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Irréels rendez-vous (à propos des Vases communicants)

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JULIEN PACAUD dont le site d'où sont tirées ces fabuleuses images est ici

 

Des Vases communicants (1932), on aurait tendance à ne retenir que trois choses : la phrase d'Engels « c'est sa propre essence que chacun cherche chez autrui », la note de la page 129 sur le rôle hegelien de la poésie et la photo du Nosferatu de Murnau. Le reste peut faire peur. Une première partie, consacrée aux rêves, trop théorique. Une deuxième, certes plus poétique, amoureuse et parisienne, mais un rien démodée. Une troisième, éloge de la révolution bolchévique, plutôt consternante – quoique lumineuse sur les déviations intellectuelles des gens de cette époque, et donc en y revenant, indispensable. Comme au bout du compte, et si on en fait l'effort, la première pourra le réapparaître : onirique, donc cinématographique, érotique, vampiresque, nadjaenne, avec des gants de femme qui traînent. Tout comme la deuxième, désuète mais désirée, désirante et désirable, Breton étant toujours à son meilleur quant il s'agit de femmes, d'amour et de promenades. Il était sensible, cet homme-là - et sa sensibilité donnait envie. Donne toujours envie. Longtemps que je n'étais tombé sur un écrivain autant compagnon de chevet, maître et complice.

Alors, on y va ?

On y va !

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Julien Pacaud, La Petite Mort

 

1 - Alors qu'ils enchantent la peinture et le cinéma, les rêves plombent la littérature. Peut-être parce qu'ils relèvent de la vue et non du Verbe. Ceux d'anéantir de Michel Houellebecq, par exemple, qui, sauf un ou deux en rapport avec l'histoire, ralentissent celle-ci et font suer le lecteur. Et peut-être les miens dans Aurora Cornu, si tant est que Le Genou de Claire et Bilocation, que j'ai voulu retranscrire entièrement, en soient. Je ne le regrette pas du tout mais je comprends qu'on bute sur ces pages pourtant capitales pour moi.

Comme souvent, le problème est celui de la fiction dans la fiction, de la tangente, de l'inception, comme dirait Christopher Nolan. On part sur une histoire et on rencontre un personnage qui en raconte une autre dans lequel un autre personnage intervient qui, à son tour, va raconter la sienne – et à la fin, on a trois, quatre, dix histoires qui s'emboitent comme des poupées russes. On peut trouver ça fascinant ou très chiant.

Mais je m’emboite à mon tour.

La grande idée de Breton dans Les Vases est de traiter le rêve non pas comme une fantaisie délirante mais comme un service rendu à la réalité. Non plus comme ce qui nous aiderait à « interpréter » le monde mais comme ce qui nous permettrait de le transformer (ce que dit Marx de la philosophie, tiens.) Le rêve comme « engageant la réalité immédiate », prophétique en quelque sorte, et que Freud a toujours nié en tant que tel. Le rêve comme « mouvement au sens le plus élevé du mot, c'est-à-dire au sens pur de contradiction réelle qui conduit en avant. » Le rêve, dialectique du réel, réconciliation opératoire des contraires, unité retrouvée, unicité possible et qui, pour Breton, renvoie toujours à un « monde de puissance féminine et de joie » - apocatastase des sexes en vue, triomphe de Mae West, nous expliquerait Murielle Joudet dans sa Seconde femme, ce que les actrices font à la vieillesse. J’y reviens toujours parce que c'est mon dada, l’apocatastase.

En tout cas, ce qu'il y a de plus intime, ontologique, poétique, en nous. « Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves », écrivait Nietzsche. Le rêve comme la seule chose dont nous soyons vraiment responsables. Ou plutôt, le rêve comme ce qui nous fait comprendre notre rapport à la réalité. Le rêve, réalité pure, liberté pure, ontologie pure, innocence pure – c'est pourquoi il nous fait si peur et nous excite tant. 

