XXI - Le mystère de la rédemption.
Donc, le néant (c'est-à-dire la morale) est devenu le maître du monde. Impossible, quoiqu'on fasse, de renoncer à l'éthico-religieux et à la liberté comme choix (lamentable, on l'a vu) entre le bien et le mal. Le néant angoisse l'homme mais l'homme ne peut, et, peut-être, ne veut surmonter cette angoisse et s'y installe. L'homme préfère encore le néant que ce qu'il y a derrière - ou plutôt devant : la liberté, l'amour, le salut.
Le salut, justement, serait renoncer à au néant - c'est-à-dire à la vérité objective (celle qui va de la morale à la science ou le contraire).
« Refuser à la vérité objective le droit de disposer des destinées humaines », insiste Chestov. Se détourner de la vérité objective morale et se retourner vers la vérité subjective divine.
« Dieu, cela signifie que tout est possible. Dieu, cela signifie que ce savoir n'existe pas, auquel aspire si avidement notre raison et vers lequel elle nous entraîne irrésistiblement. Dieu, cela signifie que le mal n'existe pas non plus : seuls existent le Fiat originel et le Valde bonum paradisiaque, devant lesquels fondent et se transforment en fantômes toutes nos vérités basées sur le principe de contradiction, sur celui de la raison suffisante et sur bien d'autres lois encore. »
Pour autant,
« Pas un instant, écrit Kierkegaard, je ne me permettrai l'audace de m'imaginer que si je ne vois aucune issue, c'est donc qu'il n'y en a pas non plus pour Dieu. »
Ce n'est pas parce que ça m'est impossible que ça l'est à Dieu. Bien se mettre ça dans la tête car c'est la seule porte de sortie, le seul bout du tunnel, la seule possibilité que j'aie de sortir de moi.
« La tâche de l'homme, relance Chestov, ne consiste pas à accepter et à réaliser dans la vie les vérités de la raison, [mais au contraire] à disperser par la force de la foi ces vérités. »
Il faut disperser les vérités objectives (non révélées). IL FAUT REVENIR A L'ARBITRAIRE DIVIN - même si l'arbitraire est ce qui répugne le plus aux hommes, croyants comme athées.
« On peut admettre un Dieu qui ne reconnaît pas notre logique ; mais un Dieu qui ne reconnait pas notre morale, autrement dit un Dieu immoral, quelle est la conscience capable de l'accepter ? »
Le chevalier de la foi, précisément. Tertullien. Pierre Damien. Duns Scot. C'est cela, croire.
« Dieu peut faire que ce qui a été ne fût pas, tout comme il peut faire que ce qui a un commencement n'ait pas de fin, ou bénir un désir infiniment passionné pour le fini, bien que selon notre entendement, cela soit aussi absurde, aussi contradictoire que la notion d'un carré rond et que nous soyons obligés de voir ici une impossibilité, tant pour nous que pour le Créateur ».
Le thomisme tentait de tout tenir par les deux bouts. L'existentialisme chrétien lâche prise. Parce que l'existentialisme a vu que si la grâce et la raison ont pu cohabiter un moment, la logique de la raison est de l'emporter sur la première. Au fond, le thomisme aboutit, sans le vouloir, au spinozisme - c'est-à-dire au rationalisme absolu. Chestov est formel :
« Spinoza seul eut le courage de poser et de trancher l'immense et terrible problème élaboré par me le moyen âge : s'il faut choisir entre l'Ecriture et la raison, entre Abraham et Socrate, entre l'arbitraire du Créateur et les vérités éternelles incréées - et il est impossible de ne pas choisir - il faut suivre la raison et remiser la Bible dans un musée. »
Et Spinoza l'emporte : tout est nécessaire, rien n'est arbitraire. Tout est bon et rationnel, rien n'est libre ni sauvable (au sens où l'homme n'est plus à sauver). Tout est expliqué, rien n'est révélé. Tout est Logos, plus rien n'est Lux. Tout est devenu un principe :
« Dieu lui-même se transforma en principe. En d'autres termes, Dieu se laissa tenter, Dieu goûta aux fruits du savoir contre lesquels il avait mis en garde les hommes.... On ne peut aller plus loin : Kierkegaard nous a amenés à reconnaître que CE FUT DIEU ET NON PAS L'HOMME QUI COMMIT LE PECHE ORIGINEL ».
