Sur le site de La Revue des deux mondes, le 03 août 2024
Le Japon, la nostalgie, le père, la nourriture, les livres, l’extase. Du Nothomb pur jus.
Il y a les gens qui adorent partir et il y a ceux, dont Amélie Nothomb et l’auteur de ces lignes, qui détestent ça. « Tout départ est une aberration », assène la première qui sait ce que c’est, elle, que quitter un endroit qu’on aime. « Les veilles de départ, nous confie-t-elle, je ne dors pas : je suis trop accaparée par mes adieux à mon lit, à mon placard, à mon quotidien. » Et de regretter le temps de la Pangée, ce supercontinent originel d’avant les déchirures tectoniques qui ne faisait qu’une seule terre[1].
Pourtant, en 2023, elle accepte d’accompagner son amie photographe Pep Beni, invitée au Japon. Quelle meilleure guide au pays du Soleil Levant que l’autrice de La Nostalgie heureuse ? Et pourtant, Amélie appréhende. Ce n’est pas parce qu’on adore un endroit qu’on a les compétences, ni peut-être l’envie, pour le faire découvrir. « La jouissance de ne pas partager » existe bel et bien. Mais bonne fille, elle accepte.
Après tout, « l’amour se fiche du résultat » et elle doit bien ça à son infernale amie (très beau personnage de femme faussement dure, durement sensible, asthmatique forcenée, qui fait la guerre à tout pour ne pas mourir). Pas de nostalgie pour une fois. Place à l’ « ivresse sèche ». Mais aussi, et comme toujours avec Nothomb, au sensei sublime, au contact high, au kenshō qui abolit le temps, aux « joies qui creusent des gouffres », aux expériences culinaires insensées (l’okonomiaki, « chose cuite à votre honorable goût ») et à toute nouvelle « hypothèse de vie que l’on ne retiendra peut-être pas mais dont la simple éventualité nettoie l’âme ».
C’est ce que l’on aime le plus dans ses livres : leur côté bréviaire du sublime, accélérateur d’extase, hyperesthésie minute (ici, à l’occasion d’une soie vert jade qui la met dans tous ses états et lui fait écrire une de ses plus belles pages) – et cette délicatesse extrême, quoique paradoxale pour une romancière, qui lui fait se demander si « attribuer un sentiment à qui que ce soit, surtout à soi-même, n’est-ce pas manquer de retenue ? »
Car écrire, c’est toujours un peu violer les autres (sinon les trahir, qu’en pense Pep Beni ?) ou s’exhiber soi – mais comment faire autrement ? Il faut bien fixer le temps ou plus exactement s’insérer dans la fixité de celui-ci – car « il n’y a pas de temps », constate Amélie en retournant au temple des cloches, endroit « paternel », pour ne pas dire « premier sang », s’il en est.
Ah ! Ce vieux Patrick Nothomb ! Comme nous l’aurons aimé grâce à elle ! Souvenirs de souvenirs. Rappel des morts – et de ce mot terrible, un jour, du père : « toi, tu es comme moi : tu n’es rien », peut-être à l’origine des désarrois d’Amélie, de ses « émotions sans domicile fixe », sentiments d’inexistence, refus sardoniques de se donner créance, humilité humiliée (et même s’il y a des « humiliations fécondes ».) Ce qu’elle a gagné en spiritualité japonaise, elle l’a perdue en mémoire pratique. Et de ne plus savoir se diriger, sinon s’incarner, dans Tokyo. N’y est-elle pas devenue un zombie – ou comme elle dit, une « étrangère intransitive », ce qu’elle est d’ailleurs à Paris ou à Bruxelles ?
Alors pour compenser, elle relit À rebours de Huysmans, référence étonnante, a priori incongrue, mais qui lui permet de se recréer un nouveau corps tokyoïte. Comme d’habitude, la littérature pourvoie à tout. Le livre, seul ancrage des êtres à part.
Personnellement, j’ai lu L’impossible retour à la plage de Bon-Secours à Saint-Malo et ce livre a nothombisé mes baignades. Même François-René en était jaloux.
[1] Et comme elle nous parlait dans Psychopompe de la patience des dinosaures ayant entendu quatre-vingt-dix millions d’années avant de pouvoir voler. Amélie se fait paléontologue, ces derniers temps.