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La réalittérature de Marc-Edouard Nabe (sur Les Porcs 1 et 2)

 

 

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- Quoi ? Tu vas encore écrire sur Nabe ?

- J’en ai peur.

- Après tout ce qu’il t’a fait ?

- Qu’est-ce qu’il m’a fait ?

- Il t’a photomonté comme un porc égorgé. Il t’a roulé dans la farine dans ses Nabe news. Il t’a injurié dans Les Porcs 1 et tu en redemandes ?

- Bah ! Ce qu’il disait de moi dans Les Porcs 1 était de bonne guerre et je l’assume totalement. C’est vrai, je suis un islamophobe obèse coincé entre le Figaro et Valeurs actuelles. Les photomontages, bon. J’avoue que j’aime assez le second, moi en gros bébé falstaffien enfariné, pourquoi pas même en fœtus obèse à la 2001 ?

- Nabe déteste Kubrick !

- J’adore qu’il le déteste ! Ça me les fait aimer encore plus, Kubrick et lui. Et il dit des choses très vraies sur Stanley. Il l’éclaire de sa vindicte. C’est ça qui est bien avec lui : qu’on soit d’accord ou pas, au moins on est d’accord dans le désaccord. Mentalement, ça fait un bien fou.

- Donc « saint Nabe » ?

- Saint Nabaptiste, alors. Il se compare au Christ alors qu’il est beaucoup plus un Jean-Baptiste, toujours furax, accusateur, sacrificiel, chieur mystique à mort. Il le dit un moment à Patrick Besson : « Oui, mais moi j’ai besoin de faire chier les autres pour bien jouir. Tu ne le sais pas encore ? »[1]

- Un jouichieur.

- Voilà. Et même un jouisticier. Un Saint-Jouist. C'est-à-dire un salaud, car le justicier absolu est un salaud qui massacre au nom d'un supposé bien et qui a plus de sang sur les mains que quiconque (voir l'idéal communiste et ses cent millions de morts). En fait, j’ai compris un truc. Dans la vérité, Nabe est un dieu. C’est dans la justice ou ce qu’il s’imagine telle qu’il devient un diable. Là, on ne peut plus le suivre, ni aujourd’hui ni dans cent ans. Sa métaphysique de la justice totale, à la Michael Kohlhaas, est intenable. Mais peu importe. On peut totalement se tromper et faire la plus grande œuvre d’art possible. Saint-Simon s’est trompé sur Louis XIV, ça n’empêche pas que ce que dit Saint-Simon sur Louis XIV est passionnant car ainsi on comprend ce que pensaient les anti-Louis XIV à l’époque de celui-ci. Je vais en parler à la fin de mon texte.

- Tu vas encore te faire crucifier sur Nabe news.

- On verra bien. Il paraît que je suis revenu en grâce depuis que j’ai commencé à défendre Les Porcs 2 sur mon mur Facebook contre des abrutis complotistes (dont certains contacts à moi). C’est clair que ce livre est un gigantesque piège à cons en même temps d’être une phénoménale purge, ce qui est la meilleure chose qui pouvait nous arriver car nous avons tous été conspis, ou naïfs, un jour ou l’autre, moi compris. Pour le reste, il m’a toujours semblé intéressant de se confronter à Nabe même si on mord la poussière à la fin. Chuter à cause de lui élève. Comme une de ses fans le lui dit, « avec vous, on meurt, on ressuscite, on meurt, on ressuscite »[2]. C’est tout à fait ça : on s’autodétruit puis on ressuscite avec Nabe.  Bruno Deniel-Laurent l’avait déjà écrit dans un article fameux : Subir Nabe est une chance ontologique, théologique même !

- Maso !

- Oui mais non.  Il faut savoir dépasser son propre narcissisme. Nabe te « massacre » mais ce faisant te met dans sa chapelle Sixtine. Ce n’est pas un « troll » comme un autre (et je m’y connais). Et puis moi aussi, j’ai un côté christique, tiens. Christ de 133 kilos, pas toujours très au fait, mais Christ quand même.

- Mais que vas-tu dire sur Les Porcs ?

- Que c’est le livre le plus grand livre de notre époque. Que c’est l’essai le plus antirévisionniste qui n’ait jamais été écrit. Que ça touche aux Démons de Dostoïevski et à l’Apocalypse de saint Jean. Et que sur le plan de la forme, c’est prodigieux d’inventions, d’informations, de synthèses, de correspondances, d’unité et de force.

- Meilleur que les précédents ?

- J’aime beaucoup Alain Zannini et L’Homme qui arrêta d’écrire mais ces deux romans n’étaient qu’une sorte de Journal intime prolongé. Or, dans Les Porcs, et pour la première fois (si l’on excepte L’Enculé qui était une parabole savoureuse mais courte sur l’affaire Strauss-Kahn), Nabe resserre toute l’époque autour d’un sujet central et capital, le complotisme – qui est devenu aujourd’hui, il a tout à fait raison, « l’axe du mal »[3]. Quand il dit qu’un écrivain doit travailler dans la vérité, ça paraît emphatique et prétentieux alors que c’est vrai. La vérité rend libre et Nabe aussi. Y compris contre lui-même.

- Mais son apologie de Daesh ? Du terrorisme ? De Mohammed Merah ? Et dont tu disais toi-même qu’elle était dégueulasse.

- Je le dis toujours mais j’ai compris quelque chose. Plus qu’allumer la mèche des terroristes, Nabe la vend et cela est insoutenable pour quiconque a une complaisance révolutionnaire ou islamiste. Comme il le dit un moment, ou plutôt comme il le fait dire à Yves Loffredo : « ils se réclament d’une idéologie de la violence sans assumer la violence que cela induit »[4]. C’est exactement ça ! La violence « gauchiste » nabienne est irrécupérable pour tout gauchiste. Et c’est pourquoi Nabe est beaucoup plus accepté à droite qu’à gauche (comme le prouvent ses entrées récentes dans Valeurs actuelles) car à droite ses « idées » peuvent nous « agresser » mais sans remettre en question les nôtres. Au contraire, elles nous les confirment. C’est le paradoxe : Nabe voit l’islamisme comme un islamophobe de mon genre le voit. Il trouve sublime ce que je trouve immonde mais dans le fond nous sommes d’accord. Pareil pour le principe des révolutions qu’il adule et que j’exècre. Lorsqu’il dit quelque chose comme « Che Guevara / Ben Laden, même combat »[5], j’applaudis des deux mains car à mes yeux, ce sont les mêmes sortes d’ordures révolutionnaires. C’est celui qui porte son tee-shirt che guevarien qui va devoir s'inquiéter. De ce point de vue, Nabe rend impossible l’ultra-gauche à elle-même (Badiou, Plenel, etc.) et cela est infiniment plaisant. Un peu comme Céline rendait impossible l’antisémitisme aux antisémites « sérieux ».

- Peut-être mais tu vas encore apparaître comme un renégat.

- Ça fait partie du jeu. Un jour, il y a une vingtaine d'années, je l’avais rencontré dans le métro. Nous avions parlé de l’extrait de mon propre journal intime que je lui avais envoyé quelque temps auparavant et dans lequel je racontais notre précédente rencontre au musée d’Orsay où il était venu voir une expo Strindberg (ça devait être en janvier 2002). Bien sûr, je fis mon faux timide en lui disant que j’avais hésité à lui envoyer ce texte, à quoi il me répondit : « ah si, si ! il faut toujours envoyer ! », rajoutant : « il y avait de très bonnes choses dans votre texte », ce qui me fit un vif plaisir même si je me demandais s’il ne se foutait pas de ma gueule. Peu importe, encore une fois. L’important est d’aller jusqu’au bout de sa subjectivité, et comme il le disait déjà lui-même lors de son Apostrophe mythique – c’est ça la grande leçon nabienne. Et une leçon protestante d’ailleurs, mais n’allons pas trop vite et procédons par étapes.

 

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Nabe protestant

 

 

Du Neuvième commandement.

