Enorme, jubilatoire, intense, sanglant, suave, superficiel par profondeur, fantasmatique, biblique, indispensable, mais comme le disait un article de Libération à propos de Kill Bill il y a des années, c'est vrai, onaniste. Tarantino, c'est le mutant du XXIème siècle qui ne connait de l'histoire et de la vie que ce qu'il en a vu au cinéma. De la pellicule en guise de culture. Du générique en forme de savoir. Pour lui, la seconde guerre mondiale, c’est Le dictateur, To be or not to be, La liste de Schindler et Le jour le plus long – ce qui n’est somme toute déjà pas si mal. Aujourd'hui, il se crée une "conscience" historique en se masturbant sur Hitler. Pour lui comme pour ses pairs, le cinéma est tout, dit tout, peut tout - y compris violer l'histoire, se substituer au réel, et donner au spectateur le plaisir le plus interdit, le plaisir qui va dans le sens du poil, le plaisir qui fait qu’on gagne toujours, le plaisir du fantasme solitaire. Et que tout se résout au cinéma, en lui, avec lui et par lui. A l'instar des ados meurtriers d'Elephant, Tarantino, la réalité n'est qu'un spectacle ou un rêve. Et la seconde guerre mondiale une pulp fiction de plus. Dans Boulevard de la mort, des femmes mettaient en pièce un tueur de femmes. Dans Kill Bill, une femme massacrait hommes et femmes qui croyaient l’avoir tuée. Chez Tarantino, la vengeance est un plat qui se mange brûlant et le nazisme, un truc qui permet aux gentils d'être méchants avec les méchants, tout en restant gentils. Et que je te scalpe, et que je te bute, et que je te mutile. T'est un nazi, j'ai le droit ! Dans la bible, ça s'appelle "oeil pour oeil, dent pour dent". Plein de cette morale infantile, sadique-anale, Tarantino n’a aucun complexe à faire de ces vengeurs de sacrés salopards, bâtards sans gloire, connards sans honneur, barbares du côté du bien. Tels sont en effet les connards du bien commandés par Brad Pitt. Les moraux et les puritains détesteront. Les sceptiques diront que c'est très beau mais que c'est tout de même un peu malsain. Les autres applaudiront. J'en fais partie.
C'est que le cinéma est l'art du faux et des simulacres par excellence. Et là, Tarantino pousse le simulacre jusqu'à son comble, faisant de la seconde guerre mondiale une fantasmagorie impayable et démente. Dialogues interminables mais suscitant un suspense inouï (la scène des cartes), rebondissements qui provoquent des sueurs froides et des fous rires (la séquence « italienne »), montage élastique qui fait mal tellement il se tend (le final semble s’allonger au fur et à mesure qu’il se déroule). En fait, Tarantino, c’est Zénon d’Elée : à force de ralentir, on a l’impression qu’il s’arrête, et pourtant il continue - chaque scène se terminant en orgasme express, je veux dire, en fusillade, étranglement, massacre à la mitraillette. Un art de la dilatation comme on l’a rarement fait au cinéma. Un jour, il fera un film sur trois minutes d'action réelle qui durera trois heures de temps subjectif. Ces fantasmes de metteurs en scène : Hitchock, c'était filmer l'histoire d'un type enfermé dans une cabine téléphonique (et je crois que ça a donné quelque chose avec Colin Farrell), Flaubert, c'était écrire un livre qui traiterait de rien (et ça a donné le Nouveau Roman).
Une réserve sur Mélanie Laurent qui est bien jolie mais mais qui joue comme si elle sortait d’un film de Christophe Honoré ? Non, ma fille, tu n’iras pas tuer Hitler et ses boys. A la deuxième vision, je ne l'ai pas trouvé si nulle que ça. Elle joue comme une chieuse, c'est-à-dire comme une actrice française. Qu'importe puisque Diane Kruger est sublime, elle. La caméra de Tarantino la caresse tant et tant (notamment dans ce plan où elle hèle ses amis et où on la filme « du menton ») qu’on dirait qu’il est devenue hétéro. Il est vrai qu’on a rarement vu un gay aussi bandant pour ses femmes.
