "mauvais" qui est en nous et dont nous devrions nous servir hardiment si nous voulons éviter à tout prix de glisser dans une détresse émotive sans espoir." Sans cette possibilité d'horreur, aucune chance que nous survivions. La pureté totale nous fera périr. Une fois de plus, IL FAUT DU NON-ETRE DANS L'ETRE. "... c'est grâce à une infime quantité de sadisme diffus que la Première Cause a pu supporter le spectacle de l'Univers. Notre "sadisme diffus", face à l'arène de la vie maculée de sang, peut se permettre d'être beaucoup plus dilué de pitié que celui de la Première Cause." Plus j'aurais le pouvoir d'être un Torquemada, plus je pourrais être un Saint Bernard. Plus je serai conscient et capable de mal, plus je pourrais prévenir celui-ci en moi et faire le bien. A contrario, on reconnaît les faibles à ce qu'ils sont méchants au moindre incident psycho-social. Incapables de prévoir que cela pouvait tourner mal pour eux, ils se mettent à faire le mal sans crier gare. Gentils en intention, méchants en action. Notre idéal est exactement l'inverse : méchant à l'intérieur, gentil à l'extérieur. Elève de Serpentard, disciple de Pouffsouffle, encore une fois.
Sans oublier la sensualité - la plus grande force de notre être, redoutable quand il s'agit d'aller au charbon de la vie. "Une once de désir sexuel nous rend plus braves que tout le "logoi" des sages." Ici encore, Powys n'a que faire de l'idéal chrétien. Le désir est notre principale force comme la paix est notre principale sagesse. LA PAIX ET NON L'AMOUR - ce dernier étant toujours source d'angoisse, de conflits et de malheurs. On ne dira jamais assez que Dieu nous a pourri avec l'amour. "Quel flot libérateur de bonheur planétaire se répand en nous lorsque nous sommes pénétrés par ce grand moment de Conversion, qui nous fait passer de l'amour à la paix. C'est alors que réalisons que nous pouvons être libres, heureux, respectés, compatissants, gentils, sans pour autant être contraints d'aimer qui que ce soit. L'important c'est de se tapir si profondément dans notre solitude individuelle que nous pourrons regarder chaque personne de notre vie en nous disant : " Tiens, c'est toi, n'est-ce pas ? Ecoute, tu n'as pas plus demandé à naître que moi ! Montrons-nous, donc, indulgents et tendres l'un envers l'autre dans la mesure du possible ; et quant à cette clarté des Etoiles et ce Néant qu'ils appellent l'amour..." - comme dit Don Juan : "laissons cela."
Esquivons l'amour, évitons les soucis - qui sont bien pires que le malheur. "Par souci, je n'entends pas une inquiétude tragique à l'égard de la vie et la mort, mais simplement une enfilade de misérables petits soucis : souci à propos du loyer, des dettes, du dentiste, du médecin, de l'avocat, du patron, [et par dessus-tout] des réparations à effectuer dans la maison, du raccommodage, de la remise en état des appareils ménagers, des gens qui vont venir et dont nous ne souhaitons pas la visite, des frustrations que nous ressentons en essayant d'affirmer notre personnalité...." L'enfer, c'est la survie - qui passe par l'intendance et la gestion de ses affaires. Combien devons-nous payer pour respirer !
Au bout du compte, pour aimer la vie, il faut se rêver mort. Il faut se suicider en imagination. Faire comme si on n'y était pas. "Prenez toutes les mesures pratiques que vous pourrez ; mais par dessus-tout préoccupation, gardez toujours cet éther désinvolte du détachement absolu, élément même de la vraie vie et de la vraie mort. " Bien dormir est une des clefs de la réalisation du programme. Tirer le drap sous son menton en posant la tête sur l'oreiller est le moment le plus important de la journée et peut-être la première joie de la vie. Tous ces gens qui ne savent pas dormir et qui ne sauront pas mourir. Pauvres consciences que la mort rend malheureuses alors qu'il faut apprendre à avoir une conscience heureuse de la mort - APPRENDRE A MOURIR A LA VIE SANS MOURIR A SOI-MEME. En cela réside le secret du bonheur, soit le pouvoir d'être librement, totalement, divinement soi. Chacun de nous en est capable. "Aucun être né d'une femme qui n'ait en lui la source de ce divin élément." - né d'une femme, oui.
(Rubens, L'artiste et sa première femme - Une image de bonheur.)
Commentaires
C'est vraiment quand vous cessez gaiement d'être "chrétien" que vous êtes le meilleur : la vie, la nature, nous, c'est autrement plus délicat et périlleux que ce que l'Eglise a fait des paroles tronquées d'un homme. Le Fils renaît régulièrement, mais ailleurs que dans le droit canon. Non ?
Ludovic vous ëtes un paien!
Je croyais, Cher Montalte, que tu devais faire plus court ?
Eh oui, ce post est beaucoup trop long, j'en suis conscient... Mais comme on dit, je n'ai pu faire autrement.