Avertissement : tout ce que l’on pourra écrire sur Marc-Edouard Nabe pourra se retourner contre vous, à la fois de la part des antinabiens qui considèrent que Nabe est le plus fasciste et le plus irrécupérable des écrivains (alors qu’irrécupérable, il l’est surtout pour les fascistes) mais aussi, et c’est peut-être pire, de la part des nabiens qui estimeront qu’on n’idolâtre jamais assez leur gourou et que même lorsqu’on écrit en sa faveur, on veut encore lui faire la peau – quand on ne le lâche pas en route. Il est vrai qu’avec l’auteur d’Inch’Allah la question de l’adhésion morale se pose plus qu’avec nul autre. Jusqu’où peut-on suivre Nabe dans sa mystique apocalyptique ? Jusqu’où peut-on prendre son apologie du terrorisme islamique au sérieux, toute littérature consommée ? N’est-il pas à la fin un excessif insignifiant, pour reprendre le mot fameux de Talleyrand – esthète comme un nihiliste ? Tout cela n’aurait aucun intérêt si Nabe n’était pas, avec Houellebecq, le plus grand écrivain français vivant et celui qui a le mieux saisi l’époque depuis quarante ans – « Notre Saint-Simon », comme j’ai pris l’habitude de l’appeler et tout comme Houellebecq serait « notre Voltaire ». Du reste, Nabe est conscient de cette complémentarité qu’il a lui-même traité dans son Vingt-septième livre. Houellebecq et lui, c’est un peu Schopenhauer et Nietzsche, Huysmans et Bloy, peut-être même Verlaine et Rimbaud. Même si ça ne fera plaisir ni à l’un ni l’autre, on a besoin des deux.

Bien sûr, alors que Houellebecq a intégré le système (mais de manière si subversive qu’il est un véritable danger pour celui-ci), Nabe n’a fait que s’auto-exclure depuis ses débuts (son fameux Apostrophes de 1985) – et c’est ce qui le rend si précieux. Écrivain maudit ou béni, il figure une sorte de cavalier de l’apocalypse, arpenteur de nos enfers, Dante ou Damiens de notre époque qui s’écartèle lui-même (et nous avec) entre la révélation et l’ignominie, le sublime et le dégueulasse, l’Ouvert et la Fissuration comme dirait Heidegger, sa nouvelle et très inattendue référence. Extra-lucide et pyromane, il faut prendre l’auteur de Kamikaze d’abord pour ce qu’il est : un phénomène littéraire, un défi humain et, comme le disait Annie Le Brun à propos de Sade : un bloc d’abîme.

Quelqu’un, en tous cas, qui a pris à bras-le-corps le premier mal métaphysique de notre époque, à savoir la falsification généralisée, la généralisation de la fake news, la tentation de « l’alter-réalité », la parole délirante, le révisionnisme triomphant, en un mot ou en deux : le complotisme ou le conspirationnisme. 

Certes, les puissances du faux ne datent pas d’aujourd’hui et remontent à ce contre quoi s’élevait déjà le neuvième commandement : « tu ne porteras pas de faux témoignage » – en langage actuel, « tu ne comploteras pas contre la réalité », « tu ne fantasmeras pas les choses », « tu ne feras pas de mystère là où il n’y en a pas ».  Si « chacun dépasse la vérité en cent mots », comme l’écrivait Kafka[6], en combien d’algorithmes la dépasse-t-on encore plus aujourd’hui ? À l’ère numérique, où tout le monde peut se la ramener, l’adultération est devenue la première tentation. C’est ce qu’il faut avant tout comprendre : le complotisme a certes toujours existé mais c’est sous le mode 2.0 qu’il a explosé. Et c’est ce passage des media mainstream au Social Network (excellent film de David Fincher) que racontait le premier tome des Porcs, « théorie de l’information », ou plutôt de la désinformation, s’il en est.

 

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Notre jeunesse

Les Porcs 1, c’était les années 2000, l’époque où tout se passait à la télévision, chez Ardisson, Ruquier, Fogiel, Giesbert. C’était aussi le début des blogs littéraires et des revues underground comme Immédiatement et surtout Cancer!, « la revue transgénique et pluridisciplinaire » de Bruno Deniel-Laurent.  Je sais bien qu’il ne faut pas tout ramener à soi mais ce n’est pas de ma faute si dans ce premier tome, Nabe nous a tous racontés, amis, ennemis, contacts : le cher « Bé Dé-Hel » déjà cité, le moins cher Juan Asensio et sa façon si à lui de « mal bien écrire »[7], les adorables Basile de Koch et Frigide Barjo du  groupe Jalons (dont j’étais), le singulier Pierre Robin (Hubert Mensch à Jalons), « intermittent de la collaboration [qui faisait un peu] de l’intérim fasciste »[8], le vieux canasson Joseph Vebret[9] qui mit un certain nombre d’entre nous le pied à l’étrier, l’irremplaçable Laurent James (premier lecteur de Nabe et si maltraité par lui), l’exquis nietzschéen Rémi Soulié, l’ « héroïne houellebecquienne » Isabelle Chazot[10] , le merveilleux Jean-Charles Fitoussi (page 413 mais au tome 2) –  et tous ces gens moins merveilleux qui commencèrent à faire parler d’eux en mal et en pire : Alain Soral, Dieudonné, Tariq Ramadan, Houria Bouteldja pour les plus connus ; Salim Laïbi (« le libre penseur ») Paul-Eric Blanrue et Vincent Reynouard (les Laurel et Hardy du négationnisme), pour les moins célèbres ; sans oublier des inconnus absolus comme Yves Loffredo, le maquettiste de Nabe et Judas d’opérette ou « Julien Desterel », facebookeur qu’on a tous croisé un jour sur nos murs respectifs et qui, dans le second tome, vient à la rescousse de Nabe contre « Joe Lecorbeau », conspi de petit vol[11].

À ce propos, il faut tout de suite en finir avec l’objection si courante selon laquelle Nabe perdrait son temps et le nôtre à s’occuper de personnages aussi insignifiants qu’un dentiste marseillais grotesque, un graphiste Pied-Noir incompétent ou un gnostique ébouriffant à la Pacôme Thiellement, « un très intéressant personnage sans intérêt (comme il y en déjà beaucoup) dans ce livre… »[12]. Et je ne parle même pas du mien, héros improbable du chapitre Pénible péniche[13] dans lequel Nabe me fait ma fête à travers une description politico-gastrique de ma pauvre personne, me réduisant à un « fromage puant »[14] coincé entre le Figaro-Magazine et Valeurs actuelles, lecteur lamentable et déçu que son auteur préféré ait sombré dans la fatwa anti-occidentale, quoiqu’allant le saluer quand même en bon « hippopocrite » qu’il est,  lui donnant l’occasion d’écrire cette phrase magnifique :

« Ce verrat suant faisait des pointes sur ses ergots au détour d’une coursive »[15].

Non, ce qu’au-delà de nos cas « personnels » il faut comprendre est que tout est bon dans le cochon du réel, qu’une anecdote peut faire une épopée comme un anonyme peut devenir un mythe.  Lorsque d’aucuns demandent : « la vérité sur Vincent Reynouard ou Salim Laïbi, franchement, ça intéresse, qui ? », on a envie de répondre : « mais la vérité sur Piotr Verkhovenski, Kirilov ou Stavroguine [les héros des Démons de Dostoïevski], ça intéresse, qui ? ». Car si ! C'est la même chose ! Pour le vrai écrivain ou le vrai lecteur, toute personne, même la plus insignifiante, contient toujours un personnage tragique ou comique comme tout grand personnage littéraire ou biblique renvoie à mille petites personnes réelles – « et régler leur compte à des personnages nuls, ça a souvent fait de la bonne littérature ! » [16]

Ne s'insurgent contre cette vérité élémentaire de la littérature (la transposition) que ceux qui n'ont qu'une vision culturelle de celle-ci. Lire (et aimer ce qu’on lit), c'est voir les analogies qui existent entre Aaron et Cyril Hanouna, Ulysse et l'oncle Gus, ou la Mère Michelle qui a perdu son chat et la belle-mère à ma cousine. Houellebecq (encore lui) disait que ce qu'il admirait chez Schopenhauer est que celui-ci lisait les faits divers comme si c’étaient des tragédies grecques. C’est ainsi qu’il faut procéder. Littérature et philosophie ne se sont jamais mieux déployés que par le biais d’inconnus. Ce n’est pas pour rien que Platon a donné à ses dialogues des titres de noms de gens qu’il côtoyait (Ion, Charmide, Criton, etc.) et que Marx a passé un an à écrire un pamphlet contre Carl Vogt, obscur médecin naturaliste suisse qui l’avait attaqué et qui sans ce livre serait resté un anonyme.