 

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Julien Pacaud, Grimper et rester immobile 2018

 

2 - La rupture avec la femme aimée rend fou Breton. De ses yeux dont il disait « qu'ils étaient de ceux qu'on ne revoit jamais », il délire de ne plus la revoir, elle. Manque terrible qui l'a « toujours le mieux précipité en bas de [lui-même]. »

Et de faire appel à Marx et Engels, ces grands apologistes de l'amour comme chacun sait, qui estiment que « ce n'est pas parce que l'amour n'a pas de passeport dialectique qu'il peut être banni comme puéril ou comme dangereux ». Au contraire, c'est parce qu'il est le plus vivant et le plus libre des phénomènes humains, quoiqu’aussi le plus matériel (à voir), que l’amour est généralement condamné par la société bourgeoise. Et d'estimer sans frémir que seule la révolution communiste pourra libérer celui-ci de ses chaînes et lui rendre sa réciprocité cosmique. Le communisme comme révolution de l'amour. Tant de gens en étaient là à cette époque. 

Au moins avoue-t-il, et c'est sa paradoxale noblesse, qu'il n'est jamais allé avec une prostituée et pour la bonne raison qu'il n'en a jamais été amoureux d'une et qu'il lui paraîtrait indigne de chasser un être aimé par un être non-aimé. On ne fait pas plus romantique. En vérité, André Breton est le dernier des romantiques – comme tant de gens avant et après lui.

Hagard et malheureux, il n'en reste pas moins obsédé par « cette balance ivre : aimer, être aimé ». Il se remet alors à faire ce qu'il fait le mieux : se promener dans Paris à la Charles Denner ou à la Bernard Verley et tenter de rencontrer d'autres promeneuses – non pour coucher avec elles, grand Dieu, mais simplement pour leur parler, leur offrir une rose, éprouver leur présence individuelle et collective. Car une femme contient toutes les femmes comme toutes les femmes contiennent la même – particulièrement la parisienne.

« La femme de Paris, cette créature composite faite journellement de toutes les images qui viennent se mêler dans les glaces du dehors, comme elle est défavorable aux pensées repliées sur elles-mêmes, comme elle chante, comme elle est confondante dans la solitude et dans le malheur ! »

De la femme à la Femme, on passe de l'être à l'essence – opération capitale de l'esprit qui nous sauve du désespoir (« À ce prix est la vie ») mais dont on ne comprend pas pourquoi Breton s'acharne à la définir comme une opération matérielle. Rien de moins matériel que l'amour, m’enfin. Rien de moins corporel que l'érotisme, lieu du corps sans organes s’il en est. On aime un corps par l'âme qu'il dégage. En ce sens, Breton est l'anti-Sade. Breton est le plus grand platonicien (et platonique) de la littérature française. Tant pis si lui s'imagine marxiste et matérialiste. On peut avoir une perception complètement faussée des choses (cela s'appelle l'idéologie) alors que l'on des intuitions d'une sublime justesse.

 

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Le rêve de Frédéric (Bernard Verley) dans L'Amour l'après-midi, d'Eric Rohmer (1971)

 

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Le réel de Bertrand Morane (Charles Denner) dans L'Homme qui aimait les femmes (François Truffaut, 1977)

 

3 - Cette volonté de Breton (déjà en filigrane chez Nadja) que ce qu'il n'a pas vécu, d'autres le vivent à sa place.

« Comment ne pas vouloir qu'un homme, qui aura lu ces lignes, soit, un peu à cause d'elles, moins malheureux que moi ? Il n'est pas impossible, dis-je que j'acquière à mes dépens le pouvoir de considérer un autre être comme réel, ou de faire considérer un autre être comme réel, par quelqu'un qui l'aimera. Tant mieux si mon témoignage aide cet homme à se défaire, comme je veux m'en être défait, de toute attache idéaliste. »

Le témoignage comme vase communicant. Le désir qu’une réalité qu’on n'a pas vécue ou qu’on a vécue sous un mauvais mode, le soit sous un meilleur chez autrui. La croyance (surréaliste ?) que tout puisse se réappliquer d'un sujet l'autre, d'un objet l'autre, d’une situation l’autre.

