Inferno, par Giovanni da Modena, né Giovanni di Pietro Falloppi, Basilique San Petronio à Bologne, XVème siècle.
Si Dieu est justice, alors il faut aimer sa justice et même prendre plaisir à elle. Le supplice sans fin des damnés peut réjouir l'âme du juste - et Dante prend un malin plaisir à tirer les barbiches de ses ennemis en enfer. Le spectacle des damnés, et c'est là un nouveau Mystère, n'altère pas du tout l'extase des Bienheureux, y compris si ces derniers aperçoivent leur parent, enfant, frère, être ébouillanté, écorché ou écartelé pour la millième fois (car le feu est réel, disaient nos anciens manuels de catéchisme.) Au nom de la volonté sans faille de Dieu qui fait tout bien, le bienheureux agrée au sort du damné (« il était libre après tout »).
« Si j'avais connu ma mère sur terre comme une putain invétérée, je n'aurais pas au ciel de désir de la revoir », n'hésite pas à dire cet implacable élu, ou qui s'imagine l'être, dans une lettre d'injures adressée à Balthasar, lui reprochant son immaturité théologique.
Car enfin, Jésus l'a dit lui-même, « dans l'au-delà, les hommes seront comme les anges, la parenté du sang ne joue plus aucun rôle ». Seul l'amour de Dieu et le principe moral importeront. Il est donc bien vain et ridicule de se poser la question de savoir si l'on souffrira au paradis de la souffrance des damnés.
Bien sûr que non ! Au paradis, Philémon rit de savoir Baucis en enfer (ou l'inverse). Au paradis, Juliette trouve géniale de voir Roméo dans sa boite à bobos plein d'araignées et de scorpions. Et ne dites pas que je me laisse aller à mon imaginaire de film d'horreur. Non, on lit mille fois pire dans la Bible. « O Dieu, brise-leur les dents de la bouche !... Le juste se réjouira de voir la vengeance, il lavera ses pieds dans le sang des impies », lit-on au Psaume 58, 7-11. Et Grégoire le Grand, pape du VI ème siècle, cité par Pierre Lombard, un théologien scolastique du XII ème, enfonçait le clou : au ciel, « il n'y aura plus de compassion pour le malheur (....) et bien que leurs joies leur suffisent [aux Bienheureux], leur félicité est accrue par la vision du châtiment des méchants auquel ils ont échappé par grâce. » Bonaventure, le docteur séraphique, hésite à aller jusque-là. Pour lui, les bienheureux voient l'enfer alors que les réprouvés ne voient pas le ciel. Quelle différence de vue ! Pour autant, il est d'accord avec Grégoire, la compassion ne fait plus partie de ce monde-là « et n'appartient pas à la bonté de la nature en général. » Ouf ! L'enfer reste le film d'horreur du vendredi soir, le Rocky Horror Picture Show du paradis, le Saw céleste.
Sacré Urs van Balthasar ! Son truc n'est pas tant de plaider contre l'enfer que de citer le dogme, sa réalité scripturaire et de laisser parler ses zélateurs. La haine de Dieu (de ce dieu-là, punisseur implacable) et de sa justice monte alors tranquillement. Ça me rappelle un peu mes cours de catéchisme en CM2 au presbytère de Sainte-Maxime. Plus la grosse bonne soeur parlait de la puissance de Dieu, plus celle-ci me paraissait abjecte. Balthasar ne procède pas autrement mais pour créer un effet inverse : il fait parler la bonne soeur, certain que parmi ses auditeurs, presque tous ravis, il y en aura qui seront révulsés. Et c'est à ce moment-là qu'on aura des tentations païennes, wagnériennes. Cette scène sublime dans La Walkyrie, quand Brunnehilde vient annoncer que Sigmund et Sieglinde devront mourir mais que lui Sigmund rejoindra les héros du Whallala. « Mais Sieglinde m'accompagnera-t-elle ? demande celui-ci. – Non, répond la Walkyrie, elle restera hors de ce lieu qui n'est fait que pour les héros de ton genre. – Alors, dans ce cas, je refuse d'aller dans ce paradis de merdeux rétorque Sigmund, et j'irai dans les limbes avec mon aimée. » Bouleversée par l'amour humain, Brunnehilde décide alors de sauver les deux amants et de désobéir au divin. C'était mon héroïne préférée à huit ans. Je m'imaginais qu'elle dormait avec moi dans mon lit toutes les nuits.
