Le Nouveau monde, Terrence Malick (2005)
Rêvons un peu d’un monde meilleur avec Arnaud Villani.
Plutôt que de se regarder en chiens de faïence, cherchons en nous les coïncidences, les connivences, les attaches. Considérons que le modèle n’est plus l’un contre (ou sur) l’autre mais l’un avec (ou en) l’autre, « l'un au moyen de deux » , le « deux en un » - l'« hendiadyn ».
En rhétorique, l’hendiadyn ou hendiadys ou hendiadyoïn est une façon d'éclairer une idée sous deux angles complémentaires sous apparence de redondance. Une sorte de pléonasme intelligent qui freine le sens, le répète et le dédouble. Non plus « j'ai connu l'amour avec Eve » mais « j'ai connu Eve et l'amour ». Ou comme dirait Stendhal : « il fut le maître de mon coeur et de moi ». L'hendiadyn ou le génie du « et » - et comme le chantait Isolde :
« Mais notre amour
ne s'appelle-t-il pas
Tristan et Isolde ?
Ce doux petit mot : et,
lui qui nous unit,
lui, le lien d'amour (...) ».
L'hendiadym comme art d'associer des dissociés, de faire couple d'un conflit, duo d'un duel, amour d'une inimitié - possibilité de réconciliation humaine, voire cosmique. Allons-y.
Séparés mais associés (sur la fabuleuse notion d'Hendiadyn ou Hendiadys, cliquer ici).
Lier tout, lier le tout - et surtout se lier avec lui.
Comprendre, admettre plutôt, la lignée (transversale) plutôt que les individus (nucléaires). La pensée courbée plutôt que droite (« nous portons en nous le poids du monde, de sorte que nous ne pouvons demeurer “droits“ » [1].) Du reste, Dieu aussi écrivait « droit en lignes courbes ». Ce qu'il faut, c'est apprendre à se désindividualiser autant dans le moral que dans l’organique et autant dans l’organique que dans le non-organique – et nous départir de cette « mauvaise humeur » existentielle, résultat de nos faux-semblants « individuels » (car nous sentons bien que nous ne sommes pas que des individus et que la terre, la pierre, les minéraux, le diamant font partie de nous comme nous faisons partie d'eux - comme du reste la bouse, le ver de terre, le brin d'herbe).
New Age ? Eléatisme, plutôt. Et pensée tragique.
Car tout cela a été pensé il y a fort longtemps et non pas tant par les philosophes du Logos que par ceux de l'élément - les fameux Présocratiques, eux-mêmes relayés par les poètes tragiques.
Le tragique vivait dans l’innocence du sang, l'anti-péché : l'homme pouvait être coupable mais il n'était pas responsable (Oedipe). C'était le destin qui l'était. Le philosophe, à partir de Platon, puis de l'horrible saint Augustin, destituera le destin. Le philosophie visera le politico-moral (et donc le jugement, la surveillance, la punition). Le tragique croyait à une humanité non encore écorchée par la loi comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka - quoique concernée par la loi non-écrite (Antigone). Le philosophe voudra que tout soit écrit, légal, social. Le tragique avait quelque chose d'utopique, de non-dialectique, d'inspiré. Et c'est pourquoi les vrais ennemis de Platon n’ont pas tant été les sophistes (au fond, des philosophes arrangeants faciles à remettre en place) que les poètes. C’est que les poètes tentaient de penser autre chose que le système – ce « pouvoir glissé dans la pensée » et qui hélas commença avec lui, Platon, celui-ci faisant du merveilleux metaxu ti (intervalle, juste milieu et pourquoi pas « mélange érogène ») un conflit moral forcément sanguinaire entre Formes et Copies, une lutte à mort ou à mépris entre Vie idéale et vie réelle, Bons et méchants, Philosophes et manants. A partir de La République, tout ne sera plus que logico-mathématique, théologico-politique, éthico-religieux. La science sera morale comme la morale scientifique. On sera dans la totalité sans extérieure, celle-ci commençant à l'Académie pour finir au goulag - en passant par l'enfer augustinien. On sera tenté alors de penser autrement et de faire appel à tout ce qui est non officiel, secret, disséminé : ruses de la raison, cœur intelligent, esprit de finesse, pensée de derrière, pari, saut. Toute l'oeuvre de Pascal et de Kierkegaard est anticléricale, anti-catéchiste, contre les raisons cartésienne et hegelienne.
