Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Munich de Steven Spielberg - les puissances du faux.

munich.jpgIl y a le cinématographe, le cinoche, et le cinéma, disait Jean-Louis Bory, le critique capital du siècle dernier. Le spectateur du premier genre ne se pâme que devant Ingmar Bergman (pour le meilleur) et Philippe Garrel (pour le pire), celui du second ne va voir que Les aventuriers de l’arche perdue (pour le meilleur) ou Astérix et Obélix contre César (pour le pire), le troisième prend le meilleur des deux premiers, n’ayant pas peur d’apprécier Persona entre deux Spielberg, ni La guerre des mondes en plein cycle Tarkovski – ce que ne lui pardonneront ni le spectateur expérimental, chahuté dans son île déserte, ni le consommateur, humilié dans sa foire du trône. Rien de plus jubilatoire en effet pour notre troisième homme que de piquer la susceptibilité d’un bergmanien ou d’un giraldien en faisant mine de placer La soupe aux choux au même niveau que Cris et chuchotements.

Trêve d’ironie situationniste ! Que vaut donc ce Munich, dernier opus de Steven Spielberg dont François Forestier disait qu’il était l’homme le plus puissant du monde ?  Politiquement déjà, aucun des partis, palestinien et juif, n’a trouvé son compte, ce qui est artistiquement bon signe et la preuve que Spielberg a évité ce soit-disant manichéisme qui lui colle à la peau depuis ses débuts. Comment pourrait-on de toutes façon prendre parti puisque le film se base moins sur des faits (la prise d’otages des athlètes juif lors des Jeux Olympiques de septembre 1972) que sur des apparences (la supposition que les terroristes arabes aient été désignés comme tels par le Mossad et condamnés officieusement par l’état israélien) ? Tout dans Munich n’est donc qu’images mentales, montages, croyances, et subséquemment, remise en question des images, doute sur les croyances, et finalement interrogation sur le pouvoir du cinéma assimilé au pouvoir politique - ce qui pour un metteur en scène qui jusqu’à présent semblait avoir une confiance aveugle dans son visuel (et dont personne ne peut nier honnêtement qu’il n’était pas surpuissant) représente une belle prise de conscience et constitue un réel progrès dans son art. L’image elle-même (qu’il doit depuis Minority report à son nouveau chef opérateur Janusk Kaminski) a perdu de sa netteté rassurante et exprime par un gris-bleu délavé un monde désenchanté que le « héros » (lui-même dépressif) doit traverser. Si lumière il y a, celle-ci est blanche, éblouissante plutôt qu’éclairante,  et rajoute à l’incertitude fondamentale qui semble désormais être celle de Spielberg, wonder boy devenu sceptique voire pessimiste malgré lui. Sans rien perdre de son génie optique, celui-ci sait que celui-là peut être le pire instrument de manipulation qui soit, et que si lui continue à faire des images (de plus en plus belles), celles-ci n’iront plus de soi comme dans ses précédentes oeuvres. Qu’on compare Munich ou Minority report avec La liste de Schindler ou Amistad et l’on verra la différence entre des films qui mettent en doute tout ce qu’ils montrent, faisant même de ce doute le sujet principal, avec des films certes d’une rare efficacité mais qui fonctionnaient selon le principe théologique sévèrement mis à mal de  « l’image juste ».


Spielberg, année zéro.


Plus rien n’est juste dans Munich – à commencer par les « parents » symboliques d’Avner (Eric Bana parfait en « héros » dépassé). De Golda Meir (extraordinaire Lynn Cohen), « mère » de la nation et à l’origine de l’opération au « relais » Ephraim (le toujours formidable Geoffrey Rush) qui finira par lui avouer que l’important n’était pas tant de savoir si ceux qu’on a éliminés étaient vraiment les auteurs des attentats que montrer au monde qu’Israël venge ses morts, Avner découvre que devenir un adulte suppose que l'on admette la nécessité du mal au nom d’un plus grand bien, et que la croyance en la justice dépend toujours, souvent, de « preuves » injustes. Au fond, la confiance que l’on a dans ses propres valeurs demande que l’on sacrifie ceux qui pourraient nous en faire douter. C’est que le peuple, comme l’enfant, n’est pas cynique. Il veut la validité de ce qu’il croit. Le pragmatisme ne lui convient pas. Comme le dit Pascal, « on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice »[1]. Et il revient aux parents et aux gouvernants de protéger leurs enfants et leur nation en liquidant les ennemis réels ou virtuels, quitte à faire passer des meurtres hasardeux pour des actes rationnels et justes.