Lui est allé trop loin dans l'impasse – ou dans l'expérience improbable comme celle consistant à offrir des fleurs à des femmes au hasard dans la rue et dont on aura fixé par avance le nombre - au risque qu'aucune ne l'accepte, car « l'inconnu qui vous offre des fleurs dans la rue », comme dans la fameuse publicité des années 80, est toujours un peu louche, même dans les années trente. Drôle de rêve, de rencontre et d’espoir. Autant de gouttes d'eau jetées dans la mer - mais de gouttes d'eau « imperceptiblement teintées de ciel [et] de ciel d'orage » et dont la lente dissolution n'en finirait pas, « impossibilité réfléchie dans un oeil à damner les aigues et les émeraudes. »

 

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Julien Pacaud, Catastrophe lovers 38

 

4 - A la rencontre même fugace, même ratée, même rêvée, surtout rêvée, des femmes.

« Ainsi se réalisait, comme on voit, mon plus impérieux désir d'alors, celui sinon de ne pas mourir, du moins de me survivre en ce qu'avant de mourir j'avais pu considérer comme admirable et comme viable. »

Décidément, j'aime cet homme qui aime les femmes – et en l'occurrence, cette jeune femme sortant d'une maternité et en laquelle il voit « la merveilleuse mère qui était en puissance chez elle » et qu’il accompagne aller acheter des cornichons pour elle et sa mère. Mais ceci est-il un cornichon ?

« Il fallait bien que ce mot fût ici prononcé. La vie est faite aussi de ces petits usages, elle est fonction de ces goûts minimes qu'on a, qu'on n'a pas. Ces cornichons m'ont tenu lieu de providence, un certain jour. Je sais que ces considérations ne seront pas pour plaire à tout le monde, mais je m'assure qu'elles n'eussent pas déplu à Feuerbach, ce qui me suffit. »

[Qui a dit que Breton n'était pas drôle ? Cette dernière phrase est du plus haut comique. Si cela plaît à Feuer, tout va bien...]

De là à conclure que, grâce aux cornichons, les écrivains naturalistes sont beaucoup plus poètes que les écrivains symbolistes, il n'y a qu'un pas que Breton franchit. Il n'a pas tort. C'est le réel le plus prosaïque qui est magique ou cauchemardesque.

Hélas ! Cornichon ou pas, les femmes passent et les promenades solitaires reprennent. Tant pis. L'important est que tout communique entre dedans et dehors, rêve et réel, raison et folie, savoir et amour, vie et révolution. Le surréalisme comme croyance à une relation mystique des choses – un mot qu'il récuse alors qu'il lui va comme un gant. Si, Breton est un mystique – du hasard, de l'écriture, de l'amour.

D'ailleurs, il a de nouveau rendez-vous avec une femme – au café Batifol, cette fois, 7 rue du Faubourg-Saint-Martin.

« Une femme très belle dont, naturellement, les yeux étaient ce qui m'avait d'abord subjugué : le tour de l'iris me faisait songer au bord rétractile des marennes vertes. »

Comme celle-ci ne vient pas à lui (que j'aime cet homme !), il se rabat sur une autre femme, « printanière », qui écrit des lettres sur un table un peu plus loin et dont la conversation n'a rien à envier à celle de Juliette « dans le merveilleux livre de Sade ». Après quoi, il repart ragaillardi, quoique toujours seul, du côté des portes Saint-Denis, quartier qu'il affectionne. La fugacité ou la mort. 

Mais qu'ont-ils pu se dire, la sadienne et lui ? 

 

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Julien Pacaud, Catastrophe lovers 15

 

5 - Olga

Olga -> Oméga -> Rayon violet de ses yeux (Voyelles, Rimbaud) -> Il déteste le violet. Il sort d'une pièce quand il y a trop de violet -> C'est que le violet lui rappelle les yeux d'une prostituée qu'il avait croisé, adolescent, avec son père, rue Réaumur -> Les yeux violets le sidèrent comme ceux d'un sphynx -> Néanmoins, il tombe amoureux d'une jeune fille russe appelée Olga. La boucle est bouclée, l'amour recommence. Du moins sa possibilité. Tomber amoureux d'une femme juste par analogie ou association d'idées, comme je le comprends !