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Détail du précédent.
- Le refuge dans vos petites images culturelles est vraiment pitoyable. Tout vous est prétexte à vous détourner de la vraie grandeur, des vrais Mystères et de la vraie foi.
- Mais je croyais que Dieu nous avait fait à son image. J'emploie donc à mon tour des images.
- Au Ciel, les images n'ont plus cours !
- C'est donc ça.
- Oui ! Imparable ! Logique ! Divin ! Vous ne pouvez rien contre ça.
- Mais je suis bien d'accord avec vous. Je ne peux rien contre ça. Le dogme l'emporte à tous les coups. C'est ça qui fait vomir.
- Soyez à la hauteur !
- De votre Auschwitz bienheureux ?
- Arrêter de blasphémer. Auschwitz n’a rien à voir avec l’enfer !
- La différence ?
- L'Enfer est un mystère. Un double mystère, celui de la liberté humaine et celui de la justice-miséricorde de Dieu. Rien à voir avec un camp de la mort !
- C'est vrai, on n'y meurt même pas, c'est pire.
- Ce n’est pas un lieu de mort. Et d'ailleurs, ce n'est pas un lieu mais un état.
- Un lieu ou un état de torture éternelle ? C'est fantastique, la théologie !
- Un lieu ou un état de liberté ! Ca vous fait mal mais c’est ainsi.
- Quelle liberté puisqu'on ne peut pas mourir ?
- Justement. C'est là qu'on subit les conséquences de sa liberté, de sa vie, de ses mauvais choix.
- Vous croyez vraiment qu’une âme choisit d’être torturé éternellement ?
- Oui.
- J'avoue que votre psychologie m'échappe.
- Ce n'est pas de la psychologie, c'est de la théologie.
- Mais même, l'idée d'une torture éternelle ne vous révulse pas ?
- Peu importe que ça me révulse ou non. C'est la vérité et je m'y tiens.
- Vérité qui donne envie de se flinguer, et d'ailleurs même pas puisqu'on ne peut pas mourir et que les suicidés vont en enfer (épatant comme système, dis-donc.)
- Vous voyez ? Vous ne pouvez rien contre Dieu.
- C'est plutôt lui qui ne peut rien pour moi. Et je le regrette, d'ailleurs.
- Il vous a fait libre.
- Il a menti puisque je ne peux pas mourir.
- Il vous a fait libre dans la vie, pas dans la mort.
- Ça me fait une belle jambe d'écartelé perpétuel.
Manteau et chapelet de Robert-François Damiens, Archives nationales.
Disputation avec Lohengrin
Lohengrin - Ce que je pense personnellement n'a que peu d'importance. En revanche, ce que pense ou croit l'Eglise dans sa longue et laborieuse tradition importe plus. Or voici : l'Enfer est éternel et il n'est pas vide puisque des esprits créés y sont, les anges damnés. Pour ce qui est des hommes, l'Eglise ne s'est jamais prononcée de manière canonique pour la damnation de tel ou tel, alors qu'elle se prononce pour la vie bienheureuse d'un tel ou d'une telle. L'Enfer est un mystère. Un double mystère, celui de la liberté humaine et celui de la justice-miséricorde de Dieu. De ce dernier point de vue, le mystère est pour nous difficilement pénétrable. Nous avons tendance à opposer ou à superposer la justice et la miséricorde mais en Dieu rien ne se superpose et encore moins s'oppose. Dieu est un être infiniment simple dont les attributs sont son être. Donc en Dieu la justice et la miséricorde sont la même chose et ne sont pas autre chose que son être même. Dieu est sa justice et sa miséricorde dans le seul acte d'être. Aussi tout en lui est justice et miséricorde, toute sa justice est miséricorde et toute sa miséricorde est justice. C'est la confrontation de la liberté humaine - à la fois de création et frappée par les conséquences de ma chute originelle - qui est source du salut éternel ou de l'éternelle damnation. Quand nous espérons pour tous - expression un peu malheureuse- c'est de la liberté humaine que nous attendons quelque chose et non pas tant d'un "jugement" de Dieu. Si le bonheur des élus n'augmente pas la gloire de Dieu, la damnation des réprouvés ne la diminue pas. En revanche, la béatitude des élus est l'accomplissement de la finalité de l'acte créateur, en ce sens Dieu y trouve une manifestation de sa gloire. Pour ce qui est de l'Enfer, la miséricorde n'y est pas absente. Comment Dieu "vit-il" l'Enfer ? Bien audacieux celui qui peut le dire. Ce que nous savons, et vous avez raison, c'est que nous sommes appelés à la compassion, à la prière, à l'offrande de notre miséricorde par des sacrifices, et en vertu de la réversibilité des mérites, faire en sorte que le plus grand nombre soit sauver à commencer par notre pauvre personne. L'enfer, finalement, est un mystère de l'amour, offert toujours et refusé toujours.