Là, même moi, je n'aurais pas osé ! Dieu, auteur du péché originel !
Précisons une dernière fois le point de vue de l'éthico-religieux.
Du point de vue de l'éthico-religieux, Dieu a commis le péché originel.
Du point de vue de l'éthico-religieux, Dieu est coupable comme les hommes.
Du point de vue de l'éthico-religieux, la Bible est à mettre au musée, au grenier - en attendant le pilon.
Du point de vue de l'éthico-religieux, il n'y a ni miséricorde, ni rédemption, ni amour.
Mais du point de vue de l'Amour, l'éthico-religieux est un fake.
Alors certes, on ne pourra jamais y renoncer complètement - mais on pourra le savoir. Et la rédemption, si tant est qu'il y a rédemption, viendra de là. Pour l'heure, on reste au seuil.
Kierkegaard, le penseur du saut religieux n'était-il pas finalement celui du seuil ?
XXII - Conclusion.
Dostoïevski, aussi, fut le romancier du seuil.
Dostoïevski fut cet idiot qui écrivit un jour : « Si l’on me prouvait que le Christ est hors de la vérité et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité ».
Qu'importent le mur de pierre, les mathématiques - le bagne ! Si les hommes, pourtant tous aliénés à la vérité, n'ont jamais complètement abandonné le Christ, c'est parce que le Christ était une personne et que la vérité était une idée. L'éthico-religieux qui nous a tant torturés n'a jamais rien été qu'une idée. L'honneur n'a été jamais été qu'une idée (et l'une des pires). Falstaff l'a bien vu. Quel personnage extraordinaire que ce Falstaff ! C'est moi, Falstaff !
Non, le Christ est une personne. Dieu est une personne (comme le diable, d'ailleurs) alors que le platonisme, le spinozisme, le kantisme, c'est très intéressant, très puissant, très marrant, mais ce ne sont que des idées. Des concepts. Des abstractions. J'ai beaucoup aimé la philosophie mais ne l'ai jamais considéré comme autre chose qu'un divertissement de haute volée (comme la politique, d'ailleurs.) Je ne sais pas si je suis un bon croyant, je ne sais d'ailleurs pas jusqu'à quel point je crois, ou si je ne m'auto-hypnotise pas dans la foi par fanfaronnade ou par peur. Tiens, dans Vice & versa, c'est Peur qui me caractérise le plus. Mais ce n'est pas Kant qui me fait peur, non, je me fous bien de Kant, mais le Christ. J'ai un peu peur du Christ - je dois donc y croire un peu. J'ai aussi un peu peur de mourir - je dois donc tenir un à ma lamentable vie. Tout cela me met définitivement en joie (tiens, tiens... Peur + Joie, n'est-ce pas là une assez juste définition du masochisme ? En parler au psy tout à l'heure...)
Ce qui m'intéresse, sur Facebook, comme ailleurs, comme partout, c'est de creuser ma subjectivité, et subséquemment, celles des autres. Parfois, la mayonnaise prend, parfois la moutarde monte au nez. Tant pis, on s'amuse. Il y a des quiproquos, des malentendus, des brouilles. On s'amuse quand même.
En tous cas, j'aime que Dieu soit l'arbitraire. Tout ce qui fait échapper à la nécessité - à commencer par la mienne - est bon à prendre. Je crois en Dieu car j'ai besoin d'avoir quelqu'un qui ne soit pas moi et qui soit meilleur que moi (facile.) Je crois en Dieu pour sortir de moi. Tant pis si je n'y arrive pas vraiment (ou pas du tout), mais au moins, j'aurais eu le sens du seuil. J'aurais su que ça existe. Dans mon enfer (relatif, hein ? on s'amuse), j'aime savoir qu'il y a un paradis et que peut-être un jour, pourquoi pas... ? Si à moi tout est impossible (ou pas mal de choses), j'aime bien penser qu'à Dieu tout est possible et que si je crois en Lui, Il est un peu en moi, et dans ce cas, à moi aussi, tout n'est plus complètement impossible. Si je suis aveugle, j'aime bien qu'il y ait des voyants. Si je suis sans coeur (autre que le cardiaque), j'aime que d'autres en aient. Si je suis hors de la charité, j'aime que la charité existe hors de moi. Si je suis perdu, au moins que le monde ne le soit pas.