 

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Théorie de l'information

Et l’anonyme, c’est précisément celui qui prend le pouvoir grâce à son Smartphone devant sa télé. À partir des années 2000, les forumeurs se substituent aux mass media.

« On dirait que je fais de la paléontologie ! C'était tout un monde qui commençait à s'écrouler lentement. Et à travers la télé, instrument suprême désormais ringard. Aujourd’hui ça semble dérisoire : un mini-buzz sur internet peut provoquer un effroyable tsunami, alors qu'un passage télévisé “grand public“ n'est plus qu'un glouglou de fond de baignoire… »[17] 

Tout se passe désormais non plus sur l’écran mais en bas de celui-ci comme lors du fameux sketch de Dieudonné dans l'On ne peut pas plaire à tout le monde, l’émission de Marc-Olivier Fogiel, du 1er décembre 2003, et par lequel Nabe prend conscience que c’est désormais le pékin moyen qui fait la loi. 

« Pendant ce temps, les SMS défilaient en bas de l'écran : “Dieudonné, vous ne servez que vous-même…“ Ce fut une des premières fois où on se rendrait compte que le pouvoir avait changé de camp. Ce n'étaient plus les animateurs de télé qui dirigeaient leur propre émission, ni les invités qui les perturbaient. C'était, depuis son canapé, n'importe qui qui disait n'importe quoi, et qui avait le droit de le dire, et même qui faisait l'opinion. C'était ça le triomphe de la civilisation Internet : prendre la démocratie à son propre jeu et le lui faire perdre. »[18]

Ce que l’on perd à l’écran, on le gagne sur la toile – et comme lui-même en fait l’expérience un 17 octobre 2006 dans On a tout essayé de Laurent Ruquier où après avoir quitté l’émission avec grand fracas à cause d’une vindicte de Gérard Miller, les internautes lui rendent justice :

« Décidément, cette émission de Ruquier n'arrêtait pas de se retourner à mon avantage. Bien des spectateurs qui n'avaient jamais entendu parler de moi apprirent mon existence à cette occasion. C'était comme si sortir du plateau télé m'avait fait entrer ailleurs (au sens théâtral). Où ça ? Dans internet, bien sûr ! Et celui-ci n'était pas les coulisses d'une “grande“ scène qu'aurait représenté la télévision officielle ; c'était Internet, désormais, la réelle scène ou tout se passait. »[19]

Pour autant, et pas plus que n’importe qui, il n’échappe à l’ambivalence du web qui peut aussi massacrer de l’intérieur. C’est le paradoxe 2.0 de faire en sorte que l’irréalité prenne le pas sur la réalité et fasse aussi mal que celle-ci même à un éprouvé aux media comme lui – et comme le lui fait remarquer Hélène un jour, quoique sans prendre conscience, justement, de l’irréalité réelle du truc :

« Ça me rappelait ce que m'avait dit Hélène quelques jours auparavant : “Je te le dis parce que je l'ai remarqué, tu vas particulièrement mal. Ce ne sont quand même pas ces attaques sur internet ? Tu sais bien que ça n'existe pas !“

Je n'avais pas eu la force de lui répondre que si : ça existait. »[20]

Internet comme Matrix de l’anti-réalité – soit comme le terrain le plus favorable au complotisme et sur lequel il va falloir précisément écrire :

« Ça me rappelait la phrase de Flaubert, quand il définissait l'écriture comme une tentative de “sculpter du sperme“. Internet, c'était comme essayer de sculpter de la bave. »[21]

Et la bave complotiste est de deux sortes : soit un crachat pur et simple sur la réalité et qui est généralement le fait du plouc (« réveillez-vous, bande de moutons », « coïncidence ? hmm… je ne pense pas », « les merdia, c’est tous les mêmes », « fais tes recherches au lieu de gober tout ce qui se dit sur BFM »), soit une salive fort intellectuelle à la Pacôme Thiellement et à la Thomas Bertay par laquelle on déglutit ce que l’on imagine être les mystères du monde que seule une approche ésotérique ou gnostique peut éclairer. Le complotisme devient alors une herméneutique comme une autre où l’on s’imagine qu’il faut « être “initié“ pour accéder à l’hermétique Secret du monde, sans se douter que ce même monde n'a aucun secret pour personne (c'est ça le secret !) et qu'il est majestueusement ouvert à tous les vents ! Il suffit d'être sensible à ce qui est vrai »[22].

Le secret comme ce qui explique les choses – le voilà le déni par excellence et la méthode par laquelle le conspi va pouvoir falsifier le monde, sinon le désincarner. Et Nabe d’imaginer ce que serait l’ « incarnation » facebookienne de Jésus-Christ :

« 14 de Nisan, 13 h 00

Jésus-Christ Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité aime ma voix.

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Ponce Pilate Qu’est-ce que la vérité ? »

Et de conclure avec la plus superbe et la plus chrétienne des provocations : 

Eh bien, moi, je ne suis pas du côté de Pilate qui pose la question. Je suis du côté du Christ qui connaît la réponse. »[23]

 

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Cerveaux malades du complotisme

Le comble est que c’est au nom du terrorisme islamiste que Nabe se décide à écrire contre le complotisme. C’est parce que ses anciens « amis », Soral, Ramadan, Laïbi et les autres nient la réalité du 11-Septembre, comme ils nient d’ailleurs la réalité de la Shoah, que Nabe va se retrouver tour à tour spécialiste des attentats du 11 puis des camps de concentration – le pire pour lui n’étant pas d’être traité de « nazi » mais bien de révisionniste et qui le fait refuser de s’afficher aux côtés de Robert Faurisson lors d’une « soirée » de la dissidence. 

« Pas question de se montrer avec Faurisson… Alain [Soral] et moi étions, pour des raisons différentes, les deux absents notables…. Lui parce qu'il était révisionniste et qu'il avait peur que ça se sache ; moi parce que je ne l'étais pas et que j'avais peur que ça ne se sache pas ! »[24]

Le complotisme comme ce qui dédouble le réel, comme ce qui refuse de le voir dans sa singularité, son « idiotie » – et comme aurait pu dire Clément Rosset, l’auteur fameux du Réel, traité de l’idiotie et, comme par hasard, invité un jour dans l’émission Post-Scriptum[25] de Michel Polac où il avait été confronté à Robert Faurisson. Le réel qui ne cache rien, qui est là sans filtre, dans sa pure présence tautologique – et qu’il faut percevoir à la façon de l'ivrogne : « Une fleur, je vous dis que c’est une fleur ! »[26].

Un attentat islamiste, je vous dis que c’est un attentat islamiste ! répète Nabe dans les deux tomes des Porcs. Hélas ! L’antiaméricain forcené exècre tellement l’Amérique, exagère tellement sa puissance maléfique qu’il se persuade qu’elle est hors de portée de toute attaque véritable et va jusqu’à soutenir, quand celle-ci arrive pour de bon, que c’est elle qui l’a auto-organisée afin de se donner un prétexte pour persécuter de plus belle ses ennemis. Parce qu’il ne veut pas être soumis à l’ordre dominant, le complotiste refuse de se soumettre à l’ordre du réel. Par manque d’imagination et de bon sens (c’est-à-dire de sens littéraire), il ne comprend strictement rien à ce qu’il se passe tout en s’imaginant, lui, être un extralucide à qui on ne la fait pas. Plus sensible aux « preuves » de la réalité qu’à la réalité elle-même, il remonte le principe de causalité à l’infini et se perd dans les méandres du possible. 

« Les conspirationnistes ne voulaient pas entrer dans la complexité de la vie, dans la chair tout simplement de l'existence, dans sa douleur. Ils restaient sur l'écran. Sur ce qui faisait écran entre la vie et eux. 

