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Montaigne sans dessein ni promesse II

 

II - MORT ET DOULEUR

 

 

Bataille, supplice chinois.jpg14 – Douleur et mort

 « Les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mêmes. »

Les choses ont l’importance qu’on leur donne, avait l'habitude de me dire Amandine. Si nous arrivions à nous convaincre que la nature n’est qu’une coutume, que les choses ne sont que des opinions, et que la souffrance n'est bien souvent qu' une mauvaise opinion que nous avons des choses, sans nul doute, nous souffririons moins. Au fond, « seule la croyance se donne essence et vérité. » Finissons-en donc une bonne fois pour toutes avec les croyances et soyons heureux en attendant la mort qui du reste devrait ne nous être rien.

Reste la douleur physique avec laquelle, comme dira Cioran, il est impossible de dialoguer et dont il est difficile de dire qu’elle n’est qu’une « croyance ». Ou sinon, l’on raisonne comme le Maître-Tailleur du Bourgeois Gentilhomme qui, lorsque monsieur Jourdain se plaint de ses chaussures qui lui font mal aux pieds, lui répond qu’il imagine qu’elles lui font mal.

Quoique l’on ait trouvé de vrais sages, bien antiques, qui refusaient de nommer leur douleur un mal. « Tu as beau faire, douleur, si ne dirai-je pas que tu sois mal », dit celui-ci, un brin entêté. « Pourquoi pense-t-il faire beaucoup de ne l’appeler pas mal ? », se demande alors Montaigne qui trouve que le sage antique en fait un peu trop dans la sagesse inhumaine. Quel bien y a-t-il en effet à nier le mal ? Résister à une douleur, c’est une chose, dire qu’elle n’existe pas, c’en est une autre. Et une sacré bourde dans laquelle se sont pourtant embourbés stoïciens et épicuriens – aussi menteurs que des arracheurs de dents ! Pour les premiers, la douleur proviendrait d’une trop grande obsession du corps et d’un oubli des incorporels qui le constituent. Le corps n’existerait pas plus que le mouvement de Zénon et la douleur ne serait qu’une mauvaise perception du corps. Il suffirait d’avoir cette « réalité » à l’esprit pour ne plus avoir mal. La prochaine fois que vous vous brûlez, dites-vous que vous êtes victime des simulacres de la matière et que la combustion n’est qu'une mauvaise de votre corps. Pour les seconds, il n’y a rien à craindre, car si la douleur est vive, l’on s’évanouit tout de suite, et si elle est longue, on peut largement la supporter – comme l’ont sans doute supporté tous les crucifiés, empalés, roués, éviscérés, et autres écartelés de l’Histoire. Impostures antiques !

La vérité est que nous craignons plus la douleur que la mort. Nous craignons la douleur dans la mort. Au panier donc les philosophies existentialistes qui de Pascal à Sartre, en passant par Kierkegaard et Heidegger, veulent nous persuader que nous sommes angoissés par la vie, la mort et toute ces sortes de chose. Là-dessus, Montaigne est d’une brutalité imparable. La seule chose qui nous embête, c’est d’avoir mal aux dents, aux pieds, ou à n'importe quel endroit du corps.  Le reste nous indiffère. Les enfants mort-nés ne nous sont rien. D’ailleurs, nous-mêmes qui parlons avec Montaigne ne sommes pas des « peupleurs-nés ».

 « La plus commune et la plus saine part des hommes tient à grand heur l’abondance des enfants ; moi et quelques autres à pareil heur le défaut. »

L’espèce, nous laissons ce soin aux autres. L’important, selon nous, c’est d’avoir les moyens de son bien-être, la conscience que presque tout dans la vie n’est pas la vie mais la représentation de celle-ci, la paix de l’âme dans le doux néant plutôt qu’en Dieu.

Ici, peut-être, nous nous avançons (en plus de renier notre appartenance au Christianisme, Pierre Coq que nous sommes !) Bien des lecteurs chrétiens de Montaigne s’empresseront de nous rappeler que celui-ci vécut en bon chrétien, et, socialement parlant, nous en aurions rien à redire. N’écrit-il pas cette phrase si chrétienne que :

 « nul n’est mal longtemps qu’à sa faute » ?

