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Non ma fille tu n'iras pas faire chier

 

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C'est Catherine Breillat qui avait commencé avec Romance en 1999. Rappelez-vous - l'histoire de cette jeune femme un peu méchante, un peu paumée, en quête d'amour et d'épanouissement sexuel, et qui ne les rencontrait jamais malgré diverses expériences plutôt singulières. A la fin, son compagnon mourrait (suicidé ou tué par elle, je ne sais plus) et elle accouchait de leur enfant. Le film était déconcertant, audacieux, intéressant, mais hélas trop idéologique pour être crédible. En prenant aveuglement le parti de son héroïne, Breillat sabrait son sujet, et au lieu de faire un film sur la névrose d'une femme faisait un film névrotique. La même année, Stanley Kubrick sortait son dernier film, cet Eyes wide shut dont on n'a pas encore, me semble-t-il, mesuré l'importance, et qui racontait à peu près la même histoire - un homme vaguement jaloux de sa femme et s'essayant à des aventures bizarres pour se "venger", ou tout au moins pour tenter  d' "exister plus".  Se donnant des fantasmes qu'il n'avait pas, tentant des aventures qui ne pouvaient lui convenir, et finalement échouant dans les unes et les autres, il finissait par retourner piteusement au bercail. Le film était sublime, subtil, et nous parlait de cette réalité peu explorée au cinéma : l'homme se découvrant nu et nul devant les femmes et leurs désirs, aboli bibelot d'inanité sonore, incapable de voyager dans le continent noir. C'est que Kubrick ne faisait pas de cette odyssée de l'intérorité une aventure à l'avantage de son héros. Bien au contraire, allant de mal en pis, cette errance new-yorkaise concluait à l'impuissance existentielle, sinon sexuelle du personnage, mâle blanc et bourgeois aliéné plus à son vide intérieur qu'au méchant ordre du monde. Recueilli in extremis par sa femme dont il découvrait avec stupéfaction qu'elle n'était pas un objet de désir "conjugal", mais bien un sujet désirant,  il pouvait espérer un semblant de rédemption et d'amour. Le film était une réussite absolue tant sur le plan esthétique qu'éthique du fait de cette objectivité kubrickienne, et pour le coup profondément féministe, à ne pas prendre les désirs et la conduite de son héros comme un modèle masculin indépassable et à lui montrer qu'une femme peut avoir plus de désir et  plus d'intelligence dans l'amour que lui. S'il y avait eu écrit quelque chose sur l'affiche d'EWS, cela n'aurait pas été "vivez libre" mais plutôt "soyez lucide" ou "reconnaissez-vous", ou encore "sortez de votre nombril".

Hélas ! La plupart de nos cinéastes et écrivains contemporains, du moins en France, ont toute confiance en  leur nombril. En eux affects et instincts sont forcément formidables à vivre et à suivre. Tout ce qui sort de leur petit coeur et de leurs grandes tripes leur semble sentimentalement géniale, émotionnellement énorme, intimement au top. Et comme leurs personnages, c'est eux, eh bien, ils feront un film ou un livre qui fera leur apologie. On me dira que tous les grands auteurs ont procédé ainsi, et que tous les grands livres  ou les grands films  sont toujours une expression de leur moi chéri. Sauf que lorsque Flaubert dit que madame Bovary, c'est lui, il ne veut pas dire que madame Bovary et lui sont des sensibilités modèles. "Madame Bovary, c'est moi", cela veut dire "madame Bovary, c'est cette connasse que je suis", "c'est cette insupportable rêveuse que je mets en scène autant que je corrige, car oui, ce que je mets en scène, c'est mes faiblesses, mes tares, mes fantasmes imbéciles". Flaubert est Emma, mais ça ne veut pas dire qu'il soit pour Emma.

Cette propension à adhérer aux tares ou aux faiblesses des personnages que l'on met en scène est une des plus sûres méthodes pour tuer son art. Et c'est malheureusement le cas pour la plupart des cinéastes parisiens les plus en vus (et parfois le cas de cinéastes outre-Atlantique, comme exemple l'insupportable Sean Penn et son calamiteux Into the Wild).