L'absence totale de toute forme de poésie, ou même du moindre sens de l'image, allait plus loin qu'on ne le pensait dans les pauvres cerveaux malades des conspirationnistes. C'était parce que ces handicapés du réel n'avaient jamais su lire un livre qu'ils voyaient du complot partout : c'était leur filtre de vie. » 

Aveuglé volontaire qui se voit Œil Omniscient, le conspi prend sa schizophrénie pour de la résistance et commence à ne plus rien piger aux choses, les siennes comprises. 

« Ce qui était grave, c'était de constater que des gens traversaient toute leur existence en passant à côté de la réalité, leur propre réalité d'abord et celle des autres ensuite. Ils voulaient qu'on leur montre les preuves de la réalité, mais surtout pas la réalité elle-même ! »[27]

Le complotiste, ce n’est pas celui qui a besoin de voir pour croire mais c’est celui qui a besoin qu’on lui prouve ce qu’il voit et qu’on apporte ensuite la preuve de cette preuve puis la preuve de cette preuve de cette preuve. Et quand il y a trop de preuves, cela prouve pour lui qu’on cherche à inventer quelque chose qui n’existe pas. On comprend pourquoi les premiers complotistes ont été les révisionnistes – et avant eux les antisémites.

« Encore une fois, c'est l'antisémitisme qui fausse toujours tout… Déjà en 1894, les antidreyfusards avaient été tellement aveuglés par leur antisémitisme qu'ils étaient passés à côté de la seule question : est-ce que Dreyfus était coupable ou pas ? Non ? Bon, alors ? Barrès, même s'il a été très bon littérairement dans la charge antisémitique contre le dégradé, restera décrédibilisé pour l'éternité puisqu'il a cru que Dreyfus était coupable. Bloy a été plus prudent : pour lui, Dreyfus était coupable, mais coupable d'avoir été innocent, car il avait foutu la merde en France (son vrai crime), et surtout il n'avait aucun intérêt comme individu. Exact : ç’avait été confirmé par tous les dreyfusards par la suite. Même Zola fut déçu par l’injustement condamné ! Dreyfus était un martyr nul (comme la plupart des otages libérés d’Irak ou d'Afrique aujourd’hui.) Ça n’en faisait pas pour autant un coupable ! »[28]

Oui, c’est bien Marc-Edouard Nabe qui écrit ces lignes ! C’est bien l’auteur d’Au Régal des vermines qui prend fait et cause pour Dreyfus non pas au nom de cet humanisme vénal, tant décrié par Charles Péguy dans Notre Jeunesse, et qui a corrompu la cause mais bien au nom de la vérité pure et simple ou « bête et triste », comme dirait encore Péguy.  Et l'auteur de L'Homme qui s'arrêta d'écrire ne va pas s’arrêter là, se lançant, quelques chapitres plus loin, dans la plus virulente et la plus imparable charge jamais écrite contre le révisionnisme français, rivant son clou à Faurisson et à ses sbires comme personne ne l’avait fait avant lui. Nabe, « auschwitzologue »[29] en chef, on aura tout vu ! Évidemment, l’anti-académisme de ces pages pourront choquer le lecteur universitaire, peu habitué à ce que l’on parle de ce sujet sur ce ton à la fois si translucide et burlesque, il n’empêche que rarement on aura lu une mise en pièce aussi convaincante de la rhétorique négationniste.

 « Dans le chapitre suivant “Le révisionnisme historique“ [tiré du film de Blanrue consacré à Faurisson et intitulé Un homme], Faurisson s'étonnait que Poliakoff ait dit qu'on n'avait jamais retrouvé de document sur l'extermination des Juifs. Au lieu de s'interroger sur la raison pour laquelle ce document était introuvable (nous savions tous, nous autres antirévisionnistes, qu'il s'agissait d'une volonté des nazis eux-mêmes), Faurisson en conclut que c'était l'extermination elle-même qui n'avait jamais existé ! Tout l'esprit révisionniste, et par conséquent complotiste, venait de ce hiatus qui démontrait avant tout sa profonde déficience intellectuelle. Ces universitaires étaient tellement soumis aux ordres écrits, aux rapports dûment signés par l'Autorité, aux directives du pouvoir en place qu'ils ne pouvaient même pas imaginer qu'une action d'envergure comme celle de l'extermination pouvait avoir eu lieu sans être validée par une paperasse quelconque. »[30]

C’est que pour le révisionniste, archiviste déficient et obsédé, tout ce qui n’est pas paperassé ni paraphé n’est pas. Tout ce qui n’est pas écrit noir sur blanc et avec les compliments du chef est improuvable. Un peu comme si l’on soutenait que sous prétexte qu’on ne connaît pas le nom des artisans et des ouvriers des cathédrales de France, celles-ci n’existeraient pas.

« Il s'étonnait avec Blanrue que sur ce plan [des chambres à gaz] il n'y eut pas écrit “chambre à gaz“. Savaient-ils, ces deux abrutis, ce que risquait le moindre fonctionnaire qui aurait laissé une trace écrite de la véritable fonction des deux pièces dessinées en équerre sur ce plan et qu'ils étaient incapables l'un comme l'autre d’identifier ? Ils avaient sous les yeux le plan exact d'une chambre à gaz de Birkenau (et non d'Auschwitz, ça ils ne le disaient pas) et le grand spécialiste Faurisson et son porte-valises Blanrue confondaient la salle de déshabillage et la chambre à gaz en elle-même. Je ne voulais même pas le croire ! Tout était là, et ils ne voyaient rien : définition parfaite du révisionnisme. »[31]

 

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A-t-on lu Faurisson ? 

Un révisionnisme qui a commencé, il ne faut jamais l’oublier, avec Rimbaud et Lautréamont – Faurisson ayant débuté sa carrière en tentant de liquider ces derniers à travers deux essais foireux : A-t-on lu Rimbaud ? (1961), A-t-on lu Lautréamont ? (1972). Encore une fois, le complotiste ou le révisionniste est avant tout un anti et même un anté-littéraire total (y compris et surtout quand il se mêle de littérature), un démon qui ne croit ni aux dieux ni aux hommes, ni à la terre ni au ciel, et qui par conséquent n’a accès ni au réel ni à l’être.

Et Nabe de rapporter cette émission déjà citée de Michel Polac, Post-Scriptum du 24 avril 1971, où Faurisson déclara que Lautréamont était « la plus grande mystification littéraire » et comme il dirait plus tard que les chambres à gaz étaient la plus grande mystification historique. « Même mécanique “intellectuelle“ sur deux sujets distincts seulement amalgamés par son cerveau atrophié »[32] – et dont la réalité psychologique n’est autre que la peur comme le lui fit remarquer François Caradec, le biographe de Lautréamont : « vous avez peur de Lautréamont ». Exact : Faurisson avait peur de Maldoror comme plus tard il aurait peur d’Auschwitz – et comme tous ceux qui ont peur de la littérature parce qu’ils ont peur de la vérité et pour commencer celle de leur époque.

Rien de plus suspect, en effet, que l’érudit qui fait de sa culture un bouclier pour fuir ou dénigrer le monde dans lequel il a été jeté. Rien de plus navrant que l' hugolien qui n’a pas compris que Notre-Dame de Paris continuait en 2021 et que si Hugo était encore là, il écrirait sur Internet qui a pris la place de la télé (« ceci tuera cela »), l’Android, le tweet, le like, le gif, l’influencer, le follower, le troll. L’objection que notre époque serait plus vulgaire et plus médiocre que les précédentes est la pire des illusions culturelles, relevant d’un fétichisme honteux du passé et d’une vraie défaite de la pensée. Qu’on l’admette ou non, la réalité (donc, la littérature) passe aujourd’hui par les réseaux sociaux – et comme le souffle l’ami Patrick Besson à Nabe : Internet, c’est comme le chapitre sur les égouts dans Les Misérables de Hugo :

« Bien vu ! En effet, Victor Hugo, sur plusieurs chapitres et cinquante fantastiques pages, s'était mis à explorer ce qu'il appelait “L'intestin de léviathan“, pour appuyer la fuite de Jean Valjean dans les égouts… C'est ainsi que l'écrivain, en ces temps internautiques, devait se sentir : traqué comme Valjean dans le dédale du Web, au fond de ces “lits de pourriture“, ces “monstrueux berceaux de la Mort“ que représentaient les Facebooks et autres blogs, autant de branchements humides gorgés de miasmes et de merdes de rats…

L'un des enjeux de la littérature de notre époque, c'était justement d'en faire en descendant dans ces égouts d'égos dégoulinant, ces sous-sols virtuels emmêlés de fils baveux d'araignées tuberculeuses tissant sans cesse (et dans le noir) leurs toiles de discussions entièrement phtisiques Mais Besson doutait (pléonasme) : il me dit qu'il valait quand même mieux pour moi revenir à la “grande littérature“ plutôt que de patauger dans les borborygmes de ce "tuyau titanique“, comme disait encore Victor Hugo. Mais nous y étions, mec ! Alors faisons en quelque chose. 