 Mais la faute peut relever aussi de ces illusions dont il faut apprendre à tordre le cou. La faute n’est peut-être qu’un point de vue de plus. Surtout, un bon chrétien ne parlerait pas ainsi de la douleur et de la mort. Celui qui craint la mort plus que la douleur, celui-là est un bon chrétien. Mais celui qui craint la douleur avant toutes choses est assurément un bon athée. L’espérance du premier, c’est la vie éternelle. Celle du second, c’est l’abolition de la douleur. Or, la vie éternelle contient, avec l’enfer, le risque de la douleur éternelle. Le chrétien prend ce risque car il aime la vie jusque dans la mort, même au prix de la souffrance. L’athée n’a pas tellement de goût pour la souffrance et ne voit pas pourquoi il souffrirait après sa mort. Pour lui, la vie n’est bonne… que si elle est bonne. Sinon, autant se suicider comme le faisaient les sages antiques. Au fond, le doux néant est plus rassurant que le bon dieu derrière lequel il y a toujours un diable – d’ailleurs voulu par lui.

 

 

Andréi roublev.jpg20 – Mort et douleur.

 La mort ne nous est donc rien ou ne devrait nous être que telle. La sagesse, c’est de l’apprivoiser. Pour cela, il faut prendre « voie toute contraire à la voie commune », lui ôter l’étrangeté que l’on y met, songer, à tout instant, que ce jour pourrait être le dernier, et donc en profiter au maximum, se défaire absolument de ses espoirs et de ses peurs occultes, bref, ne plus s’embarrasser d’aucun simulacre et vivre comme un bienheureux au jour le jour. Mais est-ce possible ? Croire que l’on peut dépasser la crainte de la mort par la seule force de la volonté, c’est là, pourrait-on dire, le fanatisme antique, le fondamentalisme stoïcien, l’intégrisme épicurien, et peut-être la mystique montaignienne. Foutaises ? Peut-être.

Car la question de la mort se résout-elle sérieusement par la philosophie ? A-t-on pu une seule fois dans l’histoire de l’humanité se départir de cette angoisse d’être mortel ? Quelle sagesse humaine a pu réussir tout de bon à convaincre un homme que la mort n’était rien ? Certes, on pourra répondre qu’un Socrate, un Marc-Aurèle, un Montaigne, ont pu mettre en application leur brillante conception de l’ataraxie et sont morts le sourire aux lèvres. Mais pour un Socrate, combien de Kierkegaard ? Pour un Montaigne, combien de Pascal ? Pour un ou deux hommes insensibles à la mort, combien d’autres hommes trop sensibles à celle-ci ? D’ailleurs, un homme insensible à la mort est-il encore un homme ? Etre homme, n’est-ce pas craindre la mort hors du péril et non simplement dans le péril, comme le dit Pascal ?

Le problème de la sagesse humaine est qu’elle ne suffit pas à nous consoler. En outre, ce n’est pas d’être consolés dont nous avons besoin, c’est d’être sauvés. C’est la raison pour laquelle nous aurons toujours besoin de quelque chose ou de quelqu’un qui dépasse notre trop humaine condition. Si Dieu est mort dans nos têtes, il n’est pas mort dans nos cœurs. Bien plus que les philosophies, ce sont les religions, c’est-à-dire les doctrines de salut, qui ont toujours été le plus à leur affaire dans cette histoire de mort. Ce sont les religions qui ont substantiellement nourri les hommes. Et qu’on ne vienne pas nous dire que nous parlons pour notre chapelle ! Qu’on nous montre un condamné à mort, un soldat dans les tranchées, un grand malade, ou un otage, qui ait retrouvé le moral en lisant Lucrèce ou Marc-Aurèle ! A un moment donné, la philosophie, c’est de la littérature. Lorsque Ingrid Betancourt sort de la jungle, elle parle de la Vierge Marie, pas de l’Acta est fabula qui apprend à mourir ou du Carpe Diem qui apprend à vivre. Dieu n’existe peut-être pas mais force est de constater qu’il a plus réussi parmi les hommes que toutes les sagesses humaines qui, elles, ont toutes échouées, même si elles existent.

Le désespoir, c’est bon pour les esthètes et les nihilistes. Et quel misérable désespoir que celui de l’hédoniste qui fait de son désespoir un jeu esthétique de plus. Car le vrai désespoir, comme le vrai espoir, n’est pas tant athée que chrétien. Il faut d’abord désespérer de soi pour trouver Dieu. Il faut avoir conscience de sa chute pour avoir conscience de son salut. Il faut connaître son péché pour connaître la grâce. L’Eglise s’y entend à merveille pour précipiter les hommes dans un abîme d’angoisses puis pour les repêcher in extremis et les élever au firmament de la joie. Nous disions tout à l’heure que l’homme craignait la douleur plus que la mort. Mais ce n’est plus si sûr. Si les religions ont tant fleuri dans l’histoire, c’est peut-être parce que le néant semblait finalement plus indésirable que l’enfer. Et que le risque de l’enfer était aussi celui du paradis. L’homme, qui est un joueur, préfère parier sur sa vie et sa mort plutôt que de s’en contenter telles quelles.