Quant à Brad Pitt, c’est simple, depuis Burn after reading des frères Cohen, il est devenu le nouveau comique d'Hollywood – ce qui est tout à son honneur d’acteur mais qui peut aller contre le film. Bien des gens autour de moi m’ont dit qu’ils avaient été déçus par Unglorious basterds du fait que celui-ci annonçait Brad et ses bâtards et les montrait finalement assez peu. Et en effet, ce sont les femmes et le nazi qui dans UB emportent la mise – les bâtards se retrouvant relégués au rang de seconds couteaux inutiles, débilos ultra-agaçants, gamins que l’on jetterait volontiers par la fenêtre, ewoks qui nous emmerdent. C’est aussi cela la surprise tarantinesque : les pieds nickelés du début ne se révèlent pas du tout au fil du film comme des professionnels hors pair et qui participeront au sauvetage de l’humanité (façon Armageddon). Ici, ils sont de plus en plus débiles - et même si Brad Pitt en réchappe et semble l’emporter à la fin sur le nazi en inscrivant sur son front au couteau une de ses fameuses croix gammées, le mal symbolique est fait, c’est le nazi qui s’inscrit avant tous les autres dans la tête du spectateur.
Il est vrai que ce Christoph Waltz, comédien boche inconnu au bataillon et qui officia dans une centaine de films et téléfilms d’outre-Rhin (notamment dans Derrick !), domine le film par son incroyable présence, inquiétante jusqu’à la suavité, son onctuosité torturante, son bagou démoniaque. Il faut le voir interpeller Mélanie Laurent dans la scène du gâteau : « attendez la crèèèèème ! » ou le « bingo » qu’il lance, bien trop sûr de lui, à Brad et son collègue. C’est que le colonel Hans Landa aura le défaut de se croire trop malin, et qu'être trop malin, ce n'est pas être américain. Au fond, la "morale" du film ne fait que confirme le célèbre jugement de de Gaulle, à savoir que "les Américains sont forts, courageux et cons." Pour les yankees, il faut que la brute épaisse (Brad) ait raison du méchant intelligent - même si objectivement, c’est lui qui triomphe, un peu comme le Joker à la fin de The Dark Knight : marqué ou pas, sa retraite, il va l'avoir. A moins qu'il ne devienne, comme ce fut le cas pour certains nazis réfugiés aux USA, un espion très spécial chargé de tous les sales boulots, un sémillant docteur Folamour.
Voici donc un film improbable mais sidérant o combien, un "putain de film" comme on dit, pur objet contemporain qui confond le réel et le désir, la dérision avec le tragique, l'Histoire avec la cinéma, la France avec l'Amérique, qui pourrait être détestable si la mayonnaise ne prenait pas tout de suite tout le temps - et qui fait désormais de Tarantino l'un des quatre ou cinq plus grands metteurs en scène hollywoodiens de notre temps. Si l'on n'aime vraiment pas, on pourra toujours se consoler avec James Gray - génie sérieux, austère, apollinien plus que dionysiaque - et dont je viens de revoir il y a a quelques jours le génialissime et bouleversant Little Odessa. A pleurer de beauté et d’intelligence.
Et puisque je parlais d’onanisme à propos de Quentin, James Gray semble cultiver, lui, l'abstinence symbolique. Dans ses films, soit ça commence par baiser, puis ça ne baise plus du tout (The yards, La nuit nous appartient). Ca peut finir par un mariage de raison (Two lovers), ça finit toujours dans la solitude (dernier plan bouleversant de Little Odessa, finale de The Yards) ou l'inceste symbolique (les deux frères flics qui se disent qu'ils s'aiment à la toute fin de La nuit nous appartient, le personnage de Two lovers qui ira avec la femme que "désire" sa famille.) C'est d'ailleurs cela qui rend ses films si tristes, si beaux. Un cinéma du renoncement.
Gray / Tarantino : les deux frères "ennemis" du cinéma américain d'aujourd'hui, l'adulte sombre et l'ado foutraque, le janséniste tragique et le païen idolâtre, le chaste lyrique et le masturbé épique. Deux formes de cinéma que l'on est en droit d'aimer. Art classique et pop art. Soient le crâne ou la bougie - ou plutôt, le crâne ou les lampions.
Commentaires
Tu sais il en a fallu du temps pour qu'Homo Erectus se tienne debout, il est normal que de temps en temps il retombe et marche à quatre pattes ...
Rarement vu une scène plus dégueulasse au cinéma que celle de la torture du flic dans "Reservoir Dogs".
Non pour la violence qui est montrée (il y a des chefs d'oeuvre encore plus violents) mais pour la complicité totale du cinéaste avec le bourreau. Pour Tarantino, la violence, c'est fun, drôle, sexy comme pour un ado décérébré s'excitant sur son jeu vidéo.