Ainsi de ce dernier film de Christophe Honoré, Non ma fille tu n'iras pas danser, acclamé par l'ensemble de la critique, et qui pose de manière presque paradigmatique le problème. Encore une fois, on fait d'un cinéma de comportement (ou qui se présente comme tel) un cinéma d'adhésion. On confond le geste et le message.

Voici donc Léna (Chiara Mastroianni, forcément), une emmerdeuse tragique, irresponsable, instable, que tout le monde accuse de faire tout mal, et qui en effet fait tout mal, pense mal, s'émeut mal, souffre mal, mais qu'Honoré s'acharne à présenter comme une femme "entière", "ardente", "absolue",  une sorte de rebelle féministe qui veut avant tout être libre et qui n'y arrive pas à cause de l'ordre familial pourtant bienveillant qui règne autour d'elle. Au début du film, on se dit que cette famille est vraiment odieuse (le coup de l'invitation par la mère du mari dans le dos de sa fille alors qu'ils sont en plein divorce !!!!) et que cette pauvre femme a vraiment du mérite, mais plus le film défile, plus on se dit que c'est finalement sa famille qui a raison et qu'elle est bien une demie folle que l'on essaye de sauver contre elle.

C'est ce romantisme mensonger qui plombe ce film pourtant pas si mal. Une chronique familiale faite de volte-faces continuels très bien observés (Chiara qui part, Chiara qui revient) ; une très juste distribution des pouvoirs entre les frères et les soeurs - avec cette idée très forte que les pouvoirs entre membres d'une même famille s'échangent selon les situations : tel soumis devient dominant, telle ennemie (la soeur sarcastique et grande gueule incarnée puissamment par Marina Foïs) devient amie,  telle mère envahissante se révèle aimante et avisée (magnifique Marie-Christine Barrault). En famille tout est géostratégie fluctuante, vexations et protections qui se succèdent,  haines et complicités. De ce point de vue, Non ma fille suit la lignée du Conte de Noël d'Arnaud Desplechin, la violence féérique et le délire culturel en moins. C'est un conte de Bretagne qui flirte avec le diable (celui-ci cité régulièrement dans la bouche des personnages ou inspirant leurs paroles ou leurs actions comme une sorte de body-snatcher) mais qui est gâché par les intentions toutes angéliques du cinéaste et de ses très progressistes scénaristes.

Contrairement à un Rohmer qui savait  tenir la distance morale qu'il faut avec des personnages paumés, Honoré ne sait que complaire à sa Léna, épouser ses points de vue merdiques, être avec elle aussi permissif, aussi mou et aussi incestueux qu'elle-même  l'est avec ses enfants - et finir par confondre sensiblerie et sensibilité, sincérité et vérité, liberté et immaturité. Il y a dans ce cinéma cette volonté  si propre  à notre époque d'être, à tout prix, pur et innocent face au monde - d'où la réflexion extraordinaire de la petite soeur qui révèle à la famille que son frère,  dix ou onze ans, veut devenir "cathare" afin de faire honte à tout le monde. Mais cathare, c'est bien ce qu'est Léna qui affirme deux ou trois fois de suite qu'elle ne veut pas se plier comme sa mère ou sa soeur au "renoncement qu'implique la vie adulte", au "parti de l'ordre", à "Noël",  et qui essaye bien névrotiquement d'atteindre une souveraineté qui lui est interdite moins du fait  de ses proches que du sien.  Femme sous influence au rabais, égoïste sans même s'en rendre compte, plus paumée que mystique, plus Chiara Mastroianni (!) que Gena Rowlands, elle finit, à force de crises à côté de la plaque et de chialerie exaspérante, à réveiller la misogynie du spectateur - un comble pour un film qui se veut féministe !