(…)

- Tu as raison, en convint Besson.

(…)

Oui, personne n'avait jamais mieux défini Internet que Victor en 1862 ! “L'histoire des hommes se reflète dans l'histoire des cloaques…“ Et jusque dans ses aspects apparemment “démocratiques“ qui en font sa force : “le crime, l'intelligence, la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol, tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi s'est caché dans ce trou… Tout y converge, et s'y confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres mais il n'y a plus de secret“. »[33]

 

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Delacroix, Les Arabes d'Oran

 

Un Chapeau de paille d’Al-Qaïda 

Internet comme lieu du nu et du déni, de l’exhib et du fake, du montrer et du mentir. Là-dessus, on peut compter sur Nabe pour démonter les menteries des uns et rapporter les cachoteries des autres, ceux-là relevant le plus souvent de la petite honte sexuelle ou de la faillite intime :  Soral éclatant en sanglots à l’idée de se battre avec un type plus fort que lui [34], les pudeurs bestiales de Dieudonné au lit, sa mère lesbienne[35], etc. – autant de « révélations » que n’auraient pas déniées les frères Goncourt dans leur Journal et qui, si elles font toujours sourire, peuvent laisser sur sa faim le lecteur qui attendait peut-être autre chose de la « guerre totale » que lui promettait ce second tome. Car si les discordes sont rudes, les rixes sont rares pour ne pas dire inexistantes. Mais comment faire autrement puisque tout désormais se passe entre écrans interposés ? Les personnages principaux ne se rencontrent plus comme ils le faisaient dans le premier tome.  La seule rencontre qui aurait pu mal tourner (et qui constitue le vrai suspense du livre), celle de Nabe et de Soral au mariage de Dieudonné, n’a finalement pas lieu, le premier y renonçant au dernier moment dans l’un des chapitres les plus drôles du livre intitulé comme il se doit « t’y vas ou t’y vas pas ? ».

Car drôle, Les Porcs le sont de bout en bout – polyphonique et dostoïevskien dans sa structure (tous ces gens qui se retrouvent sans cesse les uns chez les autres ou à la brasserie pour discuter métaphysique du vrai et du faux) mais bien labichien dans sa dramaturgie où chaque scène rameute tous les personnages comme la noce d’Un Chapeau de paille d’Italie qui suit aveuglément le beau-père, celui-ci suivant son gendre où qu’il aille, chacun ayant son quart d’heure grotesque. Parmi tous ces personnages loufoques, on retiendra par-dessus tout cette Lorelÿ Masha’Allah, la pétulante internaute ultra-complotiste, « sorte de Viviane Romance arabe, genre gitane, très maquerelle, sorcière en feu ! »[36], plutôt hostile à Nabe mais qui pour quelques soirées va devenir sa camarade, sinon sa promotrice en chef dans le complotisme tout azimut. Car avec Lorelÿ, tout y passe : le christianisme infiltré par Horus, l’idée que le monde n’est qu’une illusion entretenue par les capitalistes (mais qui sera sauvé par l’islam), le satanisme généralisé, les inserts pornographiques dans les dessins animés de Walt Disney, la vraie signification de Pâques qui n’est rien d’autre que la fornication (« puisque les lapins en chocolat, c’est pas des lapins pour rien »[37]), et bien sûr Al-Qaïda, création américaine destinée à accuser le monde arabe, autant de choses que Lorelÿ prétend avoir compris grâce à la série The Signs et au fameux nombre 1, 618 de la séquence de Fibonacci et qui exaspère Nabe autant qu’elle l’égaye car « ce mélange de pute d’apparence (ce que je préférais le plus au monde !) et de conspirationnisme absurde (ce que j’abhorrais le plus dans ce même monde…) ne pouvait que me surexciter, réuni dans la même femme. »[38]

Pour autant, l’auteur de Visage de Turc en pleurs ne décolère pas contre les arabo-musulmans dont il s’aperçoit de plus en plus que la plupart incarne ce que lui combat. Parce qu’il est bien obligé de le reconnaître : « Le complotisme était intrinsèquement arabe »[39]. Et de trouver inique cette « trahison », lui qui a tant fait pour eux :

« Putain, il fallait voir pour qui je m'étais battu pendant dix ans ! Perdant tout dans cette cause… Je m'étais mis au ban de la société littéraire pour défendre les Arabes sur le 11-Septembre et désormais c'étaient les premiers à m'accuser de “rentrer dans le Système“ parce que je ne les suivais pas dans leur délire débile de l’Inside Job yankee ! »[40]

C’est qu’on finirait par le plaindre, le Marc-Edouard, d’être passé pendant si longtemps pour un antisémite au nom de la cause arabe et qui se retrouve lynché par ceux dont ils lynchaient les ennemis. Pauvre « pro-Arabe anti-Beur »[41] qui va jusqu’à se demander, au summum du désespoir, s’il ne devrait pas aller se jeter dans les bras de Bernard-Henri Lévy lui-même en criant : « vive l'Empire ! » [42]

C’est que pour l’auteur de Je suis mort, le seul bon Arabe est l’Arabe martyr, kamikaze, terroriste – Mohammed Merah en l’occurrence ! « L’antisioniste le plus conséquent que la terre ait jamais promis ! » [43], comme il le dénomme avec fureur au risque de paniquer les vrais antisionistes et de faire jubiler les sionistes. Sacré Nabe qui a l’art de se rendre irrécupérable pour ce qui devrait être son propre camp et qui de fait légitime celui d’en face ! C’est pour cela qu’on le fêtera toujours plus à Causeur[44] ou à Valeurs actuelles qu’à France Inter ou au Bondy Blog. C’est toujours à droite que se retrouvent, même contre leur volonté, les irrécupérables, les infréquentables, les intenables – et les stylistes. 

 

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Notre temps

Que signifie bien écrire ? À cette question khâgneuse, on pourrait répondre d’abord : rendre lisible le réel. Et dans le cas de Nabe, rendre réel le présent ou présent le réel – ou encore rendre conscient de ce qui se passe. Car il n’est pas facile de comprendre son temps. La plupart d’entre nous le refusons, trop à l’aise dans nos fantasmes d’avenir (quand on est de gauche) ou de passé (quand on est de droite). Et c’est le rôle de l’écrivain de nous remettre le nez dans le siècle avec plus ou moins d'amabilité ou de méchanceté. Sollers l’a fait et continue de le faire – en médium du bonheur. Houellebecq et Nabe y travaillent à fond, le premier dans la dépression approbative, le second dans l’extase punitive. Car là aussi, il ne faut pas se leurrer. L’auteur de L’Enculé a beau donner l’impression d’être un insulteur tous azimuts à la grossièreté outrancière, sa rage n’a d’égale que sa jubilation, son usage de la scatologie que celui, savoureux, du subjonctif imparfait[45], son fiel que son miel.