Qu'on puisse tenir un type aussi creux pour "l'un des quatre ou cinq plus grands metteurs en scène de notre temps" est pour moi un mystère; effectivement Gray a une toute autre envergure.
Je crois que l'esthétique très marquée des films de Tarantino qui va jusqu'à occuper tout le sens de certains de ses films (les affreux Kill bill) masque un sens de la morale très classique chez lui et qui s'exprime à travers ses qualités d'écriture. Il faut pour cela mettre de côté son indéniable caractère post-moderne ainsi que ses prétentions auteurisantes (la femme forte, la présence des minorités, la vengeance) pour aller cueillir le moteur de son cinema, partout évident mais jamais mis en avant. On découvre alors que le bouffon du pop-art est en fait un classique méconnu obsédé par la question du mensonge et du fictionnel. L'invention des histoires, le plaisir de les raconter sont montrés comme des moments d'intense jubilation, parfois même d'extase pour celui qui les raconte et celui qui les écoute, mais ce plaisir finit toujours par être puni, rageusement, dans un bain de sang ou une coupure. C'est à chaque fois par la trace, la biffure rouge sanglante que se paye l'émission d'une fausse monnaie, c'est-à-dire la parole mensongère. Tout cela pour dire brièvement que Inglorious Basterds est, à ce titre, son meilleur film avec Reservoir dogs.
Analyse intéressante monsieur Pierre.
J'ai un autre point de vue : http://www.mapausecafe.net/archive/2009/08/26/un-tarantino-peu-glorieux.html
Rien à rajouter, cher Slothorp, sauf que je continue à kiffer Kill Bill - le premier comme le second épisode, d'ailleurs. Dans ce diptyque comme dans UB, je trouve une tendance glamour, due sans doute aux femmes, qui donne un peu d'âme à un cinéma qui me paraissait nécrophile jusque là.
La question de la violence, Rémy, n'est-elle pas l'éternel retour de la critique ? Tarantino sadique et complaisant ? Mais pas plus que le Kubrick d'Orange ? Et pas moins que Sergio Léone ? Ni que Peckinpah, Penn en leurs temps ? L'accusation de faire dans la violence dégueulasse, même Hitchcock (le sadique par excellence), Lang et Hawks (celui de Scarface) l'ont entendue. Je ne dis pas que certains cinéastes ont dépassé les bornes, mais cette scène de RD à laquelle tu fais allusion me semble être un morceau d'anthologie de la sauvagerie au cinéma. Son effet est toujours aussi dramatique et c'est en ce sens qu'elle ne me semble pas nocive. La violence "nocive", c'est dans Matrix qu'on peut la trouver, soit dans un film qui montre une violence sans conséquence, une violence qui ne fait pas mal, pas dans un film aussi douloureux que Reservoir dogs. Enfin, ce que j'en dis...
Sylvain, il me semble dans votre critique que vous hésitez entre le "j'ai bcp aimé mais ça quand même déçu" et le "cela aurait pu être génial si cela n'avait pas été si formidable."
J'ai une vision du cinéma de Tarantino comme d'un cinéma de la pure jouissance. Kill Bill, c'est une succession de scène où on s'éclate totalement : combats démentiels, sorties de cercueils dans le noir complet, initiation par un vieux maître sadique... Boulevard de la mort, que - que je trouve très injustement décrié - est un pur moment de joie malsaine. Et quand Tarantino trouve EN + du fond, comme dans Kill Bill qui tourne fortement autour de la problématique de la maternité, alors c'est l'extase.
Eh beh justement, dans Inglorious Basterds, non seulement je n'ai pas trouvé de fond, mais je n'ai pas non plus pris mon pied. Côté profondeur, passé la première scène de formidable suspense, je suis resté sur ma faim, entre un Hitler d'opérette et ses scènes dont l'invraisemblable confinait malhaureusement trop souvent au ridicule (la scèné "italienne"), où dont la volonté affichée d'en faire de grands morceaux de sensationnel décrédibilisait la scène même (scène de l'ours, scène du ciné en feu avec projection du visage de Mélanie Laurent léché par les flammes). Ce qui fait que je n'ai pas pris mon pied, donc, balloté entre des scènes censées être phares mais que je trouvais toc, et une construction ma foi fort décousue et qui peine à trouver une unité à la fin autre que l'unité de lieu. Bref, ça passe trop souvent du côté film sérieux au côté blague de potache pour être vraiment pris au sérieux d'une part (à l'inverse d'un "Jacky Brown", probablement le film le plus construit de Tarantino), et pour faire vraiment marrer d'autre part (le côté "Boulevard de la mort"). Maintenant, c'est divertissant, ce qui n'est déjà pas si mal, mais de là à invoquer Sergio Léone ou (mais que vient-il faire là ?) Kubrick, on a de la marge...
