Dans La Revue des deux mondes, avril 2016
C'est entendu, Edouard Louis est la tête à claques du moment.
Son radicalisme outrancier qui lui fait dire et faire n’importe quoi comme boycotter Marcel Gauchet il y a deux ans, aux « Rendez-vous de l’histoire » de Blois (imaginez Pif Gadget contre Raymond Aron). Son antiracisme stalinien qui lui fait déclarer qu’il trouve plus d’excuses à son agresseur kabyle, qui l’a volé, violé et tenté de l’étrangler, plutôt qu’à la police, forcément « raciste » - sans compter son altruisme pathologique qui l’amène à comprendre que son agresseur se soit lui-même senti « agressé » par son air de « bourgeois ». Sa complicité mimétique avec son pote Geoffroy de Lagasnerie, auquel le livre est dédié, et avec qui il signa en septembre 2015 un « Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique» et dans lequel les deux compères imposaient sans rire comme principe premier au débat public… le droit de refuser de débattre avec les gens qui ne sont pas d’accord avec vous. Sa volonté de mal écrire au nom du respect de la lutte des classes – mais dans ce cas, pourquoi éviter les fautes d’orthographe (surtout à l’heure actuelle), et même, à quoi bon commettre un roman, et notamment un comme celui-ci qui ne sera jamais lu par la classe qu’il « défend », celle-ci bien plus « œil pour œil et dent pour dent » qu’il ne se l’imagine, et qui au contraire triomphera auprès des lecteurs de Télérama ?
C’est cela qui est fascinant chez l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule : comment un écrivain, qui, par définition, devrait se situer au-dessus de tout mensonge romantique, surtout lorsque celui-ci est, dans son cas, purement idéologique, se fait bouffer par sa propre idéologie ; comment un artiste galvaude son talent au nom de sa doctrine ; comment une littérature du mal devient, sous sa plume, une leçon de morale. Ce qui est fort dommage car enfin, il y a de belles pages dans Histoire de la violence, et même de bons chapitres. Par exemple, quand il décrit sa peur lorsqu’il est dans la chambre avec Reda, son agresseur, et que sa conscience se suspend, tentant de se concentrer sur autre chose que sur sa panique, ou ces moments où il « compte » dans sa tête jusqu’à cinq cent ou mille deux cents, afin de faire que le temps de la douleur ou de l’angoisse passe plus vite et qu’il en soit bientôt sorti – instants « raskolnikoviens » s’il en est. Réussis, aussi, les surgissements du passé qui se calquent au présent et l’expliquent jusqu’à un certain point : les larcins qu’il commettait, adolescent, dans sa campagne, et qui lui permettent d’ « accepter » que son amant le vole ce soir-là ; la vieille femme méchante de son village, Ordive, sur laquelle les pires rumeurs couraient et qui lui rappelle le directeur tyrannique du propre père de Reda lorsque celui-ci lui raconte quelques épisodes de sa vie – pages saisissantes qui ne sont pas sans rappeler, mais oui, celles de Richard Millet dans ses propres évocations du passé, le pays perdu, les ombres douloureuses, la solitude de là-bas. Impeccable enfin, la description de l’attirance sexuelle pour son agresseur, celle-ci ne disparaissant pas, évidemment, après le viol et la tentative de meurtre – et même s’il lui faut tousser chez le médecin pour expulser l’air que Réda a respiré chez lui. Dans l’affect, l’action, le souvenir, mais aussi la description clinique et le monologue intérieur, il faut le reconnaître, Louis l’emporte.
La structure narrative en forme de récit dans le récit, par laquelle le narrateur, ayant raconté son histoire à sa sœur l’écoute, à travers la porte, narrer à son tour celle-ci à son mari, et s’aperçoit des changements de perception qui s’y opèrent, comme dans tout récit que l’on rapporte, exprime à merveille la dépossession propre à la parole qui passe de bouche à oreille, et notamment entre frère et sœur entre qui les subjectivités s’affrontent et se complètent nécessairement. Cette Histoire de la violence est aussi une histoire de la parole – comment une histoire se diffuse, sinon se « falsifie » au sein d’une même famille, sédimentant sur son passage tous les sentiments et ressentiments des uns et des autres, et nous mettant, à nous lecteurs, la puce à l’oreille : et si ce qu’Eddy Bellegueule n’avait jamais pardonné à sa famille était que celle-ci avait finalement accepté sa « différence » sans maugréer plus que cela, rendant ainsi caduque son premier livre et ridicule son obsession de la fracture sociale ? Et si la différence inavouable de celui-ci n’était pas tant son homosexualité que sa complaisance à se croire si « différent » dans sa famille de prolos ? Et s’il nous avait menti depuis le début, faisant de sa prétendue autofiction un chantage LGBT ? Et si c’était sa sœur qui avait raison ?