J'aime bien que l'écharde dans la chair ne soit pas le lot de tout le monde. J'aime bien que les gens s'aiment les uns les autres. Tant pis si je vis par procuration. On fait ce qu'on peut. Dieu est fait pour les bancals, les tordus, les incohérents. Dieu lui-même est l'incohérent suprême - celui qui contredit de temps en temps à ses propres règles. Dieu fait des miracles. Dieu est le miracle. Dieu est à la fois l'arbitraire et l'anti-totalitaire. Dieu est le possible. Dieu est la personne qui vient nous dire que tout est possible. Il est absurde que tout soit possible - mais si, tout est possible, alors moi aussi je suis possible. Même moi, j'ai du possible. Et pas grâce à moi. Grâce à Dieu. Dieu me sauve de moi-même.
Chestov, une dernière fois :
« voilà ce qu'il nous est le plus difficile à saisir dans la philosophie existentielle de Kierkegaard, et ce que lui-même acceptait le plus difficilement : (...) LA FOI EST UNE LUTTE INSENSEE POUR LE POSSIBLE. La philosophie existentielle est la lutte de la foi contre la raison pour le possible, plus exactement pour l'impossible. »
Et en quoi consiste ce possible - ou cet impossible, c'est selon ? Eh bien en ceci : il n'y a plus de vérités, il y a une révélation. Il n'y a plus de péché, il y a de la grâce. Satan est vaincu depuis longtemps mais on le rappelle encore et toujours pour se faire peur - et donc peut-être pour « avancer dans la vie, pour faire quelque chose de sa vie ». Les hommes sont malheureux parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont heureux (ou qu'ils pourraient l'être, ok, ok..)
Mais l'impuissance de Kierkegaard ? Ses angoisses ? Son désespoir ? Tout cela était faux ? Non, bien sûr - mais tout cela lui a permis de se rapprocher de Dieu, de le comprendre mieux que quiconque et surtout de le diffuser. La philosophie est un chemin de traverse qui se termine chez Béatrice ou chez Aurora. Le néant est un passage. Et si l'on reste au seuil, eh bien, l'on reste au seuil. Le seuil est une espérance comme une autre. Le seuil est un purgatoire. Ce n'est pas si mal. Et c'est extrêmement beau. Je m'en contenterai.
« Douce couleur de saphir oriental
qui s'accueillait dans le serein aspect
de l'air, pur jusqu'au premier tour,
recommença délice à mes regards
dès que je sortis de l'air mort
qui m'avait assombri le visage et le coeur. »
(Dante, Purgatoire I)
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Je vous remercie de votre attention.
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Anne Putiphar - Peur du Christ????
Pierre Cormary - C'est mal, je sais.
Anne Putiphar - Dieu, oui, ça fait peur, mais le Christ ?
Pierre Cormary - J'ai un problème avec le vivant, m'avais-tu dit un jour non sans raison.
Anne Putiphar - Tu as un problème avec tout !
Pierre Cormary - Bizarrement, j'ai moins peur du Père que du Fils. Parce que le Père, bon, il en a vu d'autres. Il connaît son petit monde. Alors que le Fils ne connaît que toi. Et il est allé sur la croix pour toi. Et il est vivant, alors que tu as toujours été à moitié mort.
Joan Roméo - "Alors que le Fils ne connaît que toi". Pierre, ce n'est pas qu'une simple phrase, elle brise le coeur et le recolle.
(Facebook janvier 2016, extrait.)
Commentaires
J'ai lu avec "joie" tous vos articles inspirés par la fréquentation de Kierkegaard et Chestov; ils m'ont apporté une certaine "lumière" ,non exempte d'une bienfaisante obscurité ;c'est pourquoi j'ai tenu à vous en remercier.
Meri beaucoup Horus. J'ai en effet beaucoup investi dans ces textes. Kierkegaard me nourrit depuis toujours et j'ai tenté ici, via le divin Chestov, de lui rendre grâce. Pour bcp de gens, il me semble qu'il reste incompréhensible. Visiblement pas à vous. Encore merci.