Entre temps, il retrouve André Derain dont il aime les propos mais pas la peinture et qui est « le seul avec qui je réussisse à être à la fois en très bons et en très mauvais termes ». On dirait moi avec mes amis.  

Le point commun entre Olga et Derain ? Il aime et il n'aime pas. Tout comme certaines descriptions qu'il affectionne parce qu' « on y est » et qu' « on y est pas ». Et là, on pense à Salman Rusdhie et son mantra dans Les Versets sataniques  : « ce fut ainsi, ce ne fut pas ainsi  » (et sur lequel je prépare un truc beaucoup trop long depuis six mois. Comme je l'ai déjà dit ou pas, c'est ce qui m'intéresse le plus en ce moment : l'en même temps, la bilocation, l’être et le néant : je vais finir sartrien.)

L'important est de survivre – soit d'extraire de la vie ou du rêve tout ce qui nous éloigne du néant, tout ce qui nous renvoie au désir. Car c'est par le désir (et non par la volonté, antichambre du désir, s'il en est, et comme dirait le psy de Freddy Prosseigle) que l'on survit et même que l'on vit. Une volonté sans désir est un détraquage qui ne peut conduire qu'au pire. Un désir sans volonté est une trahison de soi. Mon père voulait que je sois volontaire dans des choses où mon désir n'entrait pas. C'est pour cela que j'ai fini par détester la volonté – et son corollaire, le libre-arbitre. Car là aussi, on est libre que pour ce que l'on aime, que pour ce que l'on désire. On n'est pas libre en soi. L'éducation sartrienne, ça ne marche pas. Alors que l'existentialisme, en tant qu'engagement de l'être dans le monde (et par rapport à ce que l'être veut vraiment) est une excellente philosophie, la meilleure. Car tant que j'existe, je peux trouver des choses qui iront dans mon sens. 

« Tant que j'existe, j'observe qu'autour de moi la fureur des flots ne peut manquer de susciter cette bouée de sauvetage. [Tant que j'existe] je sais qu'il y aura toujours une île au loin ».

Possibilité d'une île. 

À part ça, j'aime bien Derain. En tous cas, son Pont de Charing Cross que nous avons à Orsay.

 

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6 – QU'EST-CE QUE LA POESIE ? 

Je ne crois jamais avoir lu de définition plus juste que celle qu'en donne André Breton en cette page 129 (Folio) – définition toute hegelienne s'il en est (relire Hegel, d'ailleurs, depuis le temps que je me le promets) et qui pourrait tout aussi bien correspondre à la mystique au sens propre, soit ce qui tend à l'unité absolue

(car MYSTIQUE = UNITÉ, on ne le dira jamais assez),

la conciliation souveraine des choses, les retrouvailles de Dieu avec chacune de ses créatures, l'apocatastase terminale (pléonasme).

« On finira bien par admettre, en effet, que tout fait image et que le moindre objet, auquel n'est pas assigné un rôle symbolique particulier, est susceptible de figurer n'importe quoi. L'esprit est d'une merveilleuse promptitude à saisir le plus faible rapport qui peut exister entre deux objets pris au hasard. Et les poètes savent qu'ils peuvent toujours, sans crainte de tromper, dire de l'un qu'il est comme l'autre : la seule hiérarchie qu'on puisse établir des poètes ne peut même reposer que sur le plus ou moins de liberté dont ils ont fait preuve à cet égard*. Le désir, lui, s'il est vraiment vital, ne se refuse rien. » 

