Premières lectures de Martin Luther
1 - De la liberté du chrétien (1520).
2 - Préface au Nouveau Testament (1522)
3 - Préface à l'épitre de saint Paul aux Romains (1522)
4 - Préface à l'Ancien Testament (1523)
5 - Glossaire
6 -Luther et les philosophes
Breaking the waves, Lars von Trier avec Emily Watson, inoubliable, dans le rôle de Bess McNeill.
De la liberté du chrétien (1520).
Luther ou l’antidote – ou l’anti-Dante.
Que mon salut ne dépende plus de moi, voilà la libération.
L’être-esclave du catholicisme.
Le devenir-maître du protestantisme.
Le protestantisme, nietzschéisme chrétien.
La seule question : quid du damné ?
Mais qu’importe puisque cela ne dépend pas de moi ! Cela n’est même pas sûr qu’il y ait des damnés. Ou s’il y en a, leur condition est bien moins pire que les brûlés de Dante. En enfer, ils doivent aussi s’en foutre. Car ni responsables ni coupables.
Le protestantisme comme ce qui nous libère du libre-arbitre et nous rend à notre liberté individuelle, singulière, j'allais dire "naturelle" même si ce n'est pas le terme. Non, notre liberté existentielle. Non celle de l'arbitre, cette misérable farce, mais celle de l'examen.
La liberté non plus dans l’intention, le calcul, le donnant-donnant, la rétribution mais dans la gratuité, le bénévolat, l'innocence.
La liberté innocente du protestantisme.
La spontanéité du protestantisme.
La justice comme ce qui justifie et non plus comme ce qui juge (le contraire de la définition aristotélico-juridique avec laquelle Luther rompt en 1517)
La foi contient tout.
« … car dans la foi, j’ai tout mis en abrégé. » (p 37)
La théologie qui accompagne la parole mais ne s’y substitue pas.
Lire, interpréter, jubiler en Dieu.
Et même faire jouir Dieu, comme disait un jour Mawitournelle.
Rien n’oblige l’âme, surtout pas le social.
On peut se passer de tout, sauf de Parole – de livres.
Le seul péché, c’est le désespoir non assumé ni dépassé. Désespérons donc de nous-mêmes afin de nous connaître aussi bien que nous pouvons - puis remontons à la surface du monde, dépassons notre désespoir, passons à autre chose. Faisons dans l'Aufhebung cher à Hegel.
Apprendre à désespérer de soi-même (libre examen) afin de trouver l'espérance.
Pascal et Kierkegaard ne faisaient pas autre chose. Désespérer l’individu pour le sauver, le rendre incompréhensible à lui-même, le perdre un temps puis le remettre, le reprendre (Crainte et tremblement).
Commandements et lois ne sont là que pour nous faire connaître à nous-mêmes et donc un peu nous mortifier. Connaître moins les limites que ses limites.
Et ensuite se délier.
Se délier du socio-moral - de l’éthico-théologique, disait Kierkegaard.
La nécessité salvatrice du protestantisme.
Dieu prend ma ténèbre, je prends sa lumière.
« Ce qui est au Christ revient à l'âme croyante, ce qui est à l'âme revient au Christ. Ainsi le Christ possède tout bien et toute béatitude et ceux-ci reviennent à l'âme ; ainsi l'âme a-t-elle sur elle tous les vices et les péchés et ceux-ci reviennent au Christ. Alors s’instaurent une querelle et un échange joyeux. Le Christ est un Dieu et en même temps un homme qui n'a encore jamais péché, sa justice étant invincible, éternelle et toute-puissante, s'il fait siens, grâce à l'anneau de l'épouse, c'est-à-dire grâce à la foi, les péchés de l'âme croyante et fait comme s'il les avait lui-même commis, alors les péchés doivent s’engloutir et se noyer en lui. Car son invincible justice est trop forte pour tous les péchés, et l’âme se trouve alors, grâce à sa seule dot, sa foi, débarrassée, libre de tous ses péchés et douée de l'éternel justice de son époux le Christ. N'est-ce pas là un heureux ménage, quand un riche, noble et juste époux comme le Christ épouse une malheureuse petite putain, mauvaise et méprisée, la débarrasse de tous les maux et la pare de tous les biens ? » (p 41)
Invincibilité de la justice justificatrice.