Comprenons-nous. Nous admirons profondément les Essais et nous aimons infiniment Montaigne. Mais L’école du christianisme de Kierkegaard nous semble à un certain moment embrasser l’homme bien plus que ne le fait la gentille sagesse du Bordelais. Le doux foyer de ce dernier finit parfois par nous ennuyer.

 

20’ – Jour et lumière

 « Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ni d’autre nuit. »

 S’il n’y avait qu’une seule proposition contre laquelle tout notre être s’élèverait avec violence, ce serait celle-là. Faut-il être un triste sire pour croire que vivre un jour suffit à épuiser la vie et d’ailleurs le jour ? Et un fieffé dépressif pour ne pas se rendre compte que ce qui est bon dans la vie, c’est précisément de la reprendre, de la revivre, de la rejouer, d’y ressusciter ? La vie, la vraie, est reprise. Nous disons encore, encore, encore !

 

 

Pasolini, mille et une nuits.jpg21 – Comment se dépuceler sans désespérer.

 « Les mariés, le temps étant tout leur, ne doivent ni presser, ni tâter leur entreprise, s’ils ne sont pas prêts ; et vaut mieux faillir indécemment à étrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fièvre, attendant une et une autre commodité plus privée et moins alarmée, que de tomber en une perpétuelle misère pour s’être étonné et désespéré du premier refus. Avant la possession prise, le patient se doit à saillies et divers temps légèrement essayer et offrir, sans se piquer ni opiniâtrer à se convaincre définitivement soi-même. Ceux qui savent leurs membres de nature dociles, qu’ils se soignent seulement de contre-piper leur fantaisie. »

Apprenons à contre-piper nos fantaisies, c’est-à-dire, à déjouer notre imagination. Car si tous nos plaisirs sont en imagination, comme aimait le dire Sade, encore lui, tous nos déplaisirs y sont aussi. La force de nos représentations négatives est décidément la chose que nous devons sans cesse combattre. Même l’impuissance sexuelle est une mauvaise représentation, c’est-à-dire une perversion de son propre désir. Quelle tragédie intime, tout de même, que d’être le contraire de ce qu’on voudrait ! Quel drame affreux de bander à ce qui nous dégoûte et  de rester mou à ce qui devrait nous plaire ! Au bout du compte, il n’est pas si sûr que notre volonté veuille ce que nous voulons.

« Ne veut-elle pas souvent ce que nous lui prohibons de vouloir, et à notre évident dommage ? »

Sa liberté capricieuse ne rappelle-t-elle pas « l’indocile liberté de ce membre » ? En effet, quoi que nous fassions, "nature continue de tirer son train", et il faut sans cesse se débattre pour arriver à nos fins.

A moins que nous fassions un bon usage de l’imagination. Toxique quand il s’agit de nous faire croire quelque chose qui nous perdra, celle-ci devient salvatrice quand elle nous amène à croire en nous. Et l’on a vu des médecins guérirent des malades en leur faisant simplement croire qu’ils étaient guéris. Pouvoir magique du corps. Cœur qui bat. Main qui brûle. Epiderme qui frissonne de bonheur ou de panique. Regard qui tue. Regard vert-violent. Regard Armelle.

« L’ancienneté a tenu de certaines femmes, en Scythie, qu’animées et courroucées contre quelqu’un elles le tuaient du seul regard. »

Ah les innombrables petites histoires de Montaigne, tirées de l’histoire du monde et qui étayent son fait. Qu’importe que toutes ne soient pas vraies pourvu que toutes soient possibles. Ce qui compte, ce n’est pas l’expérience, mauvaise publicité de ses opinions, mais la raison qui sait juger des choses comme il faut. L’analogie fait le reste. Comme il dit,

« …Ma conscience ne falsifie pas un iota, ma science je ne sais. »

 

22 – Contraires / contrariétés

En nature comme en existence, le contraire se vivifie par son contraire. Le profit de l’un est dommage de l’autre. Le bonheur de l’un est malheur de l’autre. Cruauté chimique et organique de la vie :

Ce qui me désaltère l’altère.

Ce qui me nourrit le pourrit.

Ce qui me console le désole.

Ce qui me fait vivre le tue.

Ce qui me sauve le perd.

Ce qui m’élève le rabaisse

Voyez ce qui se passe entre frères et frères, soeurs et soeurs, frères et sœurs. Impossible, quoiqu'on fasse, d'échapper à l'esprit de Caïn.