Kubrick, c'était à propos du pb de la violence soulevé par Rémy plus haut. Je n'ai pas perdu tout sens de la hiérarchie !
Hitchcock et surtout Lang, ce sont des univers moraux d'une complexité inouie où la violence physique n'est pour ainsi dire jamais montrée; l'exact contraire de Tarantino qui filme la violence à l'état pur, sans rien d'autre (en tout cas dans Réservoir ou Kill Bill).
Même chose pour le Kubrick d'Orange qui est une réflexion sur la violence et pas seulement une suite de tueries et d'actes de barbarie comme chez Tarantino.
Je ne sais plus qui disait: Autrefois Dostoievski décrivait un crime et s'en suivaient mille pages de réflexion; aujourd'hui, on a mille crimes pour une seconde de réflexion.
C'est évidemment une généralité un peu réac (Gray est un formidable contre exemple) mais ça décrit bien le chemin qui va de M à Réservoir.
Tiens à propos d'Hitchcock, me revient une phrase de celui-ci qui illustre le gouffre le séparant de Tarantino.
A propos d'une très longue scène du Rideau de fer où Paul Newmann finit par tuer un espion en lui mettant la tête dans un four après une bagarre interminable, il a déclaré en substance: "J'ai voulu montrer comme il était long et difficile de tuer un homme".
Tarantino, au contraire, donne l'impression qu'il s'agit d'un jeux d'enfants.
Hitchcock déclara et montra en effet combien il est difficile de tuer un homme, et dans Reservoir dogs, Tarantino montra et déclara comme il était difficile pour un homme qui avait reçu une balle dans le ventre de mourir. D'où le personnage de Tim Roth qui perd son sang tout le long du film sans mourir.
Encore une fois, vous vous trompez de film, car la violence "facile", nuisible, immorale, ce n'est certainement pas celle de Reservoir dogs. Lorsque Michael Madsen se met à danser devant le flic en lui coupant l'oreille, comment ne pas penser à Alex chantant Singin in the rain avant de violer la femme de l'écrivain ? La scène est terrifiante et il faut de sacrés disponibilités à la violence pour se projeter sur Madsen. Par ailleurs, deux semaines après la sortie d'Orange mécanique, les voyoux se grimaient comme les héros du film, Kubrick reçut des lettres de menaces de la part des puritains, et décida lui-même de retirer son film des écrans britanniques. Comme quoi on peut être un grand moraliste et faire un film qui ne sera pas forcément reçu tel par tout le public. C'est d'ailleurs tout le problème et le drame des moralistes : un Raskolnikov peut susciter des vocations et un "mister Blonde" pas du tout. La violence échappe toujours à la réflexion ou à la pulsion qui la sous-tend. La violence déborde toujours le discours dans lequel on veut la tenir ou la lâcher.
Pour ma part, et au risque de me répéter, je crois simplement que c'est encore lorsque la violence est pénible au spectateur (comme dans Reservoir dogs) qu'elle est le moins "incitatrice".
Je sors du cinéma. Je viens de voir ce film. Et je crois que pour une fois je serais autant d'accord avec Montalte que Celeborn.
Avec Montalte pour le côté jouissif de certaines scènes, avec Celeborn pour la blague de potache et le ridicule personnage d'Hitler. A ce propos est-ce la première fois que je vois mourir la "bête immonde" sur grand écran?
Je n'ai pas la culture cinéphile d'un Slothorp ou d'un Montalte pour me lancer dans des comparaisons artistiques mais j'ai trouvé ce film inégale. Parfois très prenant, quand le nazi est de la partie, parfois presque ennuyeux, avec un Brad Pitt sans envergure.
Sinon, ce que je retiens toujours des films de Tarantino c'est cette musique qui colle si bien aux images projetées.
Hier j'ai vu le film To be or not to be (Jeux dangereux) de Ernst Lubitsch (1942), ça pourrait être l'ancêtre d'Inglourious Basterds mais en version intelligente.
Sur le thème de la violence, le Némésis de Tarantino serait plutôt Michael Haneke que James Gray.
Funny Games est véritablement l'anti-Kill Bill.
La dénonciation de la violence dématérialisée contre le délire sublime d'une vengeance ultra-sanglante.
Paradoxalement, j'aime les deux, inconditionnellement.