Le sacrifice d'Isaac, Le Caravage, 1598
1 - Job et Hegel
« Ne peut être utile à l'homme que la vérité qu'il a lui-même mise au monde. »
Et cette vérité nait du désespoir, non de l'étonnement. Le désespoir qui naît lui-même de la souffrance, de l'incompréhension, de l'impuissance - et par-dessus tout de l'arrogance de la raison qui veut tout expliquer, tout légitimer, tout récupérer : Platon, Descartes, Spinoza, Hegel et leur raison « objective », formelle, cognitive, substantielle, rationnelle, pour ne pas dire raisonnable, adulte, paternelle. Celle qui vous rétorque, à chaque coup, qu'avec un peu de bon sens, de bonne volonté, d'efforts (oui, l'effort, c'est important), ça pourra aller mieux. « Et l'épilepsie, ça se soigne, mon cher Dostoïevski ! » (George Steiner.).
Non, il faut aimer la raison, c'est-à-dire qu'il faut reconnaître la nécessité des choses. Une nécessité si impérieuse et si rationnelle que même les dieux s'y soumettent. Il ne faut jamais l'oublier : Zeus lui-même ne peut changer le destin de Troie. Sa seule manoeuvre, c'est retarder les événements, freiner l’engouement des héros, leur jeter des peaux de banane, compliquer quelques instants la situation, mais pas plus. A la fin, il devra accepter (et organiser) la chute de Troie, sa maison chérie. Depuis le début, Zeus sait qu'Hector va périr sous les coups d'Achille. A quoi bon faire de la résistance ?
La philosophie spéculative ne procède pas autrement. Elle exhorte à comprendre les choses afin de s'y soumettre - et quand les choses sont trop tragiques, de recourir à la catharsis qui soulage immanquablement. C'est là la « sagesse publique » qui devrait convenir à tout le monde. Celui qui fait des histoires est un insensé qu'il faut gronder, punir, ou soigner. Ces soins font vomir Kierkegaard, lui, l'insensé de l'absolu. La seule chose qui lui reste est de quitter ces penseurs publics (pas totalement, quand même - les garder sous la main, on ne sait jamais, papa et Monsieur Münster peuvent avoir raison), et aller voir du côté des penseurs privés. Job, Abraham. Eux se sont vraiment confrontés à l'existence - la cruelle, l'absurde, celle qui fait une quenelle à la raison. L'un a tout perdu, l'autre a été commandé de tout perdre. Mais les deux, à leur façon, se sont rebellés contre la nécessité : Job en hurlant contre Dieu. Abraham en espérant que même s'il allait tuer Isaac.... il ne le tuerait pas !
C'est cela la foi chrétienne - croire à une intervention, un appel, une sortie hors du rationnel. Remarquons à ce propos qu'il n'y a pas de « foi grecque » ou « païenne ». On ne « croit » pas en Zeus ou en Aphrodite comme on croit au Christ. Ou si l'on préfère, on « croit » en Zeus comme on croit au tonnerre. On « espère » que l'orage ne va pas faire trop de dégât et passer le plus vite possible. Et s'il dure et qu'il cause la mort de gens, alors, on dira que c'était le destin. On croira au destin. La croyance chrétienne est autre. La croyance chrétienne réside dans une « reprise » du réel. On croit que le réel pourrait être repris. Renouvelé. Ressuscité. On croit que plus que de la nécessité, il y a de la liberté. Une liberté miraculeuse. A la lettre, Job et Abraham attendent le miracle. Et c'est en ce sens qu'ils s'affirment libres... contre la raison salope.
2 - Echarde dans la chair.
Quel fut ce mal qui accompagna Kierkegaard tout au long de sa vie et l'empêcha de « devenir époux » ? Dans son Journal, il répète que jamais il ne nommera cette chose qui endolorit son être depuis toujours et qu'il fera tout pour que personne ne la découvre. « Les neuf mois que j'ai passés dans le sein de ma mère ont suffi pour faire de moi un vieillard », ose-t-il quand même écrire. A son médecin, il parle d' « anomalie entre son corps et son âme » et qui le rend malheureux « jusqu'au bord de la folie ». Rêvait-il d'amour interdit ? De tortures ? Etait-il gay ? Ou sujet à complications ? Avait-il un goût pour des femmes dit de caractères, lui, le soi-disant Séducteur de jeunes filles évanescentes ? Pire ? L'hypothèse la plus probable, et la plus déprimante, est qu'il devait souffrir de ce mal qui rime avec Armance et dont Stendhal a si bien parlé dans son roman éponyme. La nouveauté, c'est qu'il ait voulu en faire « un événement d'importance mondiale », un Arché philosophique sans pareille quoiqu’inavouable, une Croix existentielle (du moins, ce qu'en dit Chestov, mais suivons Chestov.)
Eriger de la pensée (et quelle pensée !) sur ses problèmes d'érection – eh oui !
Et toujours se répéter que si à l'homme, ceci ou cela est impossible, à Dieu, tout est possible. La liberté dépend de ce refus, même vain, de la nécessité. Tout passera désormais par la foi, l'espérance et la subjectivité. Haro donc sur Hegel l'objectif et Socrate le trop sage (même si l'on garde encore ce dernier en réserve - en plus du vénéré Spinoza auquel on ne touche pas.... au cas où la subjectivité ne marcherait pas !!!! Ce sont là les "ruses de Sören".)
Ce qui le dégoûte le plus chez Hegel, c'est la volonté de penser l'objet hors de soi, hors de tous ses particularismes subjectifs. Pense mal, pour Hegel, celui qui pense une chose en y ajoutant quelque chose de lui-même. La pensée n'est pas un souci de soi. Si, justement ! La pensée est un souci de soi. Rester dans la pure objectivité de l'objet, pour Kierkegaard, c'est ne pas penser - et pire, c'est trahir, se trahir. Au fond, Hegel pense comme un Judas - en trahissant la vie et en se trahissant lui-même au nom de l'Esprit. L'en soi de l'objet ne vaut rien. Le pour soi du sujet vaut tout. L'en soi renvoie au savoir - à la science. Le pour soi relève de la foi. Entre raison et foi, il faut choisir - ou plutôt, en langage kierkegaardien, il faut sauter de l'une à l'autre.
Sauf que se brouiller avec la raison n'est pas sans conséquence.... ni sans déshonneur. C'est refuser la conciliation et la communauté du bon sens. C'est déclarer la guerre à l'ordre bienveillant, et entre nous, faire preuve de puérilité. C'est dire zut à papa ou à l'ami de papa encore à quarante ans. C'est s'en prendre de manière folle et incompréhensible à l'évêque de Münster qui avait été le confesseur de son père et qui avait en partie éduqué le petit Sören. Sauf que le petit Sören devenu grand ne pouvait plus supporter ce christianisme gentillet et rationnel, plein de sagesse imparable, de piété rassurante, d'adéquation corps-esprit - peut-être parce que lui, justement, ne l'avait pas, cette adéquation. Lui avait la réalité inadéquate, la puérilité forcée, l'écharde dans la chair. La petite bite ou la bite inutile.
Sexe, mensonges et vidéo, de Steven Soderbergh, avec Andie MacDowell, James Spader, palme d'or et prix d'interprétation masculine à Cannes, 1989 (j'avais 19 ans).