Ecce homo
Ce « Voici l'Homme » devrait être le symbole de toute interprétation – soit comprendre qu'une parole contient tout à la fois et que comme le dit le psaume 61 - 12 :
« Dieu dit une chose, j'en entends deux »
Et même dix, cent, mille.
« Ecce homo », donc :
« voici le gonze »,
« voici l'Anthopos »,
« voici l'humanité ».
Ça paraît un truisme, dit comme ça, alors que ça ne l'est pas du tout.
Le nombre de gens qui ont du mal avec l'analogie, la métaphore, le symbole, le secret.
Le nombre de gens qui ne veulent pas voir le sens – la multiplicité du sens, le multivers du sens.
D'ailleurs, qui ne veulent pas lire – et surtout pas les textes saints qu'ils sacralisent pour les fuir.
Du reste, qui ne les lisent pas.
Qui ne lisent rien même quand ils lisent.
La lettre-monde, la lettre-ciel, la lettre-sang, épine, chair, âme, chaos, infini, esprit, la lettre-esprit.
Donc, lire la Passion comme ce qu'elle est : la 121 ènième journée de Sodome. Le film d'horreur total. Le snuff movie. La vidéo du Hamas. Et c'est pourquoi Mel Gibson est grand*. Seul lui a su prendre les mots « ils le flagellèrent », « ils le giflèrent », « ils le crucifièrent » à la lettre.
*Et qui renvoie à l'aube de l'humanité de ce blog, 03 avril 2005, Bonheur à celui par qui le scandale arrive.
Le mot « crucifier » qui revient, notons-le, douze fois dans le texte. Une répétition qui vaut tous les détails sadiens.
Une répétition qui vaut description.
La Dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988, avec David Bowie dans le rôle de Ponce Pilate)
Donc, procès. Autrement dit, interprétation des faits et dits de ce Nazaréen improbable qui aurait dit de lui pas simplement « Je Suis », ça passe encore, délire métaphysique s'il en est, mais pire que tout « roi des juifs ». Là, ça ne va plus du tout. Du moins, pour les pharisiens qui en déchirent leurs vêtements.
Alors que pour Pilate...
Pour Pilate, « roi des juifs », ça ne veut rien dire, c'est une blague, ça ne vaut pas une crucifixion. Aucune raison de condamner ce gus qui se prend pour Napoléon. Seulement voilà, l'argumentaire juif est plus puissant que lui et va progressivement s'imposer à sa superficialité "pilatienne". Car « Roi des juifs », expliquent les Juifs, ça ne veut pas dire « empereur Smith », mais bien « rival de César ».
« Si tu le libères, tu n'es pas
l'ami de César,
qui se fait roi s'oppose à César. »
Là, Pilate est emmerdé et panique pour la deuxième fois.
La première, c'était juste avant, quand on lui a rapporté que ce Jésus se prenait pour le Fils de Dieu – et que peut-être, peut-être, tout comme le centurion romain qui était venu demander à Jésus de guérir son serviteur, il y a « cru » au moins un instant.
Pilate croyant sans le savoir !
Tout dans le texte va dans ce sens. Et c'est pour cette raison qu'il a, jusqu'à présent, « cherché à le relâcher ».
Mais les Juifs en appelant à Tibère lui-même et dès lors, c'est lui, Pilate qui se retrouve sur la sellette. On ne blague pas avec la Pax romana.
Alors, il tente d'officialiser un peu le procès de cet hurluberlu en le faisant ramener au tribunal (dont on nous précise le nom en grec, « lithostrôtes », et en hébreu, « gabata », et comme pour souligner l'importance du truc) où lui-même décide de siéger tain tain tain ! – alors qu'à la première confrontation, beaucoup plus informelle, il n'y avait pas tous ces détails. Là, Ponce est obligé de jouer au juge qu'il n'a pas tellement envie d'être (et Rod Steiger était génial en brute sceptique.)
Et puis, comment juger un type qui ne se défend pas et qui, même, [et là, je suis Godet dans la Bible de Neuchatel] tente de déculpabiliser son juge en arguant que le vrai coupable de sa future mort, à lui, Ieschoua, ce n'est pas Pilate mais celui qui l'a livré à lui, à savoir le Sanhédrin, Caïphe – le vrai méchant de cette ténébreuse affaire comme on l'a déjà dit (et non pas Judas qui en a disparu, car en effet Judas disparaît du récit johannique).
« Celui qui m'a livré à toi commet
un plus grand crime. »
C'est à partir de ce mot que se pose le problème de « l'antisémitisme » johannique – Ieschoua déclarant clairement que le vrai coupable, ce n'est pas tant le Romain que le Juif.
Antisémitisme qui va être corroboré par le fameux verset du « leur ».
« Alors, il le leur livra pour qu'il fut crucifié. »
Bien sûr, la croix est le supplice romain par excellence et ce sont des soldats romains qui ont fait techniquement le boulot. Il n'empêche que ce sont bien les Juifs de l'époque qui ont demandé, exigé et obtenu l'exécution. Mais il faut étendre le domaine de la lutte. « Les Juifs de l'époque », ça renvoie aussi à l'humanité entière, à nous. Après le « voici l'homme », voici le « voici les gens », « voici nous ». La Croix, c'est nous. C'est bibi.
Historicisme de Jean.
L'important, c'est le jour et l'heure, comme dirait l'autre.
Celui de Pessah (autrement dit, le 15 Nizan – le mars-avril de l'époque), à la sixième heure (c'est-à-dire midi). Jean historicise au maximum. L'Évangile le plus mystique est aussi le plus soucieux d'exactitude.