Cormary - Lohengrin, c'est beau mais ça ne parle pas. Ça pense ce que pense l'Église donc ça ne pense pas - ça répète. Dire "ce que le dogme dit me suffit" ne suffit pas. L'objectivité tranquille devant la Vérité qui ne tient compte ni de la nature ni de la psyché ni des désirs ne suffit pas. La hauteur de ton, encore moins. Le Cri de Munch continue d'être assourdissant. Mystérieuse ou non, la peine éternelle au prétexte de la liberté reste infâme. Mais merci de votre intervention.
Lohengrin - Mais l'enfer ou le néant c'est la même chose. C'est une chose de lire Dante et de l'aimer mais Dante fait oeuvre de littérature pas de théologie. Les chaudrons, le goudron enflammé et les autres fantasmagories infernales ne sont que des images.
Cormary - Ah non, l'enfer et le néant ne sont pas du tout la même chose. Le damné rêve du néant que Dieu lui interdit.
Et si l'Amour trouve une justification dans la torture qui ne se termine jamais, alors je préfère n'importe quelle haine ou n'importe quel néant ("haine" et "néant" forment presqu'un anagramme.) Hideux Amour qui laisse l'homme se dépecer. Fausse liberté qui empêche de mourir.
Lohengrin - En fait, vous ne prenez pas au sérieux la liberté humaine. Pour vous, c'est un gadget, une application accidentelle.
Cormary - Disons, comme dit l'autre, que le hurlement éternel de ces espaces infernaux m'effraie. La seule espérance immémoriale est que la douleur cesse. La mort est la bénédiction du patient.
Lohengrin - Mais qui vous parle de torture ?
Cormary - "Mais qui vous parle de torture ?"------------------------> On ne souffre donc pas en enfer ?
Lohengrin - On souffre oui, mais vous ne pouvez pas rapprocher cette souffrance d'aucune connue ou expérimentée. La peine du damné... comment voulez-vous exprimer cela autrement que par des images fausses ?
Votre vision est trop "littéraire" presque romantique. Quand je dis qu'enfer ou néant est la même chose, c'est du point de vue du salut. Ne pas parvenir au salut c'est mourir une seconde fois, une bonne fois. La "vie" des damnés n'en est pas une, du point de vue du salut, c'est un néant. Cela dit, cela ne l'est pas du point de vue ontologique.
Cormary - Mais c'est le point de vue ontologique qui compte. Entre être étranglé avant le bûcher et ne pas l'être, il y a un monde et même un immonde.
Quant à la liberté fondamentale de mourir pour de bon, nous ne l'avons pas. Elle est donc un leurre, un piège, une illusion. Vous vous sentez libre, vous ? ;)
Fricka - Quelle conclusion pratique en tirez-vous ? Au quotidien ?
Cormary - Entre deux crises de rage, je prie Dieu pour qu'il m'apaise et me console avec les angoissés du genre de Balthasar ou Origène qui semblent avoir eu les mêmes angoisses que moi. Et depuis que j'ai découvert que même s'il y a un enfer orthodoxe, il n'a pas forcément le même sens définitif que celui du catholicisme (autrement dit, ce n'est pas un enfer mais un purgatoire), je suis tout en joie et re-prie pour moi et pour les autres (mais je ne devrais pas dire ça.) Disons que, comme dit Pascal, je cherche en gémissant et parfois en roucoulant. L'orthodoxie, du moins ce que j'en pressens à travers mes lectures et mes rencontres, me fait roucouler.