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Antonin Artaud, Gilles Deleuze, Anne Bouillon - Les métamorphoses de la philosophie.

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Dans lequel de ses cours Gilles Deleuze exhortait-il ses étudiants à se demander ce qui les faisait faire de la philosophie ? Quel est votre problème fondamental, interrogeait-t-il, et qui n’est rien d’autre qu’un cri primal ? Que signifie crier avec Platon, Kant, Hegel ? Et pire, ou mieux : penser, vraiment penser, n'est-ce pas souffrir ? D'où sans doute le fait que nous pensons si rarement - seulement quand nous y sommes forcés, et encore.

A ceux qui croyaient que la philosophie consistait en une activité pépère qu’on se livre au coin du feu le soir en sirotant un bon calva pour se divertir des affaires du jour ("les vrais problèmes", comme disent ceux qui se croient les "vrais gens"), l'essai d'Anne Bouillon, Docteur en philosophie en 2013 (27 ans), Antonin Artaud et Gilles Deleuze - L'impossibilité de penser risque de faire dresser les cheveux. Rien de plus terrible en effet que la philosophie, impossible exercice de pensée, impossibilité même de la pensée – lieu où l’on se rend compte qu’être mis à la question de la pensée n’est pas une simple métaphore. La vérité est que la pensée relève de la métamorphose qui relève elle-même de l'écorchement. En ce sens, le plus grand philosophe est Antonin Artaud, suicidé de la société, crucifié du sens (l’horrible bon sens), écartelé de la loi et du jugement, Damiens des concepts – et pour qui la pensée passe par les os, les nerfs, l’anus et la merde que pue l’être. C’est ce que Gilles Deleuze, le plus grand hérésiarque de la pensée contemporaine, et qui était aussi un spécialiste de la douleur, divin masochiste s’il en est, a senti, entendu, reconnu en Artaud. Dès lors, il s’agira moins de soigner la douleur, comme le firent les médecins de Rodez à coups d’électrochocs, que d’extirper l’être qu’elle contient et sa splendeur poétique. Car, comme le disait Artaud lui-même, « me traiter en délirant, c’est nier la valeur poétique de la souffrance qui depuis l’âge de quinze ans bout en moi devant les merveilles du monde de l’esprit que l’être de la vie réelle ne peut jamais réaliser ; et c’est de cette souffrance admirable de l’être que j’ai tiré mes poèmes et mes chants. » La souffrance comme déploiement de l’être (coucou Michel Houellebecq), vérité initiale de la vie mais aussi accouchement de la parole et de la musique. Et c’est ce rôle d’accoucheuse (de Phénarète - la mère de Socrate était une sage-femme, ne l’oublions jamais !) qu’endosse Anne Bouillon en cet essai à la fois fulgurant et foutraque, sachant user du fouet et des forceps quand il le faut, mais révélant les corps glorieux (et le sien ô combien !), héroïques ou sans organes, et par lesquels nous pourrons nous aussi comprendre le langage des sirènes, c’est-à-dire entendre le chant derrière le cri.

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Adieu au langage

« L’idée est une guerre, l’esprit est une bataille du corps », écrit Bouillon dans son introduction intitulée La grande santé.  Il faut s'imaginer le penseur comme le patient supplicié sur son chevalet par le bourreau comme il faut s’imaginer l'acrobate aveugle et poète bégayant. Au commencement était le Verbe mais au commencement du Verbe était le beuglement, le borborygme, l’agrammatical – soit  un état que nous avons tous connu à notre accouchement et pendant nos premières années (relire ce qu’écrivait Mélanie Klein sur le « Golgotha des bébés ») mais qu’Artaud continuera à sa manière de vivre toute sa vie, condamné au primal perpétuel et à l’inné sans devenir. « Moi je suis celui qui pour être doit fouetter son innéité », écrira-t-il à Jacques Rivière. Et de rajouter : « la pensée est une matrone qui n’a pas toujours existé. »

La pensée est en effet, et c’est tout son paradoxe, ce qui nous force à penser – exactement comme la digestion est ce qui nous force à chier. La voici, la vérité pré-rationnelle (pléonasme), la vie d’avant le le Polis, le langage d'avant la grammaire. Etat insoutenable, ombilical s'il en est, heureusement provisoire, mais porteur de toutes les visions et de tous les vers à venir. Comme le dit Bouillon, inspirée par Maurice Blanchot : « Artaud est comme Tirésias, aveugle et devin, révélant ce que personne n’a encore vu, mais sans image pour le dire. Et il en va de cela dans cette expérience limite : une pensée sans image, qui rend la pensée impossible tout en la forçant, transformant l’impouvoir en puissance. »

