Sur Zone critique, le 30 juillet 2054
Quelques réflexions sur la cérémonie d’ouverture des JO du 26 juillet dernier et les querelles sans fin qu’elle engendre depuis sur les réseaux sociaux et ailleurs.
Et d’abord qu’il est normal qu’on se querelle tous autour de celle-ci. Rien de tels que les goûts et les couleurs pour ferrailler sur le plan politique et moral. Rien de plus éclairant, militant, engageant qu’une fête collective pour savoir où l’on en est sur le plan civilisationnel. Car c’était bien une proposition de nouveau monde mâtiné d’ancien que nous ont concoctée Thomas Jolly et Patrick Boucheron ce vendredi dernier – d’autant plus clivant qu’il se voulait réconciliateur. L’esthétique est une idéologie comme une autre.
Eh bien moi, je l’ai trouvée somptueuse, cette cérémonie ! Grandiose, surprenante, cocasse, canaille, avec ses moments de vulgarité et de kitsch, inévitables (pour ne pas dire nécessaires) dans ce genre de festivité collective, mais aussi lyrique, épique (le cheval en argent galopant sur la Seine, l’homme masqué courant sur les toits de Paris comme Jean-Paul Belmondo dans Peur sur la ville) et, à la fin