L’œuvre comme ce qui célèbre Dieu, comme une fête de Dieu - mais non comme ce qui nous le fait mériter.
Tout converge vers le salut, même le mal. MAL ET BIEN SERVENT MON BIEN.
Rien ne peut nuire au salut et comme le dit Saint Paul :
« Toutes choses doivent contribuer au plus grand bien des élus » (Romains 8-28),
« Tout est à vous, que ce soit la vie ou la mort, le présent ou l’avenir » (1 Corinthiens 3, 21-22)
Dieu met tout à mon service.
Dieu se met à mon service.
Le protestant, maître de Dieu, roi de Dieu.
Seul le mauvais chrétien s’indigne ou se scandalise de tout. Le damné est un indigné, un scandalisé.
Usage et profit du Christ.
Pour autant, il ne s’agit pas de ne rien faire. Entre l’homme intérieur (sauvé) et l’homme extérieur, social, moral, il y a une vraie différence – et celui-ci doit agir, au sens d'accomplir ses talents. Attention à ne pas trop se complaire dans l’homme intérieur, à se perdre en lui, à s'enchaîner en lui (car nous avons toutes les raisons de désespérer en nous) – d’où le social, l’action, la participation. L'énergie des pays protestants.
« Je me complais comme homme intérieur à la volonté de Dieu, et voici que je trouve dans ma chair une autre volonté qui veut me faire prisonnier des péchés. » (Romains 7, 22-23)
Passer de la volonté divine à la mienne et oublier sa grâce, les talents qu'il m'a accordés et qui sont devenus miens.
Il s’agit en fait d’entretenir le paradis, cultiver son Eden, faire fructifier son pommier (même planté la veille de la fin du monde.)
L’œuvre n’est bonne que si elle est gratuite. Inutile de s’en glorifier et surtout de culpabiliser ceux qui n'en font pas - ou pire de faire dans la concurrence des oeuvres.
Le péché n'est pas d'être coupable mais de rendre coupable.
Sinon, ne jamais oublier que rien n’était nécessaire au Christ.
« Sa vie, son œuvre et sa Passion ne lui étaient pas nécessaires pour le rendre juste et pour faire son salut (…) et ainsi, alors qu’il était libre, il est devenu esclave, pour l’amour de nous. » (p 63)
Le fils ne se sacrifie pas pour le père mais pour nous.
Quant à nous, il faut se faire le Christ des autres, ce qui n'est pas toujours facile, il bien l'avouer. L'amour est gratuit (fou) ou n'est pas.
Admettre que les choses sont ainsi et en être heureux. Et si non, les améliorer.
« … si bien que je n’ai désormais plus besoin de rien, sinon de croire que les choses sont ainsi. Eh bien ! Ce père qui m'a tant couvert de biens surabondants, je vais en retour, librement, joyeusement, et gratuitement faire tout ce qui lui plaît, de même pour mon prochain, je vais devenir un Christ, à l'instar de ce que le Christ a été pour moi (…) Car de même que notre prochain souffre de misère et qu’il a besoin de ce que nous avons en trop (...) » (p 65)
Si vous êtes aussi fort que vous le dites, donnez-moi un peu de votre force - parole nietzschéenne s'il en est.
Quant à la Vierge :
« Bien que n’étant pas impure comme ces dernières, [la Vierge] ne fût pas obligée à cette purification dont elle n’avait même pas besoin. Elle le fit pourtant, par un acte de libre amour, pour ne pas mépriser les autres femmes et pour rester avec le plus grand nombre. » (p 65)
Jouer le social pour ne pas humilier les autres, scandaliser les humbles, torturer les petits. Rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à Monsieur Prudhomme ce qui est à Monsieur Prudhomme, faire dans le conformisme distant. Et ce faisant, chercher le bien du prochain - y compris celui du con.
« Vous verrez désormais le ciel ouvert les anges monter au-dessus du Fils de l’Homme. » (Jean I, 51)
Préface au Nouveau Testament (1522)
Mérite catholique / élection protestante.
Prétention catholique / orgueil protestant.
Démocratie catholique / aristocratie protestante.