« Quant à l'argument prétendant que ce serait contraire à la littérature de régler ses comptes, il ne tenait pas face aux pages produites. Ceux qui se rassuraient en séparant la littérature du “règlement de comptes“ étaient des puceaux de l'art. La beauté n'avait fait que ça dans la vie : régler ses comptes. »[46]

Sus non à la beauté mais par la beauté ! On ne saurait dénombrer tous les morceaux de bravoures qui structurent ses mille quatre-vingt-cinq pages où l’horreur et le sublime vont de pair : la mort pasolinienne, gibsonienne et soutinienne de Kadhafi[47], le massacre d’Oula[48] ou simplement l’entrée de son fils chez Pepperoni : 

« Mon fils Alexandre débarqua, toujours comme une fleur : un lys d’élégance. »[49]

Ce fils dont il disait déjà dans le tome un qu’il aura été « le seul être que j’aurai connu, sur cette terre, qui voulait vraiment que je sois heureux »[50]

À la critique qui revient sans cesse selon laquelle Nabe ne saurait pas écrire de « roman », on peut d’abord répondre que Céline, Proust, Chateaubriand ou Saint-Simon non plus. Leur génie est ailleurs et dépasse peut-être celui des plus grands romanciers. Celui de Nabe est de rendre tout romanesque, religieux – et pour autant immanent. C’est de la littérature en direct, du roman « live », du présent au présent, forcément insupportable à ceux qui n’aiment la littérature que lorsqu’elle ne les concerne pas. Or, le complotisme nous concerne tous. L’islamisme aussi. On pardonne volontiers à un auteur du passé d’avoir eu telle ou telle option idéologique (encore que de moins en moins de nos jours), on a beaucoup de mal à le faire avec un auteur du présent. On lui en veut moins de penser ce qu’il pense que d’être là, hic et nunc et de tenir le haut du pavé. On se réfugie alors dans sa « haute culture » qui n’est jamais rien d’autre que celle du dénigrement. On se réclame de Voltaire, Chamfort et Chateaubriand alors qu’à l’époque de Voltaire, Chamfort et Chateaubriand on les aurait méprisés comme on méprise les auteurs de son temps – surtout lorsqu’on n’arrive pas à en faire partie.

« [Stéphane Zagdanski] disait que la France intellectuelle était passé de “Voltaire, Chamfort, Châteaubriand“, à “Lacan, Foucault, Barthes, Deleuze“ pour finir par se vautrer dans “Nabe, Houellebecq, Soral, Camus, Dustan et Dantec“. Exact, connard ! Il ne pouvait pas mieux viser, cet aveugle ! On pouvait en penser ce qu'on voulait, mais notre époque était bel et bien portée, ou bien avait accouché (selon les points de vue) de cette stricte liste de noms Nabe, Houellebecq, Soral, Camus, Dustan et Dantec… Je n'en voyais pas un seul autre à ajouter en 2004. Parfait !

Voilà pourquoi le livre que je suis en train d'écrire n'a pas fini d'intéresser les historiens futurs. Dans l'avenir, pour comprendre le présent d’antan, il faudra passer par nous. Oui, c'était nous la bande des intellectuels des années 2000, la bande des six ! On a fabriqué notre temps. Deux islamophobes. Deux antisémites et deux pédés ! Tous avec des “points communs“ qui nous éloignaient les uns des autres mais qui ont dessiné une ligne. Les fractures dans la société littéraire contemporaine, qui les aura opérées sinon nous ? »[51]

 

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La question du lecteur

Donc, Nabe se dit révolutionnaire – ou plus exactement partisan de la révolution en tant que « principe ».

« Ça me rappelle Houellebecq quand il disait, en parlant de moi, que c'était dommage qu'une “intelligence pareille“, qu'un “talent pareil“ soit pour la charia et se soit rabaissé à appeler de ses vœux une révolution islamiste…  Mais je n'ai appelé à rien du tout, je n'idéalise aucune révolution ! Je ne roule pour aucune révolution ! Je roule pour le principe même de révolution, c'est la différence ! C'est la Révolution en tant que tel qui me galvanise, pas les révolutions… »[52].

Au-delà de cette distinction un rien formaliste et qui peut laisser dubitatif (car s’exalter pour un principe sans s’intéresser à ses œuvres serait aussi absurde que de dire aimer le « principe du jazz » sans aimer le jazz), en plus de ne pas tenir la route devant l’Histoire (car une Révolution se juge à ses fruits et généralement ceux-là se comptent en milliers voire en millions de morts), ce qui interroge, c’est la métaphysique jusqu’au-boutiste dans laquelle veut nous entraîner Nabe et dont d’aucuns diront que nous avons bien tort de la prendre au sérieux. C’est à ce moment-là que l’auteur de ces lignes va se sentir bien isolé entre les anti-nabiens qui estimeront qu’il est inutile de se coltiner à une problématique aussi délirante qu’abjecte (car n’étant rien d’autre qu’une apologie immature et esthétisante du terrorisme) et les nabiens qui hurleront qu’une fois de plus je suis un bien médiocre lecteur de leur génie et que, même si je feins moi aussi de le considérer comme tel, je ne le fais que pour mieux le rabaisser à la manière des anciens rédacteurs de Cancer! en 2003 à propos de Printemps de feu et comme lui l’avait déjà remarqué : 

« C’était la première fois qu’on me faisait ce coup-là : prendre un de mes livres, en faire un monument, puis m’écraser avec. »[53]

Le pire est que c’est vrai ! La tentation de retourner le chef-d’œuvre contre son auteur et de rejoindre le « camp des ennemis, celui des lecteurs »[54], c’est-à-dire des Judas, des renégats, des vermines (Au Régal des vermines n’a jamais voulu rien dire d’autre qu’Au Régal des lecteurs), nous l’avons tous eue avec Nabe. Quelque chose se passe avec lui qui ne se passe avec personne et qui dépasse la simple raison « narcissique » ou « politique ». Quelque chose qui a proprement à voir avec la littérature. Lui-même en est très conscient : 

« En rompant avec eux, en extrémisant ma prose et ma pensée au point que dans ce milieu plus personne ne pourrait me suivre, j’étais tranquille. »[55]

Tranquillité de l’auteur, intranquillité du lecteur. La vérité est que Nabe brise le contrat immémorial entre auteur et lecteur et tel que Philippe Sollers, via Marcel Proust, l’énonce dans son dernier livre, Agent Secret :

« "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur." Merci, c’est dit, une fois pour toutes. »[56]

Or, impossible avec Nabe d’être son propre lecteur sans le trahir lui, Nabe ! Impossible de trouver une zone de confort (c’est-à-dire de représentation, d’écran, de caverne) face à son volontarisme stylistique qui cherche par tous les moyens à nous faire sortir de notre bulle sacrée de lecteur – et à nous intégrer, coûte que coûte, pour le meilleur mais surtout pour le pire, dans son propre livre. Ce n’est pas le livre dont vous êtes le héros comme chez Houellebecq mais le livre dont vous êtes le zéro. « Mon métier ? Tortureur de fans ! », disait-il déjà dans Les Porcs 1[57].

 

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La fracture Kubrick

Nous voilà prévenus. Lire Nabe devient alors affaire de conversion ou de damnation (et écrire sur lui, ô combien !). C’est Chacun mes goûts ou rien. Malheur à celui qui ose ne pas avoir les siens. Malheur aux kubrickiens sensibles qui assisteront, effondrés, à la mise en pièces de leur cinéaste préféré ! Les autres se réjouiront de voir comment un grand artiste, en détestant un autre grand artiste, donne paradoxalement des raisons de le comprendre et de l’aimer encore plus (Nietzsche n’a jamais empêché d’aimer Wagner, bien au contraire). Pour ma part, la férocité jubilatoire avec laquelle Nabe « descend » 2001 l’odyssée de l’espace et Eyes Wide Shut me rend ces deux films encore plus précieux, car comprenant son point de vue, je comprends encore mieux le mien.