« Mais nous, on a très bien accepté (ce n’est pas vrai). Alors, j’ai des doutes, j’ai des soupçons. Des fois je soupçonne Édouard de nous avoir avoué qu’il était différent – pas pour se rapprocher de nous ou pour qu’on le connaisse mieux, puisqu’à la base, je crois je me trompe pas, c’est pour ça qu’on avoue un secret, mais au contraire je crois qui nous l’avoué pour l’inverse. Parce qu’il espérait secrètement qu’on l’accepterait pas, il espérait que de nous le dire ça l’éloignerait de nous [...] c’est que comme il s’est rendu compte qu’on l’acceptait très bien, lui, et qu’on acceptait très bien son secret, il nous en a voulu, il nous en a voulu parce qu’il s’effondrait, son plan, et qu’il pourrait pas aller raconter aux autres que tout était de notre faute, et je me dis des fois qu’il nous a jamais pardonné de l’avoir accepté. »
Roman de l’oralité et de l’écoute (au sens des écoutes policières), Histoire de la violence se lit comme une enquête d’autant plus passionnante qu’elle se retourne prog ressivement contre son auteur.
Car à force d’ultraconscience sociale, à force de faire semblant d’être davantage choqué par « les affiches répugnantes du Front national » que par sa propre mésaventure, à force de soutenir mordicus que tout le monde est coupable sauf le coupable, le narrateur franchit le mur de la vérité romanesque et rate son sujet principal, qui n’était rien d’autre que la question du mal – dont il est vrai qu’il faut être chrétien pour vraiment la comprendre. Et là, tout à son marxisme mental, Louis est à l’ouest. Complètement raté, en ce sens, son insert de Faulkner – non pas que l’on n’ait pas le droit de citer Sanctuaire dans un roman traitant du viol, au contraire, mais si on le fait, alors il ne faut pas trahir le sens faulknérien qui, on a un peu honte de rappeler cette évidence, à aucun moment, ne sombre dans la « dénonciation » du système et ne fait du violeur une « victime » de l’exclusion. La grande humanité, celle de Faulkner, de Dostoïevski , de Cervantès, n’a jamais été humaniste mais chrétienne, tragique, dans tous les cas, anti-idéologique. Dans les Frères Karamazov ou le Bruit et la fureur, si les gens tournent mal, ce n’est pas à cause de la « domination » ou du Front national.
Pourtant, après son agression, Édouard devenait raciste et c’était presque une bonne nouvelle : l’idéologue pur et dur se révélait enfin humain, méfiant, trouillard. Il se rendait compte que les bas sentiments existent, que le mal est en nous – et pas simplement au Fonds Monétaire International ou dans un article de Marcel Gauchet.
« … dans le fantasme raciste qui me colonisait, le danger avait toujours le visage d’un homme. Je baissais les yeux ou tournais la tête et je suppliais en silence. Ne m’agresse pas, ne m’agresse pas. Je ne baissais pas les yeux si l’homme était blond, roux, ou s’il avait une peau très pâle. »
Las ! Il ne lui faut que deux ou trois mois pour retomber dans ses dogmes bourdivins, ceux-ci relevant non pas de « la vérité qui consume » comme il le croit en recopiant en guise d’épilogue un extrait de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, d’Imre Kertész, mais bien de cette morale de déni qui lui est propre et dont il nous avait prévenus qu’elle l’avait déjà sauvé bien des bois :
« Les mensonges m’ont sauvé plus d’une fois. [...] Ma guérison est venue de là. Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité. »
Admettons que celui qui avoue qu’il nie le réel pour s’en protéger est, d’une certaine manière, dans sa vérité – et dans celle du réel qui le mortifie tant ! Dès lors, on pourrait lire Histoire de la violence en dépit des intentions de son auteur, le déposséder à notre tour (ce qui est le droit le plus strict du lecteur), et y voir les déboires d’un bobo qui ne comprend même plus son propre malheur ; un type qui a perdu tout instinct de survie, toute primitivité, sinon toute puissance individuelle ; un ectoplasme comme on en voit tant aujourd’hui et qui loin d’être une résistance à l’époque comme il se l’imagine n’en est que le miroir le plus moche ; un crétin victimaire qui instrumentalise sa propre misère ; un homme ridicule qui fait des songes idéologiques, comme dans la nouvelle de Dostoïevski, Le songe d’un homme ridicule. Si tel était le cas, Édouard Louis aurait pu écrire un chef-d’œuvre. Mais écrire un chef-d’œuvre, ce serait faire triompher la vérité romanesque contre le mensonge idéologique, ce serait préférer la littérature à sa petite éthique de radical d’ultra-gauche à la noix, ce serait admettre que le mal n’est pas que social. Et ça, jamais.
Edouard Louis, Histoire de la violence, Le Seuil, 2016