Ce paradoxe d’une pensée impossible, forcément intenable dans la vie de tous les jours, est pourtant au cœur de la réflexion et de la création artistique – ce qu’on a pu appeler longtemps la page blanche, l'Epoché, l'attente de l'inspiration, mais aussi l'éclosion, le surgissement, la métamorphose, et autant celles d'Ovide que celle du « duke fleed » d’Actarus atterrissant dans le cockpit de Goldorack. Et de fait, tout le livre d’Anne Bouillon est conçu comme une suite de métamorphoses : Deleuze qui pense en Artaud, mais Artaud qui pense en Van Gogh – et en attendant Lewis Carroll en Stoïcien, Leibniz en Gombrowicz, Spinoza en Sade, Nietzsche en Klossowski. Et sans oublier Godard, Resnais ou David Lynch qui, parallèlement à la pensée sans image, tenteront, eux, des images sans pensée (et donc foutrement pensantes car le problème sera toujours le même : qu’est-ce que la vue force à penser, qu’est-ce que la pensée force à voir ?)

Relire la philosophie par la littérature et le cinéma, tel est aussi l’enjeu de ce livre artiste et qui parlera certainement plus aux créateurs qu'aux simples philosophes (et alors ? Schopenhauer et Heidegger, aussi.)

Qu’importe dès lors la chronologie ! C’est l’Aïon qui compte – l'éternité dans et par le retour éternel. « La pensée est uchronique, telle est notre thèse, prévient Anne Bouillon. Contre le bon sens, principe régulateur de l’image de la pensée, l’humour des possibles libère l’imagination, voie royale pour une autre image de la pensée, tant authentique et différente que répétitive. De par l’éternel retour, pourquoi ne pas envisager ce que Deleuze a soufflé à Platon ? » Et si Platon avait été contacté par Deleuze dans un autre espace-temps – non pas celui de l’Académie, grands dieux,  mais celui d'une "loge noire" digne de Twin Peaks ? Les concepts qui se télescopent au-delà de leur époque, les temps qui se mélangent dans une éternité à la seconde, le montage des présents, c’est ce qui se passe aussi dans les films de Resnais, L’Année dernière à Marienbad, Muriel ou le temps d’un retour, Providence, Smoking / No Smoking. Le mouvement qui se freine, se fige, s’arrête, repart, passe du noir et blanc à la couleur, s’embrouille si bien que l’on ne sait plus qui parle et même ce que l’on entend, c’est ce qui arrive dans les derniers Godard, Eloge de l’amour, Notre Musique, Adieu au langage. On ne comprend rien à ces films si on les regarde comme des secrets à décrypter – alors qu’il s’agit de Mystères qui nous emportent. Chez Godard, c'est la culture qui disparaît au profil de l'art. Une nuque d'homme en surimpression sur la mer au crépuscule, des pas de femme qui descend un escalier, des coquelicots kaléidoscopiques. Quelque chose qui s’éclaircit subrepticement, que l’on aperçoit un instant, comme le philosophe sur son attelage ailé a pu, un quart de seconde, apercevoir les dieux. Le voilà, en plein, Platon en Artaud et Godard en Platon.

 

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Certes, il faudra beaucoup de cruauté et de théâtre pour accepter d’en arriver là et certaines pages de l’essai demanderont une vraie culture philosophique, Anne Bouillon s’adressant souvent (trop ?) à des spécialistes, des amis ou à elle-même, mais l’inspiration, l’intuition, la palpitation  philosophique sont bien là – et comme dans un film de Godard ou un poème de Artaud, à nous de voir ce que nous pouvons faire avec ça. De toute façon, « le schizophrène parle au non-schizophrène ». L'obscur aiguise. La clarté est une fuite dans la raison et les repères. La clarté est toujours superficielle. Le doute cartésien est une foutaise, un divertissement, justement, fait au coin du feu en buvant un bon calva – alors que celui d’Artaud est une fêlure, un enfer. « Pas de cogito pour le schizo », scande Anne Bouillon.  La philosophie a cru penser le beau, le vrai, le bien mais n’a jamais été que bêtise, folie et méchanceté, « l’horrible trinité ». Dit de manière plus orthodoxe, voire plus heideggerienne - les philosophes ont vu la vérité et l'ont tout de suite voilé pour des raisons techniques et morales. C’est ce qu’ Artaud a déchiré en eux, ce que Deleuze a révélé en Artaud, ce qu’Anne Bouillon rappelle dans son Aurore (car L'Impossibilité de penser aurait tout aussi bien s'intituler L'Aurore de la pensée.)