« Par-là, il a délivré et a rendu justes, vivants et bienheureux, sans qu'ils y aient le moindre mérite, tous ceux qui étaient prisonniers de leurs péchés, tourmentés par la mort, terrassés par le diable, et ce faisant, il les a mis en paix et les a ramenés à Dieu. Pour cela, ils chantent, remercient Dieu, le louent et se réjouissent pour l'éternité, à condition de le croire fermement et de rester constant dans leur foi. » (p 75)
Rire et se réjouir de son salut sans le chercher.
C’est la femme qui écrase le serpent.
Ne fais pas du Christ un nouveau Moïse. Ni de l'Evangile un livre de lois et de doctrines.
Aime et fais ce que tu veux.
Préface à l’Épître de saint Paul aux Romains (1522)
«… c’est le cas avec les lois des hommes, où l'on satisfait à la loi par des œuvres, même quand le cœur n'y est pas. Dieu juge par ce qu'il y a au fond du cœur, c’est pourquoi sa loi requiert que le fond du cœur y soit : loin de se satisfaire des œuvres, elle va même jusqu’à châtier comme mensonges et imposture les oeuvres qui ne sont pas faites du fond du coeur. » (p 85)
Le libre-arbitre ne connaît pas le coeur et le coeur ne connaît pas le libre-arbitre.
Le libre-arbitre croit que l'on choisit ses amours, ses idées, ses pensées. Alors que nous sommes traversés par elles, halles de gare que nous sommes.
Je ne choisis pas d'être ce que je suis, je le découvre.
Le libre-arbitre veut commander mon être. Mais mon être ne se commande pas. L'amour ne se commande pas.
DIEU UNIT LES CŒURS, NON LES BAGUES.
Le sacrement du mariage ne vaut que si on s'aime vraiment. Sinon, c'est une imposture et une forfaiture.
Et là, on est au coeur du protestantisme (et du catholicisme.)
Pour un catholique, la loi (ou le sacrement) oblige. Pour un protestant, la loi de Dieu n’oblige à rien (et c'est pourquoi il ne peut y avoir de sacrement). Rien ne vaut si ça ne vient pas du coeur. Aucun forçage, jamais - et rien de plus anticatholique que cet "aucun forçage."
Faire les choses non plus par « libre-arbitre » mais par amour, désir, envie, élan.
La foi est là pour faire aimer la loi.
Mais accomplir la loi, c’est vivre sans elle.
« Comment Dieu peut-il se délecter d'une œuvre qui part d'un coeur plein de répugnance et de dégoût ? Accomplir la loi, c'est au contraire faire son œuvre avec attirance et amour, c'est, librement, sans la contrainte de la loi, vivre bien et divinement comme s'il n'y avait ni loi ni sanction. »
Mille fois oui.
« L'esprit rend le cœur joyeux et libre, tel que la loi l'exige, et c'est alors que les bonnes œuvres sortent de la foi elle-même. C'est ce qu'il veut dire au chapitre 3- 31, après avoir rejeté les œuvres de la loi, au point que cela sonne comme s'il voulait abolir la loi par la foi. » (p 89)
LA FOI COMME FAVEUR.
« Dieu a pour nous tant de faveurs et de grâces qu’au lieu de prendre en compte et de juger nos péchés, il entend agir avec nous selon la foi en le Christ jusqu’à ce que le péché soit tué. » (p 93)
« La foi nous engendre à neuf en Dieu et tue le vieil Adam. » (p 93)
Tuer le vieil Adam en nous, le malade, l'handicapé, l'imbécile - Nietzsche ne dira pas les choses autrement.
Ces mauvais croyants qui croient croire.
« Ils affirment que la foi ne suffit pas et que l'on doit faire des œuvres si l'on veut devenir juste et bienheureux. Cela fait que lorsqu'ils entendent l’Evangile, ils courent se fabriquer dans le coeur par leurs propres moyens une idée qui déclare : je crois. Ils prennent cela pour une vraie foi mais comme c'est une fiction et une idée humaine que n'éprouve jamais le fond du coeur cela n'apporte rien et aucune amélioration ne s'ensuit. » (p 93)
Avoir la foi, c’est résoudre les questions avant de les avoir posées. C’est faire de bonnes œuvres avant de les avoir voulues. C'est faire les choses sans intention ni calcul. C'est choisir avant d'avoir choisi. C’est se reposer en Dieu et renaître en lui.
