Et grâce soit rendue à Mel Gibson qui a réalisé le plus beau, le plus intense, le plus subtil film sur le Christ jamais fait. En vérité, cette Passion du Christ sera une date dans l'histoire du cinéma, un jalon de l'iconographie chrétienne et un sommet de méditation théologique. A mettre entre Bach, Grünewald et Charles Péguy.
Quelle inspiration ! divine, à coup sûr. Quand Gibson dit que l'Esprit Saint a accompagné la réalisation de son film, il faut le croire. Ne serait-ce que pour avoir résisté à la terrible cabale lancée contre celui-ci avant même qu'on en ait tourné le premier plan. Pour ceux qui passent leur temps à dénoncer la manipulation exercée par les médias, le lynchage de la Passion du Christ devrait être du pain béni. Rarement, les bras cassés du quatrième pouvoir tentèrent de faire barrage à une oeuvre de cinéma avec une telle violence. Dès sa sortie en France, Le Monde donnait le ton en intitulant son éditorial du 31 mars : "la régression Gibson", avant de donner la parole à Henry Tincq, célèbre "contradicteur"... qui dira la même chose le 2 avril. Dès lors, pétage de plombs dans les salles de rédaction : le film est traité d' "antisémite", de "révisionniste", de "nazi" même : "si les nazis avaient fait un film pour attirer les chrétiens, ils auraient fait celui-ci" disent dans Libération les petites frappes Mordillat et Prieur qui connaissent du christianisme ce que je connais des règles du Base Ball, mais qui sont hélas relayés par le grand Michel Ciment au Masque et la Plume et qui prétend, lui, qu'"Hitler aurait aimé" (!!!) Pendant ce temps, Danièle Heymann ordonne, dans Marianne, que l'on est "en droit et même en devoir de détester ce film", tandis que Martin Karmitz fait dans l'ontologie existentielle en parlant dans Télérama d'une "haine de l'humain". Quant à Elisabeth Quin (Elle) et Philippe Azouri (Libération), ils se prennent pour des critiques de cinéma et parlent de la "mocheté" et de la non-cinématographie du film : " Gibson ne contrôle pas une once de grammaire cinématographique et rate tous ses raccords." écrit ce dernier qui ne connaît sans doute des raccords que ceux de Marguerite Duras et des Straub-Huillet. La palme de l'ignominie revient à l'inrockuptible Frédéric Bonnot qui, au Masque et la Plume, compare le film aux attentats de Madrid et traite Mel Gibson de terroriste - comme si, en plus, l'Evangile avait quelque chose à voir avec le Coran... Certes, La Passion du Christ est une bombe, mais une bombe d'amour, de vie et de vérité.
Tant de haine et de mauvaise foi contre un projet artistique laissent songeur. On n'avait pas vu ça depuis La dernière tentation du Christ de Scorcese. Après les cathos intégristes, voici les athées intégristes !
Car c'est de la foi, et rien que de la foi, que draine ce film. Pas antisémite pour trente pièces d'argent, La Passion du Christ est en revanche un film anti-athée. Ce que l'on ne pardonne pas à Mel Gibson, c'est d'avoir osé dire que le Christ est le Fils de Dieu, qu'Il a souffert pour nous, que Son sang coule pour le nôtre et que lui, Gibson, y croit, et y croit sans distance, sans critique, sans ironie. Y croit comme on croit à l'amour, y croit comme on croit en son père ou en sa mère, y croit comme on croit en son enfant - et Jésus est le Fils de l'Homme.
Pour le monde contemporain qui ne croit plus en rien, ou plutôt, pour ce que les inquisiteurs contemporains tiennent pour le monde, ce message est irrecevable. Remettre en question le bien-fondé de l'athéisme de masse est un péché laïc mortel.