Nietzsche ne disait pas autre chose : la philosophie a fait de la pensée une morale (et Kierkegaard rajoutait que la théologie a fait de Dieu une raison) et ce faisant a bloqué toute possibilité de penser hors pouvoir, dogme et grammaire. La pensée, dans la tradition philosophique positive, rationnelle et morale, n'aura jamais été que de belles images. Avec Artaud, on passe à autre chose, on passe à une pensée sans images – sans repères, sans limites, sans panneaux. « Commencer à penser implique une destruction du cliché »  – et c’est quand le cliché a été détruit que l’on se retrouve d’abord, apparemment, dans les ténèbres (Godard, encore.) Penser sans image, sans cliché, sans idéologie et même sans philosophie – telle est la tâche du supplicié, du satyre et de la sirène. « Ce qui est premier dans la pensée, c’est l’effraction, la violence, c’est l’ennemi et rien ne suppose la philosophie, tout part d’une misosophie », écrit le second dans Différence et répétition, ce grand livre de pensée impensable.

Mais là où Bouillon tente à son tour l’impensable, c’est lorsqu’elle se risque à montrer que ce n’est pas tant Nietzsche, Artaud ou Deleuze qui ont été les « fous » de l’histoire de la philosophie que les vénérables Platon et Kant eux-mêmes.

 

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Le serpent et la jeune fille

Ainsi l’auteur des trois Critiques que l’on présente comme le rationaliste ultime, pour ne pas dire le juge suprême, celui qui aurait fait de la raison l’instance régulatrice absolue et nous aurait permis de penser et d'agir comme il faut (en fait, plutôt comme si...) , tout en nous permettant, esthète supérieur qu'il était aussi, d'avoir un sens du beau et du sublime, soit une ouverture non-conceptuelle sur les choses, ne serait autre que le penseur de l’effondrement.

Comment ne pas voir en effet dans les antinomies, ces paradoxes insensés de la raison pure, la preuve qu’il est proprement impossible de penser rationnellement ? Comment ne pas se rendre compte que toute question métaphysique met la raison dans l’embarras et que tout le kantisme va consister à mettre de côté cet embarras – alors qu’il est le problème essentiel ? La philosophie kantienne ne serait-elle qu'une limitation aussi artificielle qu’autoritaire de la violence primale – un cachot sur le chaos ? Si c'est le cas, elle n'est pas la seule. Toute la philosophie procède ainsi. Descartes qui fait semblant de douter de tout pour mieux construire la raison. Hegel qui feint de constater le négatif, la nuit, l’abîme, mais remonte tout de suite à la surface et établit l’Esprit qui bâtira l’Histoire.

Après tout, il faut bien vivre. Et si la raison, la morale, le bon sens et l'Histoire sont des illusions vitales, quelle manie de leur préférer des vérités mortifères ? Si les images nous consolent et nous apaisent, pourquoi s’en priver dans la pensée ? Comme le disait un jour Jean Cocteau, « à force d'aller au fond des choses, on y reste. » Artaud est celui qui y est resté. Et face à lui comme face au fou, au saint ou à la putain, nous serions tentés de réagir comme Jacques Rivière et de lui écrire « J'ai voulu vous rassurer, vous guérir. » Le bien-être plutôt que l'être. Le calva plutôt que la lave. La pomme sans le serpent.