Prie Dieu de produire la foi en toi.
Il te donnera ce dont tu as besoin – car Dieu donne à chacun ce qu’il lui doit.
Aie la foi, l’intendance suivra.
« Cette sorte de justice, ni la nature, ni le libre arbitre, ni nos forces ne peuvent y mener. » (p 95)
La prédestination - chance de notre vie.
Préface à l’Ancien Testament (1523)
La loi comme connaissance des péchés, donc de nous-mêmes.
La loi comme conscience, apprentissage, purge.
La loi pour terrifier la nature.
La loi pour accabler la nature et nous inciter à nous tourner vers l’esprit.
La loi pour nous inciter à croire en autre chose qu’elle. Très important, ça. La loi est là pour nous faire comprendre des choses qui ne sont pas simplement les siennes. La loi agit comme une dissuasion nucléaire, une incitation à quelque chose d'autre qu'elle-même.
« La Loi l’oblige et le pousse à chercher quelque chose de plus que la Loi. » (p 117)
La loi, toujours bonne, même si elle ne nous ordonne que de « charrier du fumier ou de ramasser des brins de paille. » (p 117)
La loi fabrique du péché, la foi délivre de la loi.
La grâce fait en sorte que la loi ne terrifie plus.
Sans grâce, on ne supporterait pas la loi.
(Les œuvres peuvent être des péchés car impostures, trucs "faits exprès" pour aller au paradis, contreparties.)
« C’est pourquoi, quand le Christ vient, la Loi cesse, en particulier la Loi lévitique qui, comme je l’ai dit, fabrique du péché là où par nature il n’y en a pas. » (p 117)
Le protestantisme commence par le désespoir pour nous amener à l’espérance, c’est-à-dire à la foi. Le catholicisme commence par l’espérance pour nous mener au désespoir (car ta souffrance ta faute.)
Désespérer pour mieux sauver.
Réprouver pour mieux accueillir.
« C'est pourquoi je prie chacun d'abandonner ses critiques et au lieu d'embrouiller les pauvres gens, de m'aider là où il le peut. Car ceux qui ne font que critiquer et pinailler ne sont assurément pas assez justes et honnêtes pour souhaiter avoir une Bible pure : ils savent qu'ils n'en sont pas capables et préfère faire les messieurs je-sais-tout dans la science des autres, sans avoir jamais été élevés dans la leur. » (p 129)
GLOSSAIRE
Sole fide
La foi nous vient, nous prend, nous reprend, « nous engendre à neuf en Dieu » - nous renouvelle.
La foi n’est pas vraiment définie en soi mais par ses effets. Je constate ma foi par rapport à ce qu’elle me fait faire. C’est Dieu qui fait le boulot en moi.
La foi, plus que tout, contribue à faire de moi un moi – « et pour moi plus que pour tous les autres. »
La foi comme marqueur de subjectivité.
Justice
La justice de Dieu n’est pas un jugement mais une justification - et un don, une grâce. La justice est toujours une grâce.
La justice ne juge rien ni personne mais justifie tout et tout le monde (ou du moins celui qui croit en elle.)
La justice ne rend pas la « justice » mais rend les hommes justes.
La justice justifie sans juger.
Elle est en ce sens « passive » voire « étrangère ».
La justice n’est pas légaliste mais grâcieuse.
Liberté et libération
La liberté nous libère du libre-arbitre et de la culpabilité qui va avec.
La liberté est non liberté d’action mais faculté de juger (dans le sens de « comprendre ».)
ÊTRE LIBRE NE SIGNIFIE PAS AGIR LIBREMENT MAIS AVOIR LA CONSCIENCE LIBRE – débarrassé justement du libre-arbitre.
La liberté est ce qui nous innocente de nous-mêmes.
La liberté libère du jugement.
La liberté est gain – puissance, maîtrise.
Le chrétien est le maître de Dieu.
Mélancholia, Lars von Trier, avec Kirsten Dunst dans son plus grand rôle.