 

 

pasolini, décaméron.jpg23 – Coutume et transparence

 

« Celui me semble avoir très bien conçu la force de la coutume, qui premier forgea ce conte, qu’une femme de village, ayant appris de caresser et porter entre ses bras un veau de sa naissance, et continuant toujours à ce faire, gagna cela par l’accoutumance que, tout grand bœuf qu’il était, elle le portait encore. Car c’est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d’école que la coutume. »

Et qui commande autant à l’esprit qu’au corps. En vérité, système nerveux et système digestif dépendent de la coutume comme les actes dépendent de la volonté. C’est la fonction qui fait l’organe, comme c’est l’usage qui fait la chose, comme c’est le social qui fait le naturel. Lévi-straussien avant la lettre, voici Montaigne multipliant les exemples provenant de tous les tropiques du monde, où il est sans cesse question de glaire, de sang et d’excrément, et où le relativisme moral semble l’emporter. Car s’il est facile d’établir les lois et les mœurs des hommes, il l’est moins de trouver l’origine qui les a déterminées.

« Autrefois, ayant à faire valoir quelqu’une de nos observations, et reçue avec résolue autorité bien loin autour de nous, et ne voulant point, comme il se fait, l’établir seulement par la force des lois et des exemples, mais quêtant toujours jusqu’à son origine, j’y trouvai le fondement si faible qu’à peine que je ne m’en dégoûtasse, moi qui avais à la confirmer en autrui. »

Faiblesse des origines. Indigence des essences. Force, en revanche, des existences. Existence des forces. Et invention de l’ethnologie et de la sociologie. Montaigne progressiste ? Pas si sûr, car si tout est coutume, il s’agit de respecter ces coutumes – et de ne pas chercher à dire qu’elles le sont. Même si le sage s’est affranchi de celles-ci, il doit bien se garder de leur désobéir et encore moins de les critiquer ouvertement. La société publique n’a que faire de ses pensées démoralisantes et antisociales. Comme le dira Pascal plus tard, on ne saurait corrompre le peuple par des vérités ingérables pour lui, toutes philosophiques qu’elles soient. Même si l’on est conscient que tout n’est que chaos et hasard, l’on ne saurait priver le peuple de sa croyance positive en un monde justement formé, des valeurs bien ancrées en lui depuis des générations, des vérités lourdes de bon sens. Par ailleurs, Montaigne avoue être dégoûté de la « nouvelleté » - et comme pour se rassurer, ou rassurer ses « lecteurs d’époque », se flanque d’une apologie du catholicisme d’état :

« Quel merveilleux exemple nous en laissé la sapience divine, qui, pour établir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la merci de notre ordre politique, et a soumis son progrès, et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à l’aveuglement et injustice de nos observations et usances. »

C’est donc dans le chapitre le plus « sociologique », le plus « subversif », que Montaigne s’affirme le plus « conservateur ». Comme s’il avait conscience de la dangerosité des vérités qu’il est en train de découvrir. Comme s’il découvrait ce qui sera bientôt le fer de lance de la modernité, à savoir la transparence.

Il est révolu le temps de l’ordre mystique du monde. Don Quichotte se bat contre des moulins à vent. L’histoire est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. Le désenchantement du monde a commencé. Et ce nouveau monde veut désormais de la transparence et non plus de la transcendance. Qu’on lui dise la vérité sur la vie, l’univers, et le pouvoir, et une vérité qui ne soit plus métaphysique ni théologique mais bien politique et astronomique - une vérité qui ne soit plus de croyance mais de science. Une vérité qui admette que la terre tourne autour du soleil et non le contraire, ou qui affirme que l’organisation de la cité de Dieu est d’abord le fait du Prince – le tout en continuant de vouloir le bien de la cité. C’est là que le bât blesse, car le bien de la cité peut-il aller de pair avec la révélation du réel ? Au XVIème siècle, c’est en ces termes que la question sociale se pose. Car la découverte que tout est coutume et que l’apparence régente le monde peut rendre fou le peuple. On ne peut dire aux gens que leurs valeurs ne sont que des opinions, que leurs croyances ne sont que des illusions, que leur nature n’est qu’une seconde coutume, et qu’eux-mêmes sont moins les créatures de Dieu ou les sujets du roi que les… usagers de leurs propres mœurs. A l’époque de Montaigne, seul le sage peut supporter la transparence et se résoudre à ce que Jean Starobinski appelle, dans son merveilleux Montaigne en mouvement, « une obéissance désabusée ». Qu’importe que la personne du roi ne soit pas sacrée pour le sage du moment qu'elle l'est pour la majorité. Aussi a-t-il beau jeu d’écrire :

« Ce que j’adore moi-même aux Rois, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l’entendement. Ma raison n’est pas duite à se courber et fléchir, ce sont mes genoux. »[1]

Plus tard, quand le monde aura changé, quand la dialectique de l’Histoire se sera imposée à tous, quand la seule croyance sera celle du progrès, alors, l’on pourra lever tous les simulacres. A l’heure de Montaigne, il faut faire encore « comme si » et, si possible, en ne l’ébruitant pas. A genoux, donc !