Hélas ou grâce à Dieu, le serpent persiste. « L’esprit est plus reptilien que vous-mêmes, Messieurs, écrit Artaud dans Le Pèse-nerfs, il se dérobe comme les serpents, il se dérobe jusqu’à attenter à nos langues, je veux dire à les laisser en suspens », et de se définir non sans orgueil comme « celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée », « celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables glissements », celui qui se perd « dans [sa] pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée », « celui qui connaît les recoins de sa perte. »

Ce que Kant et Hegel, et avant eux Platon, avaient constaté, peut-être traversé, mais pour remonter aussitôt, Artaud n’en sort pas. Comme tous les créateurs, il reste avec le serpent, quitte à ce que celui-ci l’étouffe. C’est peut-être cela l’enfer, un monde sans représentation, une pensée sans image, une idée sans concept, une sensibilité sans langage. « Cet inexprimable est le fond de la parole poétique », écrit Anne Bouillon. Le comble est que Kant en eut l’intuition profonde avec cette fameuse Critique du jugement que l'on est en droit de lire comme sa propre version de Pour en finir avec le jugement de Dieu : le sublime l’emporte sur le moi comme le beau l’emporte sur le concept, la pensée se révélant comme bien autre chose que la raison. Pour Artaud, c’est le moment où Kant devient enfin ce dont il rêvait en secret, soit cette jeune fille qui écrit des vers – métamorphose impensable mais hautement signifiante.

« Je crois que M. Kant avait quelque chose pour moi. M. Kant était une jeune fille qui voulait être poète à sa manière et que la jalousie des êtres a contraint de se réduire à faire l’exclusive philosophie, Critique de la raison pure. » (XX - 450)

 

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Le Chant de la terre

Autre exemple qui arrive après celui de Kant alors qu’il lui est antérieur, mais la pensée bouillonne est uchronique, on vous dit : Platon. S’il y a un philosophe qui a conceptualisé la pensée sans image avant tout le monde, avant même Artaud et Deleuze, c’est bien l’auteur du Mythe de la caverne. « Platon, pas plus qu’Artaud, écrit Anne Bouillon, ne supporte les images, la mimêsis, le comme si de l’image de la pensée qui inéluctablement perd l’idée dans la recognition. » Voilà : on a perdu l’idée dans la reconnaissance, l’illumination dans la représentation, la mystique dans la politique, la poésie dans la technique. L'être ne suffisait pas. Il a fallu construire la République, instituer les Lois, sauver à tout prix la raison -et donner toute latitude aux étants. Il a fallu  faire comme si on n’avait pas vu l’éclair ou la croix. Misère de la philosophie qui rend misosophe ou philophobe ! Platon a commencé par nous débarrasser des simulacres pour nous en imposer de nouveaux (la justice, la morale et même la science.) On est passé de la caverne au prétoire et au labo - du reste, toujours enchaîné. Ce qu’il a vu (les dieux, les Formes, les Idées) ne l’a pas rendu aveugle comme Homère.

Le platonisme, comme le kantisme, comme l’hégélianisme sont des arrangements avec la lumière. Ils ont vu et ils ont trahi ! C’est ce qu’Artaud, cet hyperplatonicien, ce kantien mystique, cet Hegel des ténèbres, ne supporte pas. Lui a été vraiment aveuglé. Lui, les antinomies de Kant l’ont vraiment déchiré. C’est exactement ce qu’il reprochera à Lewis Carroll : vous avez eu l’intuition de la profondeur et vous êtes resté à la surface !

Et Deleuze là-dedans, où est-il ? Eh bien Deleuze est entre les deux – il est schizo. C’est pourquoi il se réfugie si souvent dans la littérature, la peinture et le cinéma : Masoch, Proust, Bacon, Image-mouvement, Image-temps. Tout abyssal qu’il soit, l’art est toujours un jeu. Encore une fois, il faut bien survivre – même Anne Bouillon est bien obligée de le reconnaître à son tour :

« Le chaos fou n’est vivable qu’un instant. Sans le palliatif de l’image ou de la morale, de l’ordre ou de la transcendance, la vie est insupportable. La grandeur d’Artaud est d’avoir tenté de vivre dans cette vie-là, de penser dans l’impouvoir de la pensée pour faire de l’impouvoir une puissance de pensée. Il y a bien là quelque chose d’héroïque : la folie d’Artaud est héroïque. » (p 91)