LUTHER ET LES PHILOSOPHES
Hegel
« La foi luthérienne, c'est précisément ceci : l'homme se trouve en rapport avec Dieu et doit apparaître lui-même comme cet homme seulement dans ce rapport, c'est seulement en lui qu'il doit avoir son existence, autrement dit sa piété, l'espérance de son salut et toutes les choses de ce genre requièrent QU'IL Y METTE SON COEUR, CE QU'IL Y A DE PLUS INTIME. »
La foi sera intime ou ne sera pas.
Le protestantisme comme validité du subjectif.
La liberté comme pure relation de soi à soi-même et de soi-même à Dieu. Non pas une liberté dégagée de soi-même (libre-arbitre de mes couilles) mais engagée en soi-même par Dieu - sans rien d'extérieur, d'étranger, d'extime.
« Son sentiment, sa foi, en un mot tout son Sien est requis - sa subjectivité, sa certitude intime de lui-même ; elles seules peuvent véritablement entrer en considération avec Dieu. (...) Ainsi, LE PRINCIPE DE LA SUBJECTIVITE, de la pure relation à moi-même, la liberté, n'est pas seulement reconnu ; tout dans le culte, dans la religion, doit exclusivement reposer sur lui. (...) Par-là, le principe de la liberté chrétienne fut pour la première fois posé et porté à la conscience, à la conscience véritable. »
Liberté qui n'est donc pas libre-arbitre (au sens où libre-arbitre est indépendance de la volonté morale par rapport à l'individualité) mais liberté interne de l'individu, être, caractère, désir. Je ne suis pas libre d'être libre, si j'ose dire. Je ne suis pas libre de choisir ma liberté. Je suis seulement libre de me connaître, mes forces, mes faiblesses, mes limites, mon conscient, mon inconscient et d'agir en conséquence. Je suis libre d'accepter les émotions, les sentiments et les pensées qui me traversent librement - c'est-à-dire qui ne sont pas de mon fait. Car encore une fois, je suis un hall de gare. Ce sont moins mes actes qui sont les conséquences de ma liberté que ma liberté qui est la conséquence de mon être profond, pur, intime, de soi à soi, de soi à Dieu. Ma liberté est de laisser agir Dieu en moi. Et c'est pourquoi la liberté est un don de dieu et mon droit singulier, individuel, à moi rien qu'à moi (et à toi rien qu'à toi - car c'est là qu'existe l'universalité de Dieu).
« Ce droit domestique ne doit pas pouvoir être troublé par d'autres ; là, personne d'autre ne doit avoir la présomption de prévaloir. Toute extériorité relativement à moi est bannie, et tout aussi bien l'extériorité de l'hostie : il n'y a que dans la communion et dans la foi que je me trouve en relation avec Dieu. La différence entre laïcs et prêtres est ainsi supprimée, il n'y a plus de laïcs ; car au sein de la religion, chacun a pour soi la charge de savoir, par référence à soi, ce qu'elle est. »
La liberté comme simple conscience de soi et pouvoir de juger, faculté de juger, dirait Kant. Savoir soi-même, savoir les choses, savoir ce qui m'est possible ou impossible de faire.
Inutile donc de faire des oeuvres si le coeur n'y est pas. Inutile de faire le bien de force - car aucune oeuvre, aucun bien ne prévaut sur Dieu. Rien de moins libre que le coeur au sens du libre-arbitre, mais rien de plus libre que le coeur au sens de liberté comme don de Dieu en moi. Encore une fois, aucune médiation entre Dieu et moi, aucune oeuvre envisageable entre moi et Lui.
« Le grand principe est que sur ce point du rapport absolu à Dieu, TOUTE EXTERIORITE DISPARAÎT ; avec cet cette extériorité, cet être aliéné de soi-même, c'est tout esclavage qui a disparu.»
Car l'esclavage, c'était précisément cette croyance à l'extérieur, au libre-arbitre (que Luther a bien raison d'appeler serf-arbitre), à la morale générale et abstraite qui ne tient aucunement compte de mes désirs, mes limites et mon individualité. Le « fais ce que tu dois » est en fait un « fais ce que tu peux ».
D'où la traduction de la Bible en allemand. Le latin était trop étranger à mon intimité, ma réalité, ma spiritualité, voire ma terre et mon sang. Il faut prier dans sa langue pour entrer en contact avec Dieu. La Réforme est d'abord une traduction. La religion, une subjectivité sublime (Kierkegaard ne dira pas autre chose). En ce sens, il n'y a pas de foi objective (et encore moins de charité ou d'espérance objectives). Le rapport que j'ai avec le Christ sera personnel ou ne sera pas.