Dès lors, il n’y a plus de fondement à la morale que pratique. Et d’une morale pratique à une morale cynique, où la mort n’est plus seulement une nécessité d’état mais un trafic d’intérêt, il n’y a qu’un pas que seuls les plus affreux franchissent et qui dans un film américain ne peuvent être que français –  juste retour des choses puisque pour la France bien pensante, ce sont les américains qui sont les champions du cynisme ! C’est une idée hautement incorrecte que d’avoir fait dire à « Papa », le patriarche mercenaire d’une « grande famille française catholique », et incarné par le merveilleux Michael Lonsdale, qu’en France « la vermine gaulliste n’a fait que remplacer la  vermine pétainiste ». Pour le français qui ne croit plus en son pays (ce qui n’est pas la chose la plus sotte qu’ait pressentie Spielberg), la seule bonne action est celle qui rapporte, ce que le juif (et l’américain) qui croient encore au leur ont du mal à saisir. Pour « Papa » comme pour Avner, lui-même nouveau père, l’essentiel est de préparer le repas pour ses congénères quel que soit le bruit du monde et des attentats. L’idéal, c’est la cuisine, lieu familial par excellence – comme celle présentée en vitrine dans un magasin parisien et devant laquelle Avner, attendant son indic Robert (Matthieu Amalric génial comme toujours), se perd en contemplation douloureuse. Car le monde de l’enfance est bien perdu, et Steven Spielberg, qu’on a si souvent taxé d’infantilisme se retrouve dans la peau de cet enfant blessé qui erre à travers les ruines de l’univers , un peu à la manière de celui d’Allemagne année zéro.


Le passage à l’acte.


L’autre apprentissage auquel Avner va être confronté est celui du passage à l’acte. Depuis Minority report, on sait que celui-ci est problématique. Le réel a ceci de particulier qu’il n’est là que quand il est déjà là.  Le réel était un "évitable" qui est devenu  "inévitable". C’est pourquoi tout événement, même le plus attendu ou le plus préparé, nous surprend toujours tant nous sommes habitués aux caprices de la réalité. Ainsi, il n’était pas prévu que la petite fille revienne dans l’appartement de son père au moment où le téléphone piégé sonne, encore moins qu’elle réponde à la place de celui-ci,  mais il n’était pas prévu non plus qu’un camion se gare juste devant la porte d’entrée de l’appartement,  empêchant les agents du Mossad de voir la voiture  revenir devant celle-ci et la petite fille en ressortir. Dans une autre scène, personne ne s’attendait à ce que la charge explosive placée dans la chambre du « terroriste » soit trop forte et fasse sauter, en plus de celle-ci, les deux chambres latérales, manquant de tuer un couple de jeunes mariés et Avner lui-même. C’est le propre du réel que de déborder de toutes parts, surtout quand il est douloureux, et c’est le paradoxe tragique de Munich que de montrer un réel (l’élimination des terroristes) qui ne s’est imposé qu’à partir d’apparences (les terroristes supposés tels).


Si Munich a tant scandalisé juifs et arabes, c’est qu’il illustre comme on ne le fait pas si souvent au cinéma la nécessité anthropologique, si chère à René Girard, du bouc émissaire. La morale de l’homme adulte, c’est qu’il faut toujours agir, même mal [2]. La stabilité du « chez soi », (ce « home » qui est le grand thème de Spielberg depuis E.T) est à ce prix. Et de fait, Avner revient en Israël comme un héros qui a « vengé » sa nation et à qui on veut serrer la main – et dont, dans le même temps, ses supérieurs sont prêts à  se débarrasser si par hasard il parlait. Avner qui vient de débarrasser son pays des boucs émissaires peut lui-même en devenir un au nom de la paix civile.