Hélas ! Dans un monde logico-moral, difficile de se faire entendre. Tout de suite éructent les objections positives, morales, pratiques. Faire du conflit un commun, de la rivalité une amitié, de la guerre un jeu de puissance et non plus un rapport de forces, tout cela est bien beau mais n'est pas sérieux. Tout n’est pas que symbolique en ce bas monde, cher poète tragique. Il faut des limites, des lois, de l’autorité, de Etat, de la violence légale – éventuellement même de la peine de mort, du supplice, de l’enfer. L’Art de la guerre de Sun Tsu n’est pas qu’un livre de poésie. Les Herrschaftesgebilde ne sont pas qu’intériorités artistiques. La vague n’est pas que tableau d’Hokusai, elle est noyade, péril, Titanic. Et la tique veut tuer comme tout un chacun même si elle ne peut être qu'un sale parasite. Dans la nature comme dans la cité, nous sommes tous menacés tout le temps, il faut donc se préserver, se défendre, attaquer si besoin est. Le Corps sans organes, ça va cinq minutes[2]. Le « vitalo non-organique », pareil. Même la particule qui ne dure qu’une nanoseconde voudrait l’explosion de la planète. Non, monsieur Villani, ce que montre la tragédie, c’est que la vie est tragique pour de vrai et que par conséquent il faut des décrets durs et lisibles pour qu’elle le soit moins. Il faut de la morale, du jugement, de l’exemplaire. C’est Créon qui a toujours eu raison. C'est Hobbes qui a vu juste. L’homme est un loup pour l’homme et si l’on veut vivre en bonne harmonie, il faut des prisons, des chevalets et des croix. Ce hippie de Jésus était bien gentil mais n’a jamais rien compris au socio-politique.
Buñuel, La Voie lactée (avec Bernard Verley dans le rôle de Djizeus.)
Pas étonnant qu'il ait si mal fini. Voilà en effet ce qui arrive quand on ne croit pas au mal, quand on tend la joue gauche, quand on se fait gloire de seconder le monde dans son combat avec lui au lieu de le juger en bonne et due forme. Kafka s'est trompé, Sophocle aussi. Seuls les juges ne se trompent pas.
Grâce à Dieu, Dieu n'est pas qu'un juge.
On peut aussi penser Dieu contre lui-même. On peut aussi le penser par la relation plutôt que par le dogme. Et Jésus était celui qui précisément avait « la passion de la relation » (avec les hommes, avec le diable, avec les arbres - épisode du figuier - et même avec les pierres qui crieront). Et qu’est-ce qu’une « relation » sinon « un rapport auquel on a rajouté un cœur »[3] ?
Le coeur intelligent du chrétien authentique. De saint François, de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix, de ce mystique anglais anonyme, auteur du Nuage d'inconnaissance et qui contient le plus bel évangile du monde :
« Ce n'est pas celui que tu es que Dieu regarde avec les yeux de sa miséricorde mais celui que tu as désiré d'être. »
Voilà qui va faire grincer les dents de bien de bigots étroits. En vérité, les chrétiens authentiques rejoignent les poètes tragiques et tous les vrais sages du monde. Se rappeler saint François avec les animaux, Li Fou qui ne se coupait plus un poil ou un ongle par respect pour lui, Kafka qui opposait à chaque choix un autre choix, faisant de sa vie un éternel atermoiement – ou Bartleby dont l’éternel « je préfèrerais ne pas » sera toujours préférable à toute action révolutionnaire léniniste. L'agir a toujours été néfaste. Le laisser-faire, toujours bénéfique. Plus que l’énergie, la synergie. Plus que la valeur, la valence (combinaison des atomes entre eux). Plus que l’économie, le Potlach. Plus que le trait, le pli.
Les réalistes et les moraux ont beau dire, la vie se moque bien des séparations, des différences, des cultures. La vie est partout, tout le temps, même là où on ne l'attend pas. « On est rempli d’énergie à voir l’effort d’un arbre poussant dans la pierre », écrivait magnifiquement Bachelard. Le mal, c’est le soubassement différentiel, l’affaissement de la puissance en force et peut-être aussi et surtout le bien forcé, le bien moral. Dans l’Histoire, le Bien a souvent fait autant de mal, sinon plus, que le Mal – Inquisition catholique, communisme, islamisme.