« La doctrine de Luther est simple : le Ceci, la subjectivité infinie, autrement dit la spiritualité véritable, le Christ, loin d'être aucunement présent et effectif d'une manière extérieure, ne peut être atteint, comme spirituel, que dans la seule réconciliation avec Dieu. »
C'est pourquoi les protestants se diront maîtres de Dieu - prenant au sens radical l'idée que ce n'est pas moi qui suis au service de Dieu mais bien Dieu qui est au mien. Au service de mon coeur, de ma liberté, de mon être. Et qui me rend bon. Le don de Dieu, c'est de me rendre bon (ou disons, meilleur). La justice de Dieu n'est pas de me juger mais de me justifier.
Hors de toute autorité extérieure, la foi n'est donc pas croyance en quelque chose qui s'est passée ou produite mais « certitude subjective de l'éternel, de la vérité qui est en soi et pour soi, de la vérité de Dieu » - et avec cette idée que le Christ est mon contemporain et que l'Esprit Saint est imparti à mon individu selon l'essence de celui-ci.
L'esprit saint comme ce qui révèle mon essence, c'est quand même pas mal, non ?
Schopenhauer
Quelle étrange religion que le protestantisme où l'on part du désespoir le plus absolu, de la chute la plus totale, du mal dans ce qu'il a de plus ontologique pour être brutalement sauvé sans crier gare, recevoir toute la grâce du monde sans aucun mérite et se retrouver affirmé en tant que tel par Dieu.
Et ce n'est pas Schopenhauer qui me contredira :
« J'ai nommé la doctrine [luthérienne] selon laquelle la volonté n'est pas libre, mais soumise dès l'origine au penchant pour le mal ; de là résulte que ses oeuvres sont toujours pécheresses, insuffisantes et qu'elles ne peuvent jamais donner satisfaction à la justice ; si bien qu'en définitive ce sont en aucun cas ces oeuvres, mais la foi seule qui sauve ; cette foi ne naît pas pour sa part de notre INTENTION ou de notre libre arbitre, mais vient sur nous par l'effet de la grâce, sans notre participation, comme de l'extérieur » - dogme fondamental de la doctrine luthérienne forcément insupportable à « cet esprit de concierge typiquement pélagien qui n'est autre que le rationalisme d'aujourd'hui. »
La prédestination contre l'intention - on comprend pourquoi le protestantisme a pu tant séduire l'âme humaine. La foi, au fond, c'est la confiance absolue en Dieu. C'est l'insouciance du salut. C'est la fin des calculs et de l'abject donnant donnant. C'est la fin du dieu de justice aristotélicien rétributif et sadique. C'est l'exhortation à faire du mieux qu'on peut en fonction de soi et ne pas se torturer l'âme par le mérite. C'est savoir, comme dit Luther au clergé qui l'accusait d'hérésie qu'on ne peut faire autrement.
C'est aussi une forme d'aristocratie chrétienne (et pour autant mille fois plus démocratique que la catholique) où nous ferons le bien non pas parce que nous espérons le paradis mais parce que faire le bien c'est déjà un signe de notre justification. Le protestantisme, c'est développer Dieu en soi - ou mieux, c'est laisser Dieu se développer en soi un peu comme un foetus laisse la chair et le sang de sa mère se développer en lui.
S'il y a une « justice de Dieu » (concept qui horrifiait Luther), cette justice n'est pas de jugement mais de justification. Au fond, le protestantisme réalise sur le plan chrétien ce que les nécessitaristes tentaient de faire sur le plan atomiste. Une forme d'Amor Fati mais qui passe par le Christ et non par le clinamen. Un hasard bienheureusement organisé. Un meilleur des mondes possibles. Une théodicée.
En fait, ce que dit Schopi dans ce texte est que l'oeuvre est toujours intéressée, calculée, préméditée. Or, la prédestination explose la préméditation - et c'est cela aussi la bonne nouvelle luthérienne.