*« Comparer deux objets aussi éloignés que possible l'un de l'autre, ou, par tout autre méthode, les mettre en présence d'une manière brusque et saisissante, demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre. En cela doit tendre de plus en plus à s'exercer son pouvoir inégalable, unique, qui est de faire apparaître l'unité concrète des deux termes mis en rapport et de communiquer à chacun d'eux, quel qu'il soit, une vigueur qui lui manquait tant qu'il était pris isolément. Ce qu'il s'agit de briser, c'est l'opposition toute formelle de ces deux termes ; ce dont il s'agit d'avoir raison, c'est de leur apparente disproportion qui ne tient qu'à l'idée imparfaite, infantile, qu'on se fait de la nature, de l'extériorité du temps et de l'espace. Plus l'élément de dissemblance immédiate paraît fort, plus il doit être surmonté et nié. C'est toute la signification de l'objet qui est en jeu. Ainsi, deux corps différents frottés l'un contre l'autre, atteignent par l'étincelle, à leur unité suprême dans le feu ; ainsi le fer et l'eau parviennent à leur résolution commune, admirable dans le sang, etc. La particularité extrême ne saurait être l'écueil de cette manière de voir, de sentir : aussi bien la décoration architecturale et le beurre se conjuguent-ils parfaitement dans le torma tibétain, etc. » 

 

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Torma sur mandala (extrait de l'article "torma" sue Wikipédia)

 

 

7 - QU'EST-CE QUE LE COMMUNISME ? 

On comprend pourquoi tous ces gens ont fini par sombrer dans le communisme – soit la doctrine la plus mensongère et la plus sanguinaire de tous les temps. C'est qu'ils y voyaient un accomplissement de l'amour, un retour à l'unité originelle (âge d'or etc.), un rêve envisageable à mettre en pratique. Non plus interpréter le monde, mais le transformer (Marx, encore). Changer l'homme, sinon changer d'homme, d'humanité, d'être. Et même le conjuguer sous un autre temps comme dans ce rêve de Clair de terre où Breton imagine qu’on vient d’inventer un nouveau temps du verbe être.

La Révolution comme synthèse du rêve et du réel, de la poésie et de la politique, de l'amour et du social. 

Encore Engels : la nouvelle génération (révolutionnaire) sera celle où un homme peut aimer une femme sans l’acheter, où une femme peut s'abandonner à un homme sans se vendre, où l'amour entre deux êtres n'a plus rien d'économique - de bourgeois. Et pour cela, procéder au « balayement du monde capitaliste », responsable, comme d'habitude, de tout.

Et tel un Rebatet de gauche, en être réduit à faire l’apologie de l’URSS, « ce pays libre de l’ensemble des autres pays », qui a réussi à faire ce qu’aucune autre société n'a pu faire : l'abolition de l’exploitation d’une classe par une autre et « mieux », la disparition des églises. Dans le genre, délire politique décomplexé, difficile de trouver mieux que ça : 

« Heureusement, nous savons – et ceci compense largement cela - nous savons que là-bas, les églises s'effondrent et continueront à s'effondrer jusqu'à la dernière : enfin ! Que le produit du travail collectif est réparti, sans privilège, entre les travailleurs : c'est assez. Nous tressaillions pour la première fois au rassemblement lointain d'une armée qui est l'Armée Rouge, et dont la force nous est le meilleur garant de la ruine prochaine de l'idée même d'armée. Bien d'autres représentations nous assaillent encore, qui disposent sur nous, voyageurs du second convoi [sacrée métaphore en cette année 1932 !] d'une valeur agitante très supérieure à celle des blés ondulants et des pyramides de pommes du Plan Quinquennal. Si, bien sûr, nous voulons la grandeur, la montée continue de ce pays qui a réalisé ce que nous n'avons pas su encore réaliser nous-mêmes et dont nous nous réjouissons que les habitants prennent de l'avance, non pas sur nous, mais pour nous, ce vœu ne doit pas être pour nous distraire, au contraire, de tout ce qui subsiste contradictoirement ailleurs, ne doit pas nous faire prendre en patience le sort qui nous est fait par les convulsions de l'effroyable bête malfaisante qu'est la prétendue civilisation bourgeoise. » 

Bien sûr, il reconnaît que la révolution n'est pas parfaite (n'aurait-on pas assez tué de gens, comme dirait Sartre ?) et qu'elle a une fâcheuse tendance à liquider ce qu'il peut y avoir de singulier en l'individu (tu m'étonnes !) mais quand même, c'est par elle que tout désormais doit passer afin de trouver ce qu'il appelle bien mystérieusement « le nœud indestructible ».

