C’est ex-aequo avec Deux sous d'espoir de Renato Castellani qu’Orson Welles remporta le Grand Prix du Festival de Cannes de 1952 avec ce prodigieux Othello qu’il réalisa, lui, précisément avec deux sous d’espoir. L’on connaît les aléas de ce tournage impossible. La difficulté à réunir les acteurs le même jour sur le plateau. Les différentes actrices qui se succédèrent dans le rôle de Desdémone et dont certains plans subsistent dans le film avant que Suzanne Cloutier ne soit engagée. « Chaque fois que vous voyez quelqu’un le dos tourné, une capuche sur la tête, soyez sûr que c’est une doublure ! », confiait Welles lui-même à André Bazin. Les costumes qui n’arrivèrent pas à temps pour la scène du meurtre de Roderigo et que Welles décida alors de tourner dans un bain turc, des serviettes faisant l’affaire. La nécessité technique et économique de ne faire que des plans courts et de les organiser ensuite dans le montage le plus rapide possible. Et du coup, Othello donne l’impression de suivre un rythme dont la vitesse semble excéder le temps réel de l’action. Il se passe plus de choses dans l’image que dans l’histoire qu’est censée raconter l’image. Mais l’économie de moyens est au service de l’esthétique, la pauvreté financière au service du style. C’est qu’Orson Welles, à partir d’Othello, conçoit ses films comme des architectures démentes, où la perception « normale » du spectateur est prise à partie. Comme le dit André Bazin, impossible désormais pour l’œil et l’esprit de raccorder dans l’espace les éléments du décor, voire les détails de l’action. Comme plus tard dans Arkadin et surtout Le procès, tout n’est plus chez Welles que voûtes qui s’approfondissent, courbes qui tournent en rond, arcades qui fuient, couloirs en tubes qui se perdent, trouées de lumières et fusées d’ombres. Les pièces comme les plans s’emboîtent les uns dans les autres et créent un espace, baroque s’il en est, à la fois infini et labyrinthique où personnage et spectateur sombrent - les premiers dans le désespoir, les seconds dans un pur plaisir visuel. Sur l’écran, le simulacre est total, l’illusion parfaite (même dans les scènes limites comme celle de l’arrivée du navire d’Othello). Surtout, la folie fait exploser le monde – et pas simplement le cerveau jaloux du Maure. Dans Othello, l’espace éclate et le temps sort de ses gonds. C’est l’hic et nunc qui impose sa loi hystérique. Cela va trop vite parce que tout est en même temps partout et tout se confond avec tout. Jalousie, désir, colère – on ne sait plus quelle passion domine Othello. Les sentiments les plus contraires ne font plus qu’un comme d’ailleurs les identités. L’on a beaucoup dit, sinon « jaser », de la relation ambiguë entre Othello et Iago, l’imbécile et le salaud, l’homme membré et l’impuissant. Mais comme l’a bien vu, comme toujours, Gilles Deleuze , Iago n’est-il pas avant toutes choses le double vicieux d’Othello comme Vargas sera le double vertueux de Quinlan dans La soif du mal et comme Van Stratten le sera d’Arkadin dans Dossier Secret ? D’un côté, l’homme de devoir et de vertu qui juge la vie selon des valeurs prétendument plus hautes et de l’autre, l’homme malade, « malade de lui-même », qui, lui, juge la vie du point de vue de sa maladie. Le premier est une grenouille imbue d’elle-même et de sa moralité, le second est un scorpion qui n’échappe pas à sa nature et préfère périr en faisant périr l’autre. Tous deux, figures complémentaires du ressentiment tel que l’avait pensé Nietzsche. Sans Iago, pas d’Othello, et réciproquement. Dans l’ici et maintenant triomphant, bien et mal, vérité et mensonge ne forment plus qu’un seul mouvement, tout comme les plans du films, pourtant montés en faux raccords, ne forment plus qu’un seul temps, un présent agressif et paranoïaque dont on ne sort pas. L’immanence diégétique règne sans détour, sans média, sans attente. Tout doit se passer là, tout de suite ! « A l’exécution, pas de sursis », dit Othello juste avant d’étrangler et d’embrasser Desdémone.
Ni sursis ni transcendance. Le ciel est là mais ne dit rien. Tout se passe derrière les murs de pierre, dans les chambres, dans les cages. Fidèle en ce sens à Shakespeare, Welles réalise une adaptation toute en profondeur mais en y oblitérant volontairement cette dimension verticale propre aux œuvres religieuses et dont Kierkegaard et Paul Claudel avaient déjà regretté l’absence significative chez le génie anglais. Qu’importent alors les coupes et les libertés prises avec le texte dont Welles se serait rendu coupable. Baroque, furieux, insensé et athée, son Othello est violemment shakespearien !
(La revue du cinéma, mai 2007, à l'époque d'Armand Chasle)