S’il ne sera finalement pas inquiété, il n’en retrouvera pas pour autant sa paix intérieure. Commandée par les plus hautes auspices, sa mission punitive a perdu de sa légitimité au fur et à mesure qu’il l’accomplissait. A la fin, on apprend que d’autres agents la continuent. Pour la première fois dans un film de Spielberg, il n’y a pas de retour à l’ordre paisible originel, ni surtout d’aboutissement moral. Le monde d’Avner sera passé de l’incertain à l’indéfini et lui-même aura désormais quelque chose de brisé en lui – un peu comme le Frodon de la fin du Seigneur des Anneaux. Son seul recours pour éviter l’effondrement est de voir et de revoir les images qui l’ont téléguidé dans son aventure - images mentales d’autant plus étonnantes qu’elles sont celles de la prise et de l’exécution des otages auxquelles lui n’a évidemment pas assisté. Tel le Bill Harford d’Eyes wide shut poursuivi par l’image improbable de sa femme faisant l’amour avec un officier, Avner est poursuivi en permanence par l’image du carnage du septembre noir - même pendant qu’il fait l’amour à sa femme. Cette scène qui a tant fait jaser le public français (dont le bon goût lui fait toujours rater l’essentiel) est hautement significative dans la mesure où elle montre que pour survivre à ce qu’il a fait, Avner doit impérativement croire aux images qui sont à l’origine de sa mission. Il faut qu’il ait en tête les morts de la prise d’otages (qu’il n’a jamais vus) pour accepter les morts des présumés coupables dont il s’est rendu responsable. Et cette obsession existentielle devient une obsession sexuelle comme s’il était en passe de devenir un mutant à la manière d’un personnage de David Cronenberg. Des images contre d’autres images – conditions de vie et de « vérité ». Ainsi, à soixante ans, Steven Spielberg découvre-t-il les puissances du faux dont nous avons besoin, à la fois pour protéger nos pays, légitimer nos valeurs ou préserver notre santé mentale.


(Cet article est paru une première fois dans La revue du cinéma, numéro UN, avril-mai 2006, et signé par vous savez qui.)



[1] Pascal, Pensées, 454, édition de Philippe Sellier, classiques Garnier.
[2] La guerre en Irak n’obéit pas à d’autres raisons : même si Saddam Hussein n’avait pas grand-chose à voir avec le terrorisme international, il fallait tout de même faire de lui un ennemi imaginaire pour montrer aux vrais ennemis ce dont l’Amérique était capable après le 11 septembre.
[3] Notons la nouvelle sensualité de Spielberg, qu’on avait cru jusqu’à présent incapable de filmer des scènes de lit et qui dans ce dernier film enchâssent le récit avec ce plan de départ où Avner fait l’amour à sa femme enceinte et celui d’arrivée dont nous parlions et qui a tant « choqué ». Sans oublier la séquence hautement troublante avec Marie-Josée Croze qui séduit et tuera dans le bar de l’hôtel l’un des agents.

Lien permanent Catégories : Cinéma Pin it! Imprimer

Commentaires

  • Drôle de ne lire ici aucun commentaire !
    Ce qui est appréciable chez Spielberg, et ne m'étonne en aucune manière, c'est l'absence de dogmatisme cinématographique.
    J'ai pu voir hier soir sur une chaine du booké, Abel Ferrara s'étonner laconiquement de son absence à un éloge dithyrambique au cinéma d'auteur en général et à celui de Godard en particulier paru dans un article anglophone, où tous les "autres" étaient pourtant cités...
    Ca m'a fait penser illico à Spielberg, à son regard faussement populiste, ou vraiment pop, c'est selon...
    J'aime, j'aime pas... oui, oui, peut-être...
    Mais Bad Lieutenant m'a retourné l'âme, quand-même... et j'attends Noël avec impatience pour revoir Mary Poppins et écouter la Pastorale des Santons de Provence, raide devant la Crêche.