« Nous voulons que ce nœud soit fait, et qu'il donne envie de le défaire, et qu'on n'y parvienne pas » – une des phrases les plus mortifiantes qu'on ait pu lire. Car enfin, donner envie de faire quelque chose qu'on empêche en même temps de faire relève de la perversité la plus inouïe. Donner envie de sortir (du goulag ?) et empêcher la sortie. Desserrer pour resserrer encore plus durement. Exciter pour exciser. Comme dans cette séquence de Game of Thrones où Ramsay Bolton fait semblant de favoriser l'évasion de Theon Greyjoy pour le ramener à sa croix de Saint-André et le faire émasculer après que des femmes l'aient mis en érection. La torture par l'espérance, comme aurait dit Villiers de l'Isle-Adam. Le communisme. 

C'est qu'au-delà de ces cent millions de morts, en deçà plutôt, il y a toujours eu quelque chose de vexatoire, de revanchard, de vengeur, de punitif dans cette idéologie égalitaire.  Même si on n'atteindra jamais le paradis social promis, au moins aura-t-on eu l'enfer pénal à plein régime. Pas de salut pour les gentils mais plein de supplices pour les méchants. Cent millions de morts, cent millions de punis - ou de « rééduqués », comme disait un jour Han Suyin à Lucien Bodard dans un Apostrophe célèbre avec une ignominie décomplexée.

 

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8 - Misère du fanatisme du bien - qui pourrait bien être la définition parfaite de l'idéologie, parce que l'idéologie, c'est toujours le bien ou le progrès. Et c'est pourquoi on est en droit de dire que le nazisme dépasse l'idéologie en tant que telle, étant plutôt un retour à un paganisme déchaîné ou un biologisme dégénéré. La seule idéologie a toujours été de gauche. Misère de Breton qui y a cédé (moins qu'Aragon, c'est vrai, mais quand même, il faut lire ses discours militants de l'époque, merci Pascal Avot !) alors que sa nature profonde, anarchique, singulière, dandy, nietzschéenne, aurait pu l'en dissuader. Et c'est la raison pour laquelle Breton plaît aussi aux gens de droite (comme Aragon, d'ailleurs) : son individualisme souverain et léonin, son romantisme autoritaire, son sens de l'absolu, son authenticité offensive, tout fait de lui ce fameux « héros de notre temps ». Et un fabuleux compagnon de chevet. Breton donne envie de vivre et d'aimer et ce n'est pas rien. 

Pas étonnant qu'il s'intéresse à Bonaparte en qui il voit l'exemple même du super conquérant qui décide du sort de millions d'hommes, qui crée des civilisations, qui est un soleil à lui tout seul - mais qui, le soir, seul dans sa tente, souffre de l'absence de Joséphine. La conquête et le tourment. Voilà qui nous touche. Le point de transparence, de différence et de souffrance chez le grand homme. Splendeur du négatif. Et c'est ce que les morales, toutes révolutionnaires qu'elles soient, ne comprennent pas plus que les normatives - l'idée que la contradiction (angoisse et désespoir, pour parler comme Kierkegaard) soit au coeur de l'être, soit même la preuve insigne de notre liberté (et qui n'a rien à voir avec le libre-arbitre qui aurait tendance, lui, à croire que l'on résout la contradiction par le choix moral). Breton aurait-il été kierkegaardien sans le savoir ? Déjà, Sartre lui reprochait d'être resté pascalien (je ne sais plus du tout où j'ai lu ça.) 

Donc, la contradiction. 

« Or, nous touchons ici, il faut le reconnaître, au point faible de la plupart des idéologies modernes pour lesquelles c'est devenu obscurité et défi plus grands que jamais de soutenir que CE QUI S'OPPOSE EST D'ACCORD AVEC SOI »

La voilà, la vérité des vérités, celle de Breton, de Hegel, de Kierkegaard et d'Héraclite : l'être comme « harmonie de tensions opposées comme celles de l'arc et de la lyre », L'ÊTRE COMME CROIX. Ce que ne comprendra jamais la Révolution, bien trop pressée, fanatique, haineuse de tout ce qui, selon elle, fait perdre son temps. Alors qu' « il faut à tout prix, je le répète, éviter de laisser absurdement barrer ou rendre impraticables les plus belles routes de la connaissance, sous prétexte qu'il ne saurait provisoirement s'agir d'autre chose que de hâter l'heure de la Révolution ». On comprend qu'ils l'aient viré, le Dédé, au Parti. Et c'est ce qui le sauve. Les démons n'ont pas voulu de lui.