 

 

montaigne bibliothèque.jpg24 – Art de lire.

« Un suffisant lecteur découvre souvent dans les écrits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches ».

Le lecteur, second auteur du livre ? C’est ce que le vulgaire n’arrive pas à concevoir. Faites le test autour de vous. "Mais il n'a jamais pensé à ça quand il écrivait, votre Montaigne, allons !"

 

25 – Lettrés et lettreux

 

Train du vulgaire. Train de l’excellence.

Quoique le vulgaire a ses excellences et l’excellence  ses vulgaires, ses pédants, ses savanteaux, ce que Montaigne appelle délicieusement ses lettreferits (lettres-férus). Mais comment reconnaître un pédant d’un excellent ? Tout le problème socioculturel est là, car Montaigne a beau se moquer des pédants, pour le vulgaire, il apparaît lui-même un pédant. D’ailleurs, il le sait.

« C’est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire ce que je fais en la plupart de cette composition ? Je m’en vais écorniflant par-ci par-là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n’ai point de gardoires, mais pour les transporter en celui-ci où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu’en leur première place. »

Qu’est-ce que la haute culture sinon le dialogue avec soi-même et la basse culture sinon le dialogue avec les autres – ou plus exactement le dialogue pour les autres ? Ce qu’il faut absolument fuir, c’est la culture galvaudée en « communication », en consommation, en conformisme sucré – celui du cultureux qui ne digère rien, aime peu et parle beaucoup, celui qui ne comprend pas que ce qui est beau est difficile, celui surtout qui fait de la culture son standing ? Ne croyons pas que la culture serve à tout le monde ! Comme Rabelais, Montaigne pense qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine.

« Il ne faut pas attacher le savoir à l’âme, il l’y faut incorporer ; il ne l’en faut pas arroser, il l’en faut teindre ; et, s’il ne la change ni améliore son état imparfait, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. »

La seule science qui importe, c’est la science de la bonté. Et celui qui a celle-ci n’a pas forcément besoin de celle-là. On jouait du Schubert à Auschwitz.

 

26 - Education

« Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me dire. »

 Et,

« Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouveau apprentissage me charge. »

On ne pense pas de soi-même par soi-même. Comme le disait Gabriel Matzneff, des grands maîtres, il faut faire des complices. Et si l’on reconnaît le médiocre à celui qui n’a ni admiration ni ferveur, l’on reconnaît le fanatique (qui est une forme de médiocrité « active ») à celui qui ne fait rien de son savoir et répugne même à s’en servir pour découvrir autre chose – un peu comme Golum avec son « précieux ». Un de mes amis, spécialiste de Balzac, qui en parle admirablement, refuse absolument, "par respect pour Balzac", de reconnaître que telle situation peut être qualifiée de balzacienne, ou que tel autre écrivain, certes moins génial que Balzac, peut être nommé balzacien. Non. Pour lui, le balzacien n’appartient qu’à Balzac et La Comédie Humaine ne concerne ni rien ni personne sauf précisément elle-même. Quelle erreur de jugement !  Alors que ce qui est vrai, c’est ce qui se retrouve partout, qui apparaît derrière toutes les exception, qui lie les différences, qui s’approprie tout ce qu’elle touche. Pour une vérité, plusieurs mondes comme pour une clef, plusieurs portes. La transposition est le critérium de la vérité, dira Simone Weil.

« Que ce qu’il vient d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets. »

Etre intelligent, ce n’est pas être intelligent avec les gens intelligents, c’est être intelligent avec les imbéciles. Tout est intéressant en ce monde, et peut-être surtout ce qui est bête et méchant. Donc, à l’individu ouvert et cultivé,

« la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ».

Joies de la philosophie qui ne devrait prêcher que fête et bon temps. Joies de l’éducation « sans fouet ni larmes » qui ne devrait apprendre que le bonheur de savoir et le plaisir de vivre. Enfant gâté ? Non ! Enfant privilégié.

 

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A SUIVRE



[1] Essais, III-8

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