17 - Kierkegaard et Luther.
« Nous avons assisté à l'accroissement infini des horreurs dans l'âme de Kierkegaard ».
Nul plus que lui n'a pensé la difficulté d'exister en Dieu. Nul n'est allé aussi loin dans le dégoût de Dieu - Dieu comme distance, impuissance, absence et dureté. « Ma dureté n'est pas de moi », mais de Lui et du don de vie qu'il nous a fait avant de se retirer, de nous abandonner, de nous éprouver encore et toujours. A cause de Lui, nous sommes devenus, chacun à notre niveau, des Abraham et des Job - mais sans qu'il retienne notre bras in extremis ou qu'il nous redonne nos biens en fin d'épreuve. Et tout cela, paraît-il, par amour.
Alors est arrivé ce qui devait arriver. Nous nous sommes détournés de Dieu et tournés vers l'éthico-religieux, c'est-à-dire la sagesse, le savoir, le devoir - qui au moins ne déçoivent pas. Le « tu dois » se révéla tout de suite plus efficient que l'amour divin. Le savoir, plus égayant que le salut. La sagesse, plus opératoire que la charité. La vérité morale et physique, plus réelle et plus juste que Dieu. D'ailleurs, Dieu peut-il quelque chose contre l'ordre des choses ? Contre l'éternité ? Contre le fait qu'une chose se soit passée ? Dieu peut-il changer quoi que ce soit à l'histoire individuelle ou collective ? Non, évidemment. Dieu est soumis au réel tout comme nous. Sa seule proposition est de venir pleurer avec nous "parce qu'il nous aime". Et alors ? Ses pleurs ne guériront pas nos plaies. Son amour impuissant, au contraire, ajoutera à notre chagrin. Sa peine augmentera la nôtre. On nous dit que le Christ a pris tous nos péchés sur son dos et que sa Croix contient les nôtres. Ca nous fait une belle jambe. Au lieu de pleurnicher avec moi, il aurait dû me rendre Régine - ou plutôt me rendre ma virilité qui m'aurait permis d'avoir Régine, s'est dit secrètement Kierkeegaard toute sa vie.
« Dieu n'est pas venu abolir la souffrance mais l'emplir de sa présence », disait encore Claudel. Merci bien, j'en ai déjà assez de l'écharde dans ma chair pour y avoir encore celle de Dieu. A part la rendre plus triste, Dieu n'a pas fait de miracle dans ma chair. Dieu ne peut rien pour moi comme il ne peut rien pour Lui. Censé être la vérité, Il doit se soumettre, tout comme nous, aux vérités incréées. Dieu est incapable de changer la raison - et toute l'éthique qui va avec. A Dieu, rien n'est possible. Dieu est impuissant devant l'homme comme Sören fut impuissant devant Régine. Se prendre pour Dieu, c'est se prendre pour un impuissant.
...............................................................................................................
Voilà, on peut s'arrêter là.
D'un côté, nous avons la vérité éthico-religieuse et ses horreurs actives (raison, lois, pénalité) qui ont le mérite de nous faire bouger ; de l'autre, nous avons Dieu et ses horreurs passives (impuissances, chialeries, culpabilités) bonnes qu'à nous paralyser encore plus. La loi est ce qu'elle est mais elle m'oblige à agir. L'amour divin ne me sert à rien, sinon à me désespérer encore plus. Car oui, "l'espérance", vertu théologale s'il en est, humainement, c'est le désespoir. La foi, la folie. Et la charité, le chagrin partagé - amplifié. Si je suis sain, logique et rationnel, je choisis la vérité contre Dieu et j'en suis bien aise. Ma vie ne va pas être facile mais elle va trouver sa légitimité, sa légalité, sa nécessité - et pourquoi pas, un certain contentement si je me conduis bien, l'existence étant une méritocratie comme une autre. Tant pis pour le Christ ! Fuck Christ ! Qui pourrait être assez fou pour choisir le Christ plutôt que la vérité, hein, je vous le demande ?
Dostoïevski !!!!