En ce sens, Non ma fille est le film typique de notre génération. On refuse absolument qu'un personnage ou qu'un être réel soit responsable de sa misère et de ses déboires - j'allais dire, soit "pécheur". On trouve génial et tellement humain d'être une éponge d'affects douloureux. On trouve formidable l'errance existentielle, mais non pas tant comme sujet que comme message "positif" - "vivez libre". Alors, certes, Léna échoue sur toute la ligne, et la fin du film est d'un rare pessimisme, mais ce pessimisme semble pour Honoré moins le fait d'un ultime et très lâche échappatoire de la part de son héroïne que celui d'un sacrifice poignant et donc légitime de celle-ci. Il y voit une mère douloureuse brisée par son destin alors qu'il nous montre, en tous cas pour moi, une mère dénaturée qui a totalement abdiquée. Au moins dans Desperate housewifes, lorsque Bree abandonnait son fils sur le bord de la route, le point de vue adoptée par les auteurs de la série était celui de l'amoralité burlesque et de la démence nihiliste - alors que lorsque Léna décide d'abandonner ses enfants, cela semble relever d'une obligation romantique au tragique très pervers - "vivez libre".

A moins que je sois réellement passé à côté de ce film et que celui-ci voulait au contraire narrer, à la façon d'un Zola ou d'un Maupassant,  le destin pathétique d'une femme bouleversée (et non bouleversante) qui se damne par égoïsme et inadaptation, et dont la conclusion aurait été alors par trop cruelle, telle m'est apparue cette Fille qui n'ira pas danser. Bref, tout cela est navrant et donne envie de revoir Les nuits de la pleine lune ou Le beau mariage de Rohmer. On y voyait des femmes voulant l'impossible ou ne sachant pas vouloir, et qui, la fin, se retrouvaient gros jean comme devant, sans pour autant être passées pendant une heure quarante-cinq pour des rebelles ardentes à la recherche tragique de leur souveraineté fantasmée.


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Commentaires

  • Tu aimes bien les flops ... ta Léna me semble trop proche de la célèbre Loana pour être crédible ! Tous ces réality-shows se copient les uns sur les autres à force ...

  • "Il y voit une mère douloureuse brisée par son destin alors qu'il nous montre, en tous cas pour moi, une mère dénaturée qui a totalement abdiquée."

    Un peu paradoxal votre réaction: s'il vous montre une mère dénaturée, qu'est ce qui vous fait croire qu'il y voit, lui, autre chose ?

    Non pour moi le problème du film est d'ordre esthétique et non moral avec une différence de qualité incroyable entre les deux parties (à croire que l'auteur n'est pas le même).

    La première partie est vive, finement dialoguée, riche de personnages et de situations malgré (grâce à?) l'unité de lieu. Toute proportion gardée, on pense en effet au chef d'oeuvre de Despléchin dans la description en huis clos de cette famille rongée par les névroses.

    La seconde est totalement vide: juste le spectacle de crises de nerfs à répétition de l'héroine qui du coup en devient insupportable.

    L'impression que l'auteur n'a tout simplement pas travaillé, sûr que le spectacle de la simple déambulation de son actrice sous sa caméra forcément géniale suffirait.

    L'exemple le plus frappant, ce sont les personnages des parents: riches, émouvants, lyriques dans la première partie; de simples clichés tout droit sorti d'une sitcom dans la seconde (en gros de gentils vieux cons).

    Avec même une incohérence : le père mourant dans la première partie, pète le feu dans la seconde sans la moindre explication.

    E puis il y a l'interprétation: la fille Deneuve, nulle à pleurer, le fils Garrel itou, le frère Honoré idem ; caricature de cette "grande famille du cinéma français", source inépuisable de népotisme et de promotion des sans talents sous les applaudissements d'une critique en délire (sont-ils payés pour encenser ces gens ou est ce juste l'habitude des soirées et WE ensemble ?).

    Roussillon et Amalric chez Despléchin, c'est quand même autre chose.