« Le jour viendra où l’idée de Progrès et de "révolution" libératrice aura cessé d’autoriser les mensonges et les massacres, qu’il s’agisse d’hommes ou de biotopes. Un jour viendra où l’homme, sans recourir à la religion ou à la sagesse, mais en se servant du simple bon sens, aura cessé de brider l’homme, de l’empêcher de vivre et de parler en son nom. »[4]
L'hendiadym est aussi contenu dans ce simple bon sens.
Au fond, la réalité n’est pas, n'a jamais été droite mais courbée, gauchie, tordue. La soi-disant hiérarchie horizontal/vertical a simplifié l’oblique, écartelé le scalène (triangle inégal), annihilé le transversal. Il suffit d’avoir vécu cinq minutes pour s’être rendu compte que la vie est pleine de failles - et donc d’incises, de coins, de chevilles, d’attaches. « La totalité est faillée comme la faille est conjonctive »[5]. Et c’est pourquoi il faut savoir ruser avec elle, juger avec finesse plus qu’avec géométrie, être sensible à la tonalité du « discours » plutôt qu’au sens apparent de celui-ci – être un peu plus féminin dans son approche du monde (et qui n'a rien à voir avec l'antiféminin ultra-moralisant, "masculin en pire", si j'ose dire, des féministes.)
The Tree of life, Terrence Malick (2011)
L’alternative est bien là : soit la différence conduit à la différance, qui ajourne le conflit ou le symbolise, soit elle conduit à la souffrance brute qui le réalise. Soit l’on développe le « deux en un » (Présocratique, Tragiques, Christ), soit l’on sombre dans l’« un contre l'un » (Platon-Bossuet-Sartre). Toute l’histoire de la pensée oscille entre le meson et l’hybris, la belle et noble puissance, la laide et vile force – le symbolique et l’asymbolique. On pourra toujours se gargariser de « réalisme », on ne pourra jamais s’empêcher de penser le « et pourtant » (du poète Jean-Paul de Dadelsen).
L'idée profonde de Chiens de faïence est que l'on peut penser le monde hors du rapport de force - hors de la politique, disons "officielle" (celle des Créon-Hobbes-Machiavel), à travers l'ontologie, l'Être, le vivant. Un bébé n'a aucune force mais est une grande puissance.
En l'Être les frères ennemis peuvent se réconcilier, tendre à l’harmonie, accepter l’alternance. L’Être ou la pensée non pervertie par l'avoir ou le pouvoir. L'Être ou le commun de tous. L'Être ou la reconnaissance de toute chose.
Révélation présocratique de l'Être, incarnation de l'Être par le Christ. Mais Platon l’a emporté sur les premiers et le second a fini sur une croix. Les réalistes semblent avoir gagné, les moraux triomphé. Les juges exultent. Sauf que l’Être continue dans les étants et que le Christ a ressuscité. La Résurrection comme Éternel Retour, renaissance, reprise, réforme.
« Tout revient sans cesse. Et la faille est fidèle, comme la fêlure chez Fitzgerald, comme la fuite chez Deleuze, la chute chez Kafka, l’abîme (« chaos ») chez les premiers penseurs. Le tout a besoin d’être contré pour éviter de se refermer sur lui-même, de se coller dans ses feuilletages profonds. C’est cette résistance qui lui permet d’agir en tant que totalité vivante, naissant de ses différences fragmentaires. Jeunesse, infatigabilité, insoumission de la Nature. » (p 43)
Idem
Quoiqu’on pense, « nous nous retrouverons ». Tel est le sens de la Bonne Nouvelle.
La pensée symbolique – pensée rusée ou amoureuse, érotique. Qui aime l’asymétrie, l’impair, le tiers – l’Ouvert, les anges. Qui est riche en monde. Contrairement à la pensée asymbolique, fondée sur les hiérarchies, le social, le moral, le final, « pauvre en monde » et même pire.