D'abord, sur le plan formel : a-t-on jamais mieux retranscrit un film par écrit ? Il faut un sacré talent pour donner à voir ce qu'on lit ou à lire ce qu'on voit : un film, une émission de télévision (et comme les deux tomes des Porcs, télé-roman s’il en est, en regorgent). Ensuite, ce que reproche Nabe à Kubrick, c'est son aspect mortifère et cérébral. Mais il n'a pas tort. Kubrick est en effet un cinéaste du cerveau et de la suspension, de la technique et de la mort (encore Heidegger) et par-dessus tout de la terreur et du désir, pour ne pas dire de la terreur du désir, et comme le titre de son premier film le déclinait : Fear and desire. C'est ce que Nabe (qui, lui, serait plutôt du côté du désir de la terreur) ne voit pas. Comme il ne voit pas la dimension cathartique du « faux » à l’œuvre dans les films de Stanley. Tout à sa catharsis du « vrai » (et du vrai « réel, » nous allons y revenir) et à son anti-complotisme viscéral, il conchie l’art du simulacre, du masque et du persona[58].  

« Après avoir vu Eyes Wide Shut, c’était encore plus clair. Tout était faux, tout puait le faux. Love for fake ! »[59]

Mais le faux représenté comme tel, c’est ce qui permet précisément d’accéder au vrai – et c’est la grandeur du cinéma de Kubrick de l’avoir montré mieux que personne (sauf peut-être Orson Welles dans son génial F for fake, « vérités et mensonges »). Ce qu’au Wepler, Pacôme Thiellement n’a pas réussi à expliquer à Nabe est qu’à l’instar des expressionnistes allemands dont il est l’héritier, Kubrick propose un cinéma qui révèle l’automate en nous, le robot, la machine et par là-même le dysfonctionnel, le fantasmatique, le réel toujours hanté, doublé, fantasmé. Cinéma bergsonien en ce sens qui révèle la mécanique (l’orange mécanique) du vivant. Nabe peut soutenir tant qu’il veut qu’« un seul regard filmé par Vittorio de Sica en [dit] plus sur l’humanité que tous les films lambineurs de Kubrick où des êtres vidés par lui [somnambulisent] devant nous », l’œil de Hal, de Bowman, d’Alex, de Torrance, de Baleine et des masques d’Eyes Wide Shut nous hanteront pour toujours.

Il a beau jeu alors de voir en Kubrick un cinéaste du conspirationnisme (et comme en effet celui-ci apparaît tel pour de vrais conspis) sous prétexte qu’Eyes Wide Shut propose l’hypothèse de sociétés secrètes (mais Sade aussi, après tout), il passe à côté de l’invisible des choses, de tout cet incompréhensible de la vie qui ne laisse pas d’être et qui n’en est pas pour autant un « complot ». Au nom de son tout visible éblouissant et aveuglant (j’allais dire de son « Shining »), il annihile toute représentation onirique, symbolique ou même apophatique du réel. Tout, pour lui, doit être transparent, sans filtre, ultra lisible – quitte à ce qu’il nous foute des écarquilleurs de paupière comme dans Orange mécanique (bizarre au fond qu’il n’aime pas Kubrick). La littérature comme réalité pure, la réalité cristallisée dans sa lettre – credo redoutable et inquiétant et qu’il pose avec superbe juste avant la retranscription intégrale, quoique théâtralisée, qu'il va faire du « dialogue » entre Mohammed Merah et « Hassan », le négociateur du RAID, et qui clôt Les Porcs 2 :

« (…) tout était à respecter, si on s'était piqué, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, de savoir ce que le mot “littérature“ – c’est à dire “réalité“ – voulait encore dire ! »[60]

 

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Liberté et subjectivité. 

Sommet de réalité, et donc de littérature – de réalittérature – ces cent trente-trois dernières pages constituent la ligne rouge de l’oeuvre nabienne, celle où coïncident, à un point jamais atteint auparavant, l’être et la lettre, le vrai et le verbe, le monde et le dit – celle, surtout, où le romanesque « réussit à faire dépasser la fiction par la réalité »[61]. Et cela à travers ce qui n’est rien moins, du moins pour un lecteur de mon genre, qu’une damnation en direct.

Tant pis pour ce qui lui apparaîtra une nouvelle « trahison » de ma part – et pire une « déformation » de sa pensée. Nabe pourra faire tout ce qu’il veut pour nous persuader du bien-fondé du terrorisme islamiste (reprenant les vieilles antiennes d’extrême gauche d’un Occident ultra coupable de tout et qui mérite mille châtiments divins), en mettant en scène Merah dans sa parole nue, sa réalité véridique, son absolu religieux, il l’envoie définitivement rejoindre Mahomet en enfer. Il fait son Dante malgré lui. Car non, désolé, Marc-Edouard, Mohammed Merah n’est pas Raskolnikov comme tu le suggères un moment. Il ne se repent pas comme à la fin de Crime et châtiment, et malgré tous les efforts de « Hassan » Porphyre, pour le sauver. C’est non seulement un criminel islamiste de la pire espèce mais aussi, et peut-être avant tout, un immense abruti à la théologie baltringue, honte de l’islam et déshonneur de toute l’histoire des résistances du monde. Voir en lui un « résistant » serait aussi absurde que voir tel un Français ou un Anglais qui, pendant la guerre, serait allé en Allemagne assassiner des bambins à la sortie des écoles allemandes au nom de l’« œil pour œil, tétine pour tétine » – ou un laïcard forcené qui pour venger le meurtre de Samuel Paty serait allé décapiter un imam devant sa mosquée. Ces « résistants-là » nous auraient fait honte. Mohammed Merah, c’est l’horreur qui se le dispute à la crétinerie, l’ignominie sacrificielle (celle des autres à laquelle la sienne sert de caution) qui se double d’une confusion géostratégique totale et qui à la fin aboutit au péché irrémissible. En fait, c’est le Smerdiakov (le Smerahdkiov !) des Frères Karamazov, l’assassin dégénéré qui croit faire le bien en obéissant au mal – et comme ton/son texte le prouve de manière éclatante :

« J'ai pas fait les choses au hasard, ce que je fais c'est une obligation. Je suis obligé de le faire, en tant que musulman, si je choisi l'islam comme religion » [62].

 « Si j'aurais fait ça pour la gloire, toutes ces bonnes actions seraient annulées auprès d’Allah parce qu’Allah, il accepte pas les moudjahidines qui combattent pour leur renommée ou pour le butin ! Moi, je l'ai fait pour plaire à Allah. Hamdoulillah, mon but c'est pas de marquer l'Histoire. En tant que simple musulman, j'ai accompli mon devoir de musulman, c'est tout. La gloire, vos trucs à la télé, tout ça je m'en fou ! Hamdullilah, le message a été transmis j'ai contacté les journalistes, vous pouvez pas étouffer l'affaire, vous pouvez pas dire : “c'est un psychopathe“, comme vous dites à la télé. »[63]

« Allah nous autorise à juger une personne selon son apparence. Il ne nous appartient pas de juger ce qu'elle a dans son cœur, mais juger son apparence, si. Tu luttes contre le terrorisme. Nous sommes des terroristes, et le terrorisme est une obligation Allah dit dans le Coran : “préparer tout ce que vous avez comme cavalerie afin de terroriser les ennemis d’Allah“. Nous sommes des terroristes. »[64]

« Moi, ma vie est en jeu. Que je sois tué ou que je sois arrêté, hamdulillah, le jour du jugement dernier, à ce sujet-là, je sais que j'aurai accompli mon devoir Après, comme je te l'ai dit là, je suis quelqu'un de déterminé, j'ai pas fait ça pour me laisser attraper, t'as vu ? Là, on négocie, tu vois, on est en train de négocier, après, en dehors des négociations, n'oublie pas que j'ai les armes à la main…. Je sais qu'est-ce qui va se passer. Je sais comment vous opérez pour intervenir. Je sais que vous risquez de m'abattre, c'est un risque que je prends. Sachez que, en face de vous, vous avez un homme qui n'a pas peur de la mort ! Moi la mort, je l'aime comme vous aimez la vie. »[65]

« J'espère, inch’Allah, à travers ces actions que j'ai faites, réveiller et vivifier la communauté musulmane afin qu’eux à leur tour attaquent, afin que la France ne connaisse aucune tranquillité ! »[66]

« Moi, si je me fais arrêter aujourd'hui, je rentrerai en prison tête haute ! Et si vous me tuez, je mourrai avec le sourire ! Donc je ne regrette rien, absolument rien, et si c'était à refaire, je le referai. La seule chose que je regrette, c'est de ne pas en avoir tué plus ! T'as vu ? »[67]