  • "Ce qui est appréciable chez Spielberg, et ne m'étonne en aucune manière, c'est l'absence de dogmatisme cinématographique."

    Oui, oui, et cela s'appelle l'opportunisme cinématographique : ce qui compte, c'est ce qui frappe, peu importe le sens ou les moyens.

  • Vous avez tout à fait raison, Ludovic, et je vois que cette réflexion est le reflet concis de ce que vous développez sur votre blog. Spielberg c'est du cinéma pop, oui... mais je n'ai rien contre, bien au contraire. Ca n'est pas la même cour, simplement. C'est ce que je m'évertue à dire ici, éternel nabot de l'intellect...

    Il n'empêche que le "Jour le plus long", particulièrement pop, était applaudi en salle à sa sortie en province, en 62, et que la guerre était encore fraiche... à peine 17 ans.
    Si l'on compare, le "Soldat Ryan" est un chef d'oeuvre universel adapté au grand public d'aujourd'hui qui ne craint plus la crudité de la violence et a même besoin qu'on en rajoute. En 62, un film de Zanuck additionné aux souvenirs suffisait amplement. Mitchum et son cigare remplissait les caisses.
    C'est en sens que j'apprécie Spielberg, en un sens réellement populaire ou opportuniste si vous préférez...
    J'en dirais tout autant d'Amistad pour son explicitation claire des conversions d'esclaves au christianisme... et on ne peut pourtant pas taxer Spielberg de pro-chrétien...
    C'est donc en ce sens qu'opportunisme ou pas (ce qui ne change strictement rien !) j'apprécie particulièrement Spielberg (sauf pour sa "Guerre des mondes" pourtant encensée par Télérama... ce qui n'a d'ailleurs rien d'étonnant !)...

  • Une chose encore : l'orgasme d'Avner se superpose à des images de mort. Il est assez facile de le vérifier par soi-même sur soi-même en cas de grande détresse ou dans un moment de chagrin. Mais cela nécessite beaucoup d'honnêteté... pour ne pas dire d'abandon.
    Car lorsque la douleur voisine avec le plaisir (sexuel ici) elles deviennent chacune une des composantes objectives du réel tout en lui restant radicalement incompatibles. La descente aux enfers voisine avec l'escalade amoureuse dans son accomplissement. C'est ainsi qu'en une seule scène -à moins de ne retirer d'un film que ses aspects purement formels ou même graphiques- et c'est bien la raison pour laquelle j'aime le cinéma pop vivant) on est forcé d'entrer dans la peau d'Avner, dans la perception contradictoire de celui qui assume la réalité au sens large et assume son statut d'homme (et de fils de héros, surtout, que vous développez peu mais qui reste présent à chaque seconde de Munich). On retrouve cette lucidité dans l'acceptation dans un passage fort du "Soldat Ryan" où la mort est donnée et où le tuant quète du regard l'acceptation du tué en lui demandant le silence... et lui enfonce le couteau dans la coeur. C'est d'ailleurs cette sinistre acceptation qui me taraude ces temps derniers et me fascine dans l'oeuvre de Cassavetes... Cette panique qui me rêveille la nuit et que je commence à pouvoir nommer et regarder droit dans les yeux. Le sacrifice du Christ et le bouleversement ontologique que décrit Chesterton... Enfin tout ce qui fait de nous des hommes et tout ce qui nous force au dépassement et à une acceptation tragique ou déchirante certes, mais nécessaire, impétueuse, et que je trouve en gestation dans ce que je connais de Nietzsche... dans son surhomme prophétique qui grandit en l'homme contemporain sans qu'il en ait vraiment conscience., en gestation dans tout ce qui me fascine depuis l'enfance. Le père et son absence, le vide à remplir, le monde à chanter et réenchanter...

Les commentaires sont fermés.