Le pire est que Platon a vu les deux voix et qu’au lieu de prendre la première, il a pris la seconde, conservant malgré tout « autant de traces qu’il est possible de la pensée la plus ancienne, tout en choisissant le chemin inverse. De la sorte, les allusions, aussi nombreuses soient-elles, aux manifestations de cette pensée, se situent in fine dans une stratégie d’obstruction et une écriture de la dissimulation, de telle sorte qu’on ne puisse jamais remonter à leur sens initial. Il y faudra un immense travail pour rouvrir ces chemins, redonner vue sur les stigmates de cette ancienne pensée, sacrifiée, crucifiée »[7]. Platon aurait-il commis là le péché irrémissible – celui d’avoir vu l’esprit saint et s’en être détourné ? Nietzsche et Heidegger tenteront de revenir en arrière, à cette puissance pure où le mouvement devenait sujet, où la flèche partait et ne partait pas (Zénon), où tout était puissance du continu, mobilité commune, inséparabilité vivante, « unité faillée »[8] quoique physique et mystique – mystique physique ! – et comme dirait Deleuze « multiplicité intensive » (plutôt que « qualitative », terme renvoyant trop à un spiritualisme d’époque et même si c'est par lui que Bergson ouvrait la voie.)
C’est en effet dans ou par l’intensif que peut passer le souffle, l’esprit, l’infini – comme par une fenêtre de Vermeer, Bonnard, Matisse ou Dufy, ces grands fenêtriers de la peinture.
Sans oublier l’éternel féminin, la mère universelle, la matrice première, pour qui Villani a une ferveur candide qui ne serait pas du goût des exciseuses d’aujourd’hui. Car pour l’auteur de La Guêpe et l'orchidée, toute « égalité en acte n’est pas à imputer au bénéfice de la femme. » La neutralité dans laquelle le féminisme veut enfermer celle-ci se révèle en fait une neutralisation, une négation, réduisant celle-ci à n’être plus qu’ un.e chien.ne de garde de plus, un robot interchangeable, une « femme sans qualité », une affreuse Titane.
Titane, de Julia Ducourneau, avec Agathe Rousselle, Palme d'or 2021
Il faut dire que l’antinature a toujours été le fondement de l’extermination - et que de ce point de vue, le néo-féminisme est une sorte de solution finale de l'éternel féminin. Et notre cher professeur de khâgne de plaider pour Astarté et Isis, symboles du féminin sacré, originaire de toutes choses et bienveillantes à jamais. Contre l’Olympe si masculin de la pensée/pouvoir, l’Atlantide de la pensée féminine, forcément sublime et régénératrice – et avec comme exemple contemporain la survivance du peuple amazonien des « Zo’é » (« nous ») où l’on vit dans une tendre autarcie polyandre et polygame et où l'on règle les différents en se faisant des chatouilles.
Sur les Zoé
La mère, la chair, les chatouilles – on pourra sourire de la cosmogonie de notre vieux maître mais on ne pourra se moquer de sa volonté profonde de vouloir sauver l’homme de son orgueil légaliste en lui rendant sa grâce primale – « comme si chaque cellule d’un homme ne devait pas mille fois rendre grâces au tourbillon atomique et à la poussière d’étoiles qui sont la toile de fond de l’univers et des corps organiques en particulier »[9].
Un jour, peut-être, le siècle sera villanien.
[1] Page 09.
[2] Pire – le CsO ne serait pas le credo des LGBTQ+ d’aujourd’hui ? Un film comme Titane de Julia Ducournau (palme d'or 2021) semble le montrer.
[3] Page 13.
[4] Page 23
[5] Page 42
[6] Page 46.
[7] Page 49.
[8] Page 82.
[9] Page 90.
Commander ici de toute urgence.
Lettre à Arnaud Villani (Narcisse à Goldmund), le 04 janvier 2011
ADDENDUM
GN - Le sacrifice, ce n'est pas seulement celui des Incas ou des Aztèques, ou même celui de la Passion sur le Golgotha. C'est la manifestation liturgique d'un principe dialectique interne à la vie : tout ce qui naît doit mourir pour que la vie perdure ; il n'y a pas de continu sans les catastrophes aléatoires ou tragiques du discret. Le sacrifice païen ne fait jamais que ritualiser cette intuition métaphysique première afin de la discipliner. C'est précisément parce qu'il veut sortir des mises à mort sanglantes de L'Iliade que Platon entend bannir à la fois les ombres du monde sensible et les poètes de la Cité.