« Je préfère être avec le Christ qu'avec la vérité »,
a écrit ce dernier - phrase éminemment folle et scandaleuse, incompréhensible, blasphématrice, et finalement bebête, infantile. Distinguer le Christ de la vérité - le Christ qui a pourtant bien dit qu'il était la voie, la vérité et la vie ? Absurde, absurde... Et dangereux, arrangeant, limite satanique. On veut être sauvé sans être jugé. On veut l'amour sans la justice et la miséricorde sans l'expiation. Facile, tout ça. Facile et immoral. Et puis, et puis.... Comment peut-on choisir ce dieu plein de pus et de plaie, de larmes et de sang, de peine et d'impuissance ? Comment un type comme Dostoïevski, qui a connu la peine de mort dans sa chair, à qui on a fait vivre un simulacre d'exécution avant de l'envoyer au bagne des années, peut-il oser préférer ce dieu qui n'a rien fait pour lui plutôt que la vérité qui au moins ne le trompait pas et travaillait pour lui ? Est-ce là la raison d'un homme adulte ? Comment, que dites-vous ? Parce qu'il a vécu ??? Dostoïevski préfère le Christ à la vérité parce qu'il a vécu ? C'est parce qu'il a connu le pire d'une existence humaine qu'il s'est converti - c'est ça que vous voulez me faire croire ??? Encore cette idée dégueulasse que c'est dans la grande souffrance que l'on retrouve la croyance ? Putain, putain, putain, putain, putain, putain..... « L'athéisme n'existe pas, mon cher, me disait Aurora Cornu à nos débuts, il suffit de visiter une prison, un hôpital ou un cimetière pour s'en apercevoir. » Ok, je m'incline. Je préfère Aurora à la vérité.
(Celle-ci d'ailleurs plus tolstoïenne que dostoïevskienne, c'est là, notre « différence » insigne. La création et le pardon, plutôt que l'existence et la croix. Tolstoï, voilà ce dont j'ai besoin. Et voilà ce qu'elle m'apporte, entre autres nectars. Du coup, j'en ai oublié Luther.)
XVIII - Le désespoir et le néant.
« Même ce qui est humainement parlant est le plus beau et le plus adorable - une féminité toute jeunesse, qui n'est qu'harmonie, paix et joie - même cela est encore désespoir ».
Pauvre Kierkegaard, quand même ! En arriver là.
L'homme (normal - Adam) a donc choisi l'arbre de la science du bien et du mal plutôt que l'arbre de vie. L'homme a préféré la chute à l'Eden. C'est que peut-être, dans la chute et dans la science, il trouvait son autonomie vis-à-vis de Dieu. Manger la pomme, c'était s'affranchir. Faire son Prométhée. Le feu au risque du foie.
« Le néant nous a appris à penser qu'il est préférable d'accepter n'importe quoi, n'importe quelles abominations pourvu qu'il n'y ait pas contradiction ». Or, la mort en est une, et de sacrée. Et l'Amor Fati, qui est le dernier avatar du principe de raison et de non contradiction, commence à bien faire. Qui y a jamais cru ? Nietzsche est un Hegel irrationnel, rien de plus.
La vérité, et pas celle de l'éthico-religieux mais bien celle de l'existence, la vérité vraie, donc, est que la mort résiste encore et toujours au savoir - et à la raison. La mort est ce contre laquelle bute la raison, sans qui pourtant il nous serait incapable de vivre convenablement. La mort est plus forte que la raison, remet à sa place la raison. En ce sens, la mort est notre « espoir » existentiel. Nous pouvons être le plus savant, le plus sage et le plus vertueux du monde, la mort nous embête. Et lorsqu'on nous dit que le Christ a vaincu la mort, nous tendons l'oreille. Bref, à force de néant et de morale, de néant par la morale, nous nous tournons vers autre chose - en vérité, vers tout ce qui contredit notre raison et notre morale. La mort est ce qui nous soulage de la morale. La souffrance est ce qui nous fait dépasser la raison. La croix, la Sienne, comme les nôtres, sont ce qui mettent l'éthique à bas. Enfin !
Les sortilèges de la philosophie ont fait long feu. Qu'elle soit tragique ou éthique, nietzschéenne ou aristotélicienne, spinoziste ou kantienne, la philosophie ramène toujours au néant de la loi ou de l'Amor Fati. Seul le saut religieux nous dégage de tout ça. Abraham pulvérise Zarathoustra comme Job renvoie dans ses baskets les juges de la raison pratique. Adieu, donc, ordre éthico-religieux ! Adieu, raison, nécessité et loi ! Adieu, sagesse, science et serpent ! Et bienvenue, aurore.