Le grand truc de Deleuze, sa « ligne de fuite », sera de penser le simulacre contre le simulacre (le cinéma), le défiguré contre le défiguré (Bacon), la douleur contre la douleur (Masoch) – les puissances du faux contre les impuissances du vrai.  Génie perversif s’il en est, Deleuze saturnalise les affects, percepts et concepts. La cruauté n’est plus que visuelle – ou jouée. La chair, peut-être aussi. L'art joue sur les deux tableaux du réel et de la représentation, de l'objectivité et de la subjectivité, de la douleur et de la catharsis. Tout le travail bergsonien de l’Image-mouvement sera d’assimiler l’image à la matière et le mouvement à la conscience. Œil-caméra et cerveau-montage. Image-perception et noochoc. Plans et signes. « Le cinéma soviétique doit fendre les crânes » comme le disait la propagande communiste – au sens poétique et métaphysique évidemment, « avoir un choc sur la pensée, forcer la pensée à se penser elle-même comme à penser le tout. C’est la définition même du sublime. » (L’Image-temps, p 206.) On retrouve là Kant dont on ne saura jamais s'il aurait aimé Le Genou de Claire (à notre avis, il aurait adoré, le salaud !) Qu'importe, c’est le sublime qui nous force à penser hors de nos connexions habituelles, nos soucis d’intendance, peut-être même hors de nos gueules.

 

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« L’enjeu du cinéma est de créer de nouvelles images  qui ne soient pas soumises à l’image classique de la pensée. » Des images sans images de la pensée, c’est-à-dire sans clichés, sans repères, sans liens, et pourtant inquiétantes, organiquement inquiétantes, dans lesquelles on se double, on se perd, et où parfois on meurt de peur – Lynch, encore, Mullholand Drive. Mais pour de faux, puisqu’on est au cinéma. A la fin, le générique défile et la salle se rallume. Tout cela n’était-il qu’une misérable  tromperie ? Non, puisque cette tromperie s’est présentée comme telle. L’illusion vitale, c’est bien ce qui nous sauve de la vérité mortifère – et ce qui sauve Deleuze des abîmes d’Artaud, mais sans le rendre indigne de lui, c’est Nietzsche. Nietzsche est « la solution ». Le perspectivisme abyssal, oui, mais avec le sens de la terre. Zarathoustra l’annonçait dès son prologue :

« Voici, je vous enseigne le Surhumain.

Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre vouloir dise : Puisse le Surhumain devenir le sens de la terre !

Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supra-terrestres. Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs. »

Qu’Antonin Artaud n’entendit-il cet appel ! Peut-être celui-ci aurait pu lui éviter toutes ces souffrances - ces espérances. Il y a un dépassement mais il y a aussi un apaisement nietzschéen. Celui du cher Clément Rosset. La joie comme force majeure. La cruauté comme approbation du destin. Mais Artaud était ailleurs.

 

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Grande disjonction

Malgré ses chemins de traverse, on admirera la cohérence d'Anne Bouillon. Car en s’appropriant la définition du cinéma selon Artaud, à savoir un art finalement plus lié au corps qu’à l’esprit, étant avant tout « une affaire de peau [et] de membrane »  et une peau qui devient écran lui-même, elle prépare sa longue saisie de cet impensable ultime qu’on appelle « le corps sans organe » - soit un corps capable de toutes les expériences possibles, excès, transes, danses, mais qui ne périrait jamais ou si peu. Or, le corps cinématographique, c’est déjà un « CsO » avant la lettre – un corps Terminator, pourrait-on dire, qui ne craint ni les balles ni les explosions ni les obstacles. Un corps Salomé capable de faire tourner toutes les têtes du monde entier. Mais aussi un corps christique, ressuscitant et glorieux.  

C’est l’ultime métamorphose : l’auteur de Pour en finir avec le jugement de Dieu s'incarnant nouveau Ressuscité (et tout comme Nietzsche signait « le crucifié » dans ses dernières lettres). « Contre toute attente, avec Artaud, les grandes questions de la théologie chrétienne se reposent : renaissance, résurrection, corps glorieux, révélation, épiphanie. Artaud dit qu'il est l'infini et annonce le retour d'un Christ rebelle [d'un Christ sans jugement ni lois], libérant nos corps. » Un Christ Dionysos dont Gilles Deleuze serait alors le Joseph d’Arimathie/Apollon et Anne Bouillon, la Marie-Madeleine/Ariane - et en attendant Shiva. Au-delà de ces comparaisons outrées et qui ne mériteraient, elles aussi, que le fouet, ces trois-là auront bien fait disjoncter l’histoire de la philosophie - la meilleure chose qui pouvait lui arriver.

 

 

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