  • Chiara Mastroianni est-elle si nulle que ça ? Je ne crois pas. Elle incarne cette Léna avec force conviction, allant jusqu'au bout de son rôle casse-gueule. De même les autres. Non, je crois que vous la trouvez nulle sans doute parce que vous n'aimez pas ce personnage et que par ailleurs le film vous paraît indigent dans sa seconde partie car vous n'aimez pas la direction qu'il a choisi. Ici, comme ailleurs, le fond, c'est la forme. Et ce que le film veut montrer dans sa partie parisienne, après la séquence bretonne, c'est que tout marche avance par à-coups, par spasmes, et que plus rien n'est stable ni fluide à l'image de son héroïne. Hors la maladie du père qu'il abandonne on ne sait trop pour quoi, le film nous montre la maladie de la fille à travers une succession de scènes qui semblent prendre à rebrousse-poil le spectateur. A Paris, entre ces portes qui se ferment toute seules (le diable !) ces clefs que l'on oublie, ces escaliers dans lesquels on se casse la gueule, tout est incommodant, âpre, alors qu'à la campagne (et la famille) tout était confortable.

  • Tiens, j'avais la même remarque à faire sur la conclusion du Zèbre de Poiret.

    Et le slogan que tu cherches pour EWS: gnôti séauton - connais-toi toi même...

  • Je n'ai pas trouvé de jugement des personnages de la part d'Honoré. Je ne me sentais pas obligé par la mise en scène à condamner Lena ni à la louer. Plutôt, il y avait une forte identification, dans plusieurs personnages d'ailleurs, pas qu'en Lena. Et le sentiment que, finalement, on fait comme on peut. Lena fait comme elle peut, parce que prise dans les faisceaux de cette famille bienveillante mais fusionnelle et sans beaucoup d'espaces d'autonomie.
    Lena est conne, Lena ne voit rien autour d'elle. Mais malgré tout on traîne une certaine tendresse pour cette paumée. Non ? Et puis, elle n'est pas si différente des autres, elle n'est qu'extrême dans sa façon d'être.
    Un peu comme dans les derniers films de Desplechin, où il n'y a pas de volonté de poser une condamnation, mais de mettre en confrontation des personnages qui se démerdent avec leurs blessures. Je pense aussi à ces nouveaux auteurs de BD qui mettent en abîme leur intimité à travers des fictions très personnelles. David B, Sfar, Satrapi et d'autres.
    "Non ma fille" est d'autant plus déconcertant que l'on a tendance à souhaiter que le réalisateur nous aide, nous propose un verdict, nous prenne par la main et juge à notre place.

    D'ailleurs, j'imagine déjà qu'après "non ma fille", pas mal de spectateurs discuteront entre amis, pour chercher une confirmation de ce qu'ils ont pensé de Lena. La morale n'approuve pas ces comportements, et beaucoup vont nier leurs faiblesses, s'en défausser sur elle, plutôt que de voir ce qui, en elle, appartient à beaucoup d'hommes et de femmes. J'imagine les petits scandales intimes, genre "mais on n'a pas le droit de se comporter comme ça, c'est égoïste, c'est criminel pour les enfants"... parce que voir Lena errer, pester, s'enfermer dans son égocentrisme, ça fait aussi mal que d'imaginer que tout le monde peut voir ses propres failles et les juger.

    Un joli film, douloureux à plusieurs égards, mais révélateur de la nature humaine.

  • Pour ma part, je ne juge pas le personnage parce qu'elle abandonne ses enfants (d'autant que c'est peut-être provisoire, puisqu'elle passe son temps dans le film à partir et à revenir), ni même parce qu'elle se trompe sans cesse sur elle-même mais parce que j'ai le sentiment que c'est le film qui se trompe sur lui-même, c'est le film qui croit faire dans le romanesque et qui fait dans le romantique. Au fond, on a le débat qu'on avait déjà sur Entre les murs de Laurent Cantet. Pour bcp d'entre nous, ce film était la description exacte de la faillite de l'éducation nationale, mais à écouter les interviews de Cantet et de Begaudeau, c'était presque son triomphe...

  • Emma c'est moi, dixit Flaubert, alors Léna c'est moi! :)

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