Donc, calvaire. Et c'est là qu'on a envie de dire : « rendez-nous la ciguë ».
Parce que non, toutes les morts ne sont pas équivalentes. Depuis toujours, je suis hanté par la figure de Damiens – comme si j'avais assisté à son exécution, le 28 mars 1757. Pire que le Christ, Damiens et dont, comme par hasard, il nous reste la tunique.
Reprenons.
Pilate, qui a cédé aux Juifs, s'arrange tout de même pour les emmerder avec le fameux écriteau : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » (avec le détail « mondialiste » qui tue : en hébreu, en latin et en grec !), leur refoutant leur lettre à la gueule – le mot « roi » étant décidément la patate chaude qu'on se renvoie. Et cette fois-ci définitivement :
« ce que j'ai écrit, je l'ai écrit ».
La tautologie, suprême forme d'autorité.
Et qui ne va pas sans faire sourire. L'événement le plus dramatique du monde a un côté comique. Ce que j'ai dit, je l'ai dit.
Suivent deux épisodes fameux, en contraste l'un de l'autre, et qui nous mettent au coeur de l'humanité.
Le premier, brutal, sordide, mais si humain – le partage des vêtements et le découpage de la tunique... qui, selon l'historien Josèphe, était en fait une robe de grand prêtre, ce qui entérine l'idée que Jésus était donc bien un rabbin (quelque peu dissident, certes). Jésus est un Juif, que les druides chrétiens ne l'oublient jamais !
Le second, éternellement inattendu, ô combien émouvant ! celui du dialogue qu'a Ieschoua du haut de sa croix avec sa mère et son « disciple bien aimé » (Jean, donc) auquel il confie celle-ci. C'est vrai que c'est très beau. « Perle de la Passion », dit la Bible de Neuchâtel. Le Sauveur du monde qui, même dans la torture, n'oublie ni sa famille ni ses amis. Étranger à personne, même pas aux siens.
La croix dure. Interminable (alors qu'elle n'aurait duré que trois heures – ce qui est relativement court par rapport à ceux qui y sont restés trois jours, vivants !)
Soif, vin aigre (en fait, sorte d'opium), mort, enfin !
Mort, joie !
Mort, soulagement !
Mort, sérénité et béatitude !
Tous les vendredis saints, je respire à trois heures.
Il y en a qui pleurent à ce moment-là. Je ne les comprendrai jamais.
Une fois, à la messe des Rameaux (la plus longue), j'ai vu une femme verser des larmes sincères et authentiques à la lecture de la mort de Jésus. Elle pleurait à l'expiration alors que moi je respirai enfin !
Comment peut-on pleurer à la fin des souffrances ?
La mort est la meilleure chose qui peut vous arriver sur la croix ou la roue, enfin !
La mort est la fin des souffrances. La première espérance qui vaille ! Et la seule qui compte !
Eh bien non ! La bigote pleurait en entendant ces mots :
« inclinant la tête,
il donna son Souffle. »
Alors que moi, je sabrais symboliquement le champagne.
Je dois être païen dans le fond.
Je préfère la mort à la souffrance.
Et c'est pour ça que je souffre encore en lisant la suite.
Ieschoua a expiré mais les deux larrons, pas encore.
Alors, pour accélérer le processus, on leur brise les jambes (!!!) afin qu'ils s'étouffent mieux. À la croix, on leur rajoute la roue.
Et Jean d'y voir l'accomplissement d'une autre prophétie à l'extraordinaire cruauté anecdotique :
« À lui, on ne brisera pas un os. »
La chance !
En revanche, on lui perce le flanc avec la lance.
Sang et eau jaillissent ! Un phénomène qui prouverait que Jésus n'était peut-être pas complètement mort (décidément !) ou que s'il l'était, alors ce jaillissement serait surnaturel (un signe ultime ?) – en plus d'avoir un sens puissamment symbolique : sang et eau / Cène et Saint Esprit. Admettons.
En tous cas, c'est à ce moment-là, quand tout est consommé, que Jean choisit de se mettre en scène comme témoin oculaire capital.
« Celui qui a vu
témoigne de ce qu'il a vu
et son témoignage est vrai
pour que vous aussi
vous soyez sûrs. »
Vue, vue, vue... Religion du Verbe, certes, mais de la vue tout autant.
La résurrection sera bien une affaire de vue.
Arrivent Iossepf de Ramataïm (Joseph d'Arimathie) et Naqdimôn (Nicomède). Le premier va quémander auprès de Pilate pour enlever le corps de Ieschoua – en cachette des Juifs, comme il se doit. Et ce dernier, pas très philosémite depuis cette éprouvante journée, « le permet » volontiers – preuve aussi qu'il penchait pour ce Nazaréen depuis le début et qu'il ne fit crucifier que pour complaire démocratiquement à la foule. Le second (troisième fois qu'il apparaît dans l'Evangile), apporte
« un mélange de myrrhe et d'aloès d'environ cent livres »,
détail merveilleux après tant d'horreurs et qui fait quasi passer cette journée de mort et de torture du côté des mille et une nuits, du jardin parfumé, de Parsifal au milieu des filles-fleurs ?
Comment, en effet, ne pas être sensible à cette abondance de parfums, d'aromates et d'huiles essentielles et qui fait écho à l'épisode de l'onction de Béthanie et surtout aux Rois Mages ?
Nicodème – Rois Mages à lui tout seul.
Et Joseph d'Arimathie – le graal, la magie, Excalibur.
Excalibur (John Boorman, 1981)
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À REPRENDRE – JEAN XVIII Ego Eimi