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Mad Men and Women (sur L'Arche de mésalliance, Marin de Viry)

Cet article est paru (en doublet avec celui consacré à Premier sang d'Amélie Nothomb)

sur le site de La Revue des deux mondes, le 30 septembre 2021

Intolérable cruauté.jpg

Intolérable cruauté, des frères Cohen (2003)

La Grande-Arche de La Défense, c’est un peu comme l’enfer de Dante – « une idée séparée de la vie » où l’on essaye pourtant de sauver celle-ci par la domination humanitaire (ou « développement durable »).

Aristo d’un autre âge, encore que très au fait du nôtre, Marius travaille chez MBP (« Make a better place »), avec un cynisme débonnaire. Télécommandé par son chef Giacomo Moscovit, il se retrouve en concurrence pour le poste de directeur général avec sa collègue Priscilla, rude anglaise et « féministe d’élite » qui, elle, ne rigole pas avec la déontologie contemporaine et cela même « si son corps est le signe contraire de ses théories ». C’est que la méchante est belle et la féministe, femme malgré elle :

« Quand la contradiction fondamentale entre son esprit et ses idées produit une espèce de tension involontaire, furtivement tragique, c’est un ciel d’avril (… ) Elle est belle comme un égarement, comme un dérapage »,

écrit Marius dans son Journal – tandis que Priscilla, bien décidé à faire perdre ce dernier sur tous les plans, professionnel, psychologique, métaphysique, note dans le sien :

« Je gagnerai car tu fais partie de ces êtres qui ne savent que rêver et résister. Or, ton rêve ne parle à personne, et ta résistance a un point de rupture que je connais. »

De la guerre à l’amour, il n’y qu’un pas que ces deux-là vont franchir, retournant leur hostilité mutuelle contre celui qui voulait les faire s’exterminer. C’est l’heureuse surprise de ce livre houellebecquien en diable mais un Houellebecq qui tournerait à la comédie shakespearienne façon Beaucoup de bruit pour rien où adversaires sexuels (Benedict et Béatrice dans la pièce) convergent malgré eux, pour le plus grand plaisir du lecteur. 

« Ils s’étaient accordés. Ils avaient détesté ensemble. Ils avaient aimé détester la même chose que l’autre. Ils avaient aimé être ensemble à renchérir l’un sur l’autre (…), à raisonner en s’épaulant. »

Si tomber amoureux est toujours « désigner une gagnante », désigner celle qu’on croyait son ennemie dépasse toutes les promesses de bonheur. L’irréconciabilité jouée devient alors stratégie orgasmique. Avec la complicité de Sean, capitaliste désillusionné, qui lui-même vit une passion avec une certaine Paulina, et peut-être à cause ou grâce au roman de Pierre-Jean Jouve, Paulina 1800 (pouvoir magique de la littérature), l’offensive anti-managériale est lancée.

À la carte du Tendre s’oppose le jargon d’entreprise que Marin de Viry, merveilleux ironiste de la World Company, a l’air de parfaitement maîtriser. Là, tout n’est plus que « flux data », « solutions bizness dans le cloud », « senior advisor », « client centric », « levarager assets », « know-how de networking », autant de termes à cause desquels l’on peut perdre son âme.  Car tel est le but de l’idéologie entrepreneuriale, humanitaire et néo-féministe : liquider l’instinct, l’altérité et la zone érogène.

« L’idéologie prospère contre la rencontre, le démon critique triomphe dans l’absence de l’autre, et le manque fournit des idées générales aux imbéciles. Marius et Priscilla étaient ces imbéciles, dès qu’ils ne se voyaient pas. »

L’enjeu romanesque de L’Arche est bien là : court-circuiter le reset par le romantisme, « ruser avec la méchanceté du monde » via l’amour et la bonne volonté, « slalomer entre les chiens pour faire passer sa caravane. »

Finalement, ces quatre-là se retrouvent au château de Sean, constituant une sorte de « carré magique », pour ne pas dire un « quad » (couple à quatre), par lequel, contre « la maison Nucingen » de leur entreprise, ils élaborent une sorte d’ « envers de l’histoire contemporaine », où l’on jouera Joseph de Maistre contre le corporate banking et Moïse contre le Big Data –  le tout entériné par « Mikhail », un ami écrivain de Marius, somnolent et s’exprimant par borborygmes, rapidement identifiable.  Mais c’est là l’art singulier de Marin de Viry de rendre seyant n’importe quel langage à travers une écriture où toujours quelque chose se passe.  Le roman le plus comique de la rentrée est aussi le mieux écrit.

 

Arche de mésalliance.jpg

 

Déjà, Mémoires d'un snobé (2012)

 

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