Très bataillien, d'ailleurs, ce passage. Car chez Bataille aussi, « qui essaya d'être communiste » mais n'arriva jamais à l'être, l'essentiel au fond, c'était l'impossible, la part maudite, la mort, le bleu du ciel, l'oeil, madame Edwarda.

Breton a beau jeu alors de demander « une position extérieure » qui, tout en suivant encore le « Parti », prend ses distances, ses aises, défendant encore et toujours « l'insolite », le « coin de serre », la fleur « absolument et simplement présente parce que vraie », « la fleur en quelque sorte axiale par rapport au temps » et qui peut-être reviendra un jour au centre du dispositif. Alors bien sûr, tout ça peut paraître jésuitique et amphigourique, comme dirait Hervé Weil , n'empêche, cette « fleur axiale » est ce qui permet à Breton de sauver son âme et son oeuvre. On a beau être marxiste et révolutionnaire, on n'en est pas moins ronsardien. C'est la rose, l'important.

 

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Julien Pacaud, Amis imaginaires 5

 

9 - Ainsi, « la fleur axiale » sauve Breton de son engagement – en tous cas, ne le réduit pas à celui-ci. Que pouvait de toute façon faire un thuriféraire du sommeil et de l'inconscient au Parti ? Quelqu'un qui défend le droit à l'endormissement comme un droit sacré ? Qui ose l'intériorité pure contre l'extériorité toute aussi pure de l'action politique ? Qui tente de faire du dedans et du dehors, de la veille et du sommeil, des vases communicants – et qui écrit finalement que si la Révolution est une nécessité, elle n'épuisera pas la fin de l'Histoire et encore moins la connaissance de l'homme ? Trop simple de croire que la suppression des classes va tout résoudre.

« Il est d'une vue déplorablement courte et timide d'admettre que le monde peut être changé une fois pour toutes et de s'interdire au-delà, comme si elle devait être profanatoire, toute incursion sur les terres immenses qui resteront à explorer. »

Les révolutionnaires et autres radicaux du Grand Soir se plantent : l'intériorité (c'est-à-dire le désaccord fécond avec soi-même), le « négatif » (hegelien), le « mal sacré » qu'est fondamentalement le sentiment (« Le mal sacré, la maladie incurable réside et résidera encore dans le sentiment ») perdureront toujours, quel que soit le mensonge de la justice sociale absolue. Remarquable que les révolutionnaires ne croient qu'à l'action (contre les autres) comme les bourgeois ne croient qu'au travail (des autres). La société fait de nous des « dormeurs honteux » alors qu'on devrait vénérer le sommeil, les rêves, la beauté – féminine, bien sûr.

 

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Julien Pacaud, Créature d'en haut

 

« La beauté féminine se fond une fois de plus dans le creuset de toutes les pièces rares. »

Puissance absolue de la subjectivité universelle.

« MA SUBJECTIVITÉ ET LE CRÉATEUR, C'EST TROP POUR UN CERVEAU », écrivait Ducasse.

Royauté de la nuit.

Chevelures infiniment lentes sur les oreillers.

Femme idéale qui sort d'une maison obscure et va faire chanter les fontaines du jour.

Et Paris, toujours !

« Paris, tes réserves monstrueuses de beauté, de jeunesse et de vigueur, - comme je voudrais savoir extraire de ta nuit de quelques heures ce qu'elle contient de plus que la nuit polaire ! »

Et voilà. Les Vases, c'est fait.

Prochainement : L'Amour fou.

Et si vous n'aimez pas ça, tant pis pour vous.

 

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Et ce soir, "rendez-vous" (hélas, annulé.)

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