Heureusement, et c'est la bonne nouvelle de tout ce scandale, le monde, qui est moins bête que celui d'Edwy Plenel, passe outre les chevalets et les éditos des journaleux, et fait, pour l'instant, un triomphe au film. Dans les deux salles où je l'ai vu, le public était scotché, hypnotisé par la force de ces images justes - et qui ne sont pas juste des images. Car c'est cela aussi la révolution gibsonienne : contre toutes les suspicions godardiennes, puritaines et protestantes, où l'on se défie de l'image comme du diable, faire de l'oeuvre d'art une édification, considérer l'image non plus comme un simple phantasme subjectif mais comme une icône, et dès lors tenter un art qui se risque à la vérité.
Est-ce si honteux ? Pendant des siècles, le rôle de l'art fut de restituer le réel et de convertir à la vérité. Abel Gance lui-même disait qu'il rêvait d'un film qui changerait la vision du monde à celui qui le verrait. Le film de Mel Gibson appartient à cette catégorie. On en sort transfiguré.
Beaucoup d'entre nous ont applaudi à la fin, le coeur chaviré de joie. Sauf à considérer que le monde entier est sadique et va voir le film de Gibson pour se repaître de sang et de violence, et, même si c'était le cas, il semble que cela soit le contraire qu'il trouve : cette Passion, si insoutenable parfois, irradie la paix, l'espérance et la joie.
C'est cela le miracle du film de Gibson - l'un des plus beaux du monde, je vous assure- montrer l'amour de Dieu contre la haine du monde. Opposer la souffrance du Christ à la violence des hommes. Qui serait assez tordu pour prendre plaisir à Sa flagellation ? Je crois que dans ce film, nous sommes comme Marie et Marie Madeleine, nous suivons en pleurant le calvaire de notre fils ou de notre ami ; et si nous ne voulons pas être mêlés à cette affaire, nous sommes alors comme Simon de Cyrène, forcé de porter la croix et finalement bouleversé par le visage de Celui qui va y être cloué - et puisque l'on a tant parlé d'antisémitisme et de régression théologique, est-il antisémite et régressif ce plan saisissant où l'on voit Simon (qu'un romain a traité de "juif") épauler Jésus et porter la croix avec Lui ? A moins d'être aveugle, comment ne pas y voir la réconciliation du juif et du chrétien portant la même croix ?
La Passion est parsemée de ces moments d'amour et de fraternité entre le Christ et les hommes et ce sont ces épisodes qui émeuvent aux larmes : voyez, dans la scène chez Hérode, le regard que Jésus échange avec l'esclave noir - le seul qui ne se moque pas de Lui et comprend que cet Homme vient apporter l'égalité entre les hommes ; écoutez Jésus sur la montagne expliquant au peuple qu'il faut aimer ses ennemis, car il est si facile d'aimer ceux qui nous aiment (et Jim Caviezel, chaleureux Christ plein de force tranquille, est merveilleux de simplicité et de conviction dans cette scène - avec même une pointe d'humour...). Comme elles sont présentes, ces phrases de l'Evangile, et comme il faut avoir de la merde dans les oreilles, comme dirait Marianne James, pour ne pas les entendre et prétendre, comme l'ont dit tous ces sourds-aveugles de critiques, que Gibson avait empêché la Parole de Dieu ! Au contraire, ni Pasolini, ni Zeffirelli, ni Scorcese n'ont mis en scène le Verbe avec autant de ferveur et d'intelligence que Gibson. Ecoutez Jésus, couché sur la croix tandis qu'on va percer Ses pieds, murmurer "ils ne savent pas... ils ne savent pas... ils ne savent pas."