« La [vraie] foi, à laquelle l'Église chrétienne promet la béatitude, est celle qui croit que, si par la Chute du premier homme nous participons tous du péché et sommes voués à la mort et à la perdition, nous serons aussi TOUS rachetés par la seule grâce et acceptation de notre monstrueuse faute par le médiateur divin, et ce sans le moindre mérite qui soit nôtre (à la personne) ; puisque ce qui peut sortir de l'action intentionnelle (déterminée par des mobiles) de la personne, les oeuvres, ne peut jamais nous justifier, en aucune façon, par nature, précisément parce que c'est une action intentionnelle, occasionnée par des mobiles, opus operantum. »
TOUS ! J'en étais sûr que la prédestination avait un fond d'apocatastase.
Condamnés par notre propre condition, nous serons rachetés absolument par la foi seule - qui n'est, rajoute Schopi, qu' « une nouvelle modalité de connaissance » (qui a quelque chose à voir avec le "connais-toi toi-même" originel) et qui ne demande non pas les efforts volontaristes et doloristes du catholicisme mais un simple abandon de notre personne à Dieu. S'abandonner à Dieu pour ne plus être abandonné à soi-même - et se rendre compte que notre soi passe par Lui comme Lui passe par ce dernier. Et sans médiation, sans autorité, sans calcul.
Alors, on rétorquera que ce credo conduit à l'irresponsabilité totale. Mais pas du tout ! Au contraire, fort de cette grâce sans mérite, le protestantisme a développé au contraire une éthique extrêmement exigeante (trop peut-être) fondée sur l'action et la charité (Croix Rouge, Armée du Salut) - d'où la « tentation » de l'austérité, du sérieux tristounet et du festin de Babette (oubliant que Luther était un sacré sanguin scato !)
Non, vraiment, c'est fabuleux.
Nietzsche
Un qui vomit le protestantisme, et parce qu'il en est peut-être imprégné plus que les autres à cause de papasteur, c'est bien Nietzsche. Ouh ! Qu'il n'aime pas ça, cette idée de ne s'en tenir qu'à la foi sans oeuvres. Ça le rendrait quasi catholique.
« D'abord et avant tout les oeuvres ! Autrement dit : de l'exercice, de l'exercice, de l'exercice ! La foi afférente s'y fera bien - soyez-en certains ! »
C'est que la foi sans oeuvre est tout simplement un pont-aux-ânes et le luthérianisme un « dilettantisme chrétien » - qui d'ailleurs vient de loin : Socrate et Platon étaient déjà « protestants » à leur manière en se contentant d'une « foi divine » plus théorique que pratique.
Le paradoxe est qu'à bien des égards la pensée de Nietzsche est plus protestante qu'il n'y paraît, car aristocratique, de pure élection (si le Surhomme n'est pas une élection, qu'est-ce qu'il est ?), hors de toute morale, c'est-à-dire de tout jugement, de tout libre-arbitre et où tout n'est que force et faiblesse. Et qu'est-ce que la prédestination sinon une forme d'Amor Fati athée ? Qu'est-ce que la volonté de puissance sinon un soi pour soi décuplé, une divinisation de soi ? Le bon Frédéric n'en est pas à une contradiction près. Et « la liberté est dans la contradiction », lui aurait répondu Kierkegaard.
Feuerbach
« Ici nous tenons le sens de l'idée si souvent exprimée par Luther : “ce qui t'arrive dépend de ce que tu crois “ ;
“si tu le crois, tu l'auras, si tu ne le crois pas, tu ne l'auras pas ; si tu le crois, cela sera, si tu ne le crois pas, cela ne sera pas“ ;
“si tu crois par exemple que Dieu est bon envers toi, il est bon envers toi ; si tu crois le contraire, il est le contraire“ ».
L'essence de l'objet de la foi, c'est la foi, mais l'essence de la foi, c'est moi, le croyant. Tel je suis, telle est ma foi, et telle est ma foi, tel est Dieu.
« "TEL EST TON COEUR, dit Luther, TEL EST TON DIEU". Dieu est une tablette vide sur laquelle ne figure rien de plus que ce que tu y as toi-même écrit. »
Je crois n'avoir jamais lu sur ce sujet quelque chose de plus juste, de plus fort et surtout de plus désirable et de plus apaisant. Tout dépend de moi et rien ne dépend de moi.
Bref,
tel coeur, tel Dieu.