« Écoute, vous, vous voulez éteindre la religion d’Allah avec vos bouches, mais Allah ne veut que la parachever, t’as vu ? Et c'est pas une interprétation comme on veut, on se fait… C'est l'interprétation du Coran. Tous les versets du djihad, tous les versets qui nous incitent à combattre les ennemis se trouvent dans le Coran, et ils sont clairs et évidents, t'as vu ? Après, les gens qui se détournent de ces versets en les traduisant d'une autre façon, c'est des gens pervers et qui veulent fuir la réalité… Sans pour autant se le reconnaître, peut-être… »[68]

Au moins, c’est clair. Non contente d’être une réalittérature, la littérature, quand elle « s’islamise » (et si on admet une seconde cet oxymore), devient une littéraliture, soit une barbarie pure et simple (car « le littéral, c’est le barbare » disait Adorno) par laquelle on liquide l’autre, soi et Dieu. Ininterprétée et sacralisée comme telle, la parole n’est plus qu’un instinct de mort, un néant en acte et la mise en œuvre de sa propre damnation. Ce que ne comprendra jamais un Mohammed Merah, son « impensé » (pléonasme), est que le divin est précisément ce qui s’interprète, se multiplie, s'infinise[69]. « Dieu dit une parole et j’en entends deux », écrit David (psaume LXI – 11), un verset qui échappera à Smerahdkiov et lui donnera envie d’être encore plus littéral, assassin, déicide. 

Mais ce qu’il y a de plus fascinant dans ces pages est la façon dont Nabe (et il en est forcément conscient), plus qu’allumer la mèche, la vend. Si l’islam est vraiment ce qu’en dit Merah, alors les islamophobes ont gagné. Si l’antisionisme « conséquent » consiste à faire la sortie sanglante des écoles, alors l’antisionisme est la plus grande saloperie de l’Histoire contemporaine. Si la révolution demande cette violence (et elle la demande toujours), alors mieux vaut mille ans d’ordre injuste qu’une seconde de désordre « juste ». Car non, il n’y a pas de meurtre mystique, d’assassinat céleste et de loi du talion qui tiennent. Merah est une épave pour l’éternité. 

Écrivant cela, je me demande si je ne tombe pas dans le piège que nous tend Nabe – celui de s’indigner niaisement à de dangereuses provocations. Mais comment faire autrement ? Sa crânerie littéraire provoque notre crânerie critique. La subjectivité suscite la subjectivité et le pamphlet (car Les Porcs ne sont pas un roman mais bien un pamphlet, c’est écrit dans l’avertissement du tome un) est le summum de l’écriture subjective. Contrairement à Houellebecq dont l’écriture romanesque et « objective », d’autant plus prophétique qu’elle apparaît « neutre », et qui donne l’impression d’une vérité indiscutable, délivrée du « haut de la montagne et digne du Bouddha » comme le disait Emmanuel Carrère à son endroit[70], l’écriture nabienne intensifie tellement sa propre subjectivité qu’à la fin elle nous rend à la nôtre – au risque que nous trahissions la sienne. Car ce lecteur qui s’approprie le texte, le déforme, en se débarrassant de l’auteur, n’est-il pas l’ultime conspi ? Mais quoi ? « Nabe dit une parole, j’en entends deux ». Pas sûr qu’il apprécie, mais tant pis, c’est ainsi que cela s’est toujours passé entre auteur et lecteur et que cela continuera de le faire, littéralement et dans tous les sens. Vive Les Porcs 1, 2 et 3 ! 

 

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[1] Les Porcs 2, page 31.

[2] Les Porcs 2, page 151.

[3] Les Porcs 2, page 156.

[4] Les Porcs 2, page 627.

[5] Les Porcs 2, page 116.

[6]  La citation exacte est : « Si seulement quelqu'un était à même de laisser un mot d'avance à la vérité, mais chacun, et moi- même dans cette phrase, la dépasse avec cent mots », Kafka, Cahiers divers et feuilles volantes, in Préparatifs d’une noce à la campagne.

[7] Les Porcs 1, page 940.

[8] Les Porcs 1, page 817.

[9] Les Porcs 1, page 162.

[10] Les Porcs 1, pages 256.

[11] Les Porcs 2, page 601.

[12] Les Porcs 1, page 906.

[13] Les Porcs 1, page 415-418.

[14] Quoiqu’ignorant que « cormary » est aussi le nom d’un plat médiéval de porc au vin rouge avec plein d’épices – ce qui me convient tout à fait et me permet d’ajouter une pierre à son édifice contre moi.

[15] Les Porcs 1, page 417.

[16] Les Porcs 2, page 682.

[17] Les Porcs 1, page 29.

[18] Les Porcs 1, page 141.

[19] Les Porcs 1, page 378.

[20] Les Porcs 2, page 588.

[21] Les Porcs 1, page 473.

[22] Les Porcs 2, page 344.

[23] Les Porcs 2, page 227

[24] Les Porcs 1, p 713.

[25] Les Porcs 2, p 315.

[26] Clément Rosset, Le réel, traité de l’idiotie, PUF, p 41.

[27] Les Porcs 2, page 170.

[28] Les Porcs 2, p 226.

[29] Les Porcs 2, p 799.

[30] Les Porcs 2, p 311.

[31] Les Porcs 2, p 311.

[32] Les Porcs 2, p 316.

[33] Les Porcs 2, p 510.

[34] Les Porcs, p 421 et 870.

[35] Les Porcs 2, p 919.

[36] Les Porcs 2, page 611.

[37] Les Porcs 2, page 617.

[38] Les Porcs 2, page 635.

[39] Les Porcs 2, page 125 – propos qui pourra apparaître comme essentialiste alors qu’il est une réalité socio-culturelle confirmée par nombre d’articles tirés de journaux « au-dessus de tout soupçon » comme on dit, tels :

- Libération, https://www.liberation.fr/.../les-theories-complotistes.../(2000),

- L'Orient-Le jour, https://www.lorientlejour.com/.../pourquoi-le-monde-arabe...(2014)

- Le Monde diplomatiquehttps://www.monde-diplomatique.fr/2015/06/BELKAID/53074 (2015)

- Courrier international, https://www.courrierinternational.com/.../vu-du-liban-dou...(2018)

[40] Les Porcs 2, page 399.

[41] Les Porcs 2, page 396.

[42] Les Porcs 2, page 769.

[43] Les Porcs 2, page 477.

[44] Lire le bel article de Gabriel Robin : https://www.causeur.fr/marc-edouard-nabe-suite-des-porcs-191454

[45] Les Porcs 2, pages 93, 276, 281 (entre autres).

[46] Les Porcs, page 411.

[47] Les Porcs 2, page 278.

[48] Les Porcs 2, page 752.

[49] Les Porcs 2, page 254.

[50] Les Porcs 1, page 886.

[51] Les Porcs 1, page 178.

[52] Les Porcs 2, p 626.

[53] Les Porcs 1, p 136.

[54] Les Porcs 2, p 210.

[55] Les Porcs 2, idem.

[56] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, cité dans Agent Secret, de Philippe Sollers, Mercure de France, p 189.

[57] Les Porcs 1, page 279.

[58] Ce qui le rapproche à son corps défendant de son ex-ami Stéphane Zagdanski qui dans La Mort dans l’œil (Éditions Maren Sell, 2004) écrivait à peu près la même chose : le cinéma, c’est du faux, de la falsification, de la robotisation, de la stérilisation, etc.

[59] Les Porcs 2, page 730.

[60] Les Porcs 2, page 952.

[61] Les Porcs 2, page 530.

[62] Les Porcs 2, page 954.

[63] Les Porcs 2, page 955.

[64] Les Porcs 2, page 956.

[65] Les Porcs 2, page 957.

[66] Les Porcs 2, page 960.

[67] Les Porcs 2, page 967

[68] Les Porcs 2, page 1007.

[69] Le mot existe - https://www.cnrtl.fr/definition/infiniser

[70] Emmanuel Carrère, L’Atelier Houellebecq à Phuket, Cahier de l’Herne consacré à Michel Houellebecq, page 192.

 

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