Alors, la violence, les coups en permanence, les fouets qui arrachent des lambeaux de peau, les clous que l'on enfonce, la croix que l'on retourne pour retourner les clous... Terrible, évidemment. Et pourtant, je défie quiconque d'y voir une once de sadisme. C'est que, comme l'a dit Jean-Paul II, cela n'a pu que se passer que comme ça, et que par ailleurs, cette souffrance-là est sacrée, tout le monde le sent. Ce n'est pas un homme qui souffre, mais un Dieu. Et ce Dieu semble, c'est le cas de le dire, surhumain, impossible à affaiblir, supportant tout pour nous et plus que nous pourrions, nous, en supporter. Au risque de forcer la Vision, on pourrait dire que si le Christ souffre pour nous, Il ne souffre pas pour Lui, et s' Il ne souffre pas pour Lui, Il ne souffre pas. Au fond, seule la culpabilité fait souffrir. L'enfer, ce n'est pas la croix, mais la mauvaise conscience, celle de Judas ou du second larron. Pur de tout péché, incapable de haïr et de se haïr, le Fils de Dieu n'a que faire des supplices des hommes. Ainsi, peut-Il résister indéfiniment à ce qui nous aurait fait périr depuis longtemps - et c'est ce qui rend le film supportable et lui donne toute sa spiritualité : cet homme que l'on flagelle à mort et qui ne meurt pas (regard ahuri des soldats romains, en nage d'avoir tant fouetté ce type qui leur paraît invincible), cet homme qui porte une croix trop lourde pour n'importe quel autre homme, cet homme qui choisit librement de donner sa vie ("personne ne prend ma vie, c'est moi qui la donne"), qui choisit même l'instant de sa mort ("Père, en tes mains, je remets mon esprit"), cet homme, en effet, est un dieu.
Voyez, à côté, les larrons. Eux sont plus pénibles à regarder, eux, pauvres hommes pitoyables au corps blanc, mais plus douloureux que le corps rouge de Jésus. Eux, comme nous, souffrent sans dépasser leur souffrance.
Probité de Gibson : deux heures de calvaire d'un homme "normal" auraient été insoutenables, douteuses et inutiles, alors que si l'on admet que Jésus est bien le Fils de Dieu, cela pourrait durer douze heures non stop sans que l'on ressente autre chose que de la compassion. "Ce Jésus-là est bien trop divin pour qu'on se projette sur lui" écrivait une internaute sur un forum consacré au film. Eh oui par Dieu !, ce Christ-là n'est plus la chochotte velléitaire et neurasthénique de la Dernière Tentation scorcésienne. Encore moins, le gentil curé social type abbé Pierre qui fait des pétitions pour les sans papiers. C'est un Christ mystique et métaphysique qui vient nous délivrer de nous-mêmes et de l'enfer dans lequel désormais il n'y aura personne, sauf le diable (quel plan fulgurant !). Le Christ éternel et inactuel, qui souffre à la fois plus et moins que nous, le Christ Sauveur qui, même lorsqu'Il lance le psaume 22, le fameux "Eli, Eli, lema sabachthani !", le lance non pour Lui mais pour nous. Nous, larrons, juifs, romains, traîtres, renieurs, athées, mauvais croyants, faibles, bourreaux, humains trop humains. Il parle à notre place : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés à nous-mêmes ?"
Alors Dieu pleure. Le Père pleure. Il fallait oser ce plan sublime de la prise de vue qui se transforme en larme et qui tombe du ciel. L'orage éclate. La terre se met à trembler. Le temple se casse en deux - et Caïphe commence à comprendre.
Retour au Golgotha : descente de la croix. Sur une pierre, les clous et la couronne d'épines retirés, un morceau de bois de la croix - les futures reliques. Un frisson dans la salle.
Après les pleurs du Père, l'affliction de la mère. Marie prend Jésus contre elle. Fixe dans les yeux le spectateur. La caméra recule doucement et l'on voit la main de la mère sur le coeur du fils mais une main ouverte, tendue vers nous, comme si... Mais oui, c'est cela : la Mère nous propose le Fils.
A nous de L'accepter.
De toutes façons, le tombeau s'est ouvert....
(Ce texte, écrit en avril 2004, a été remanié et publié dans le numéro 11 du Journal de la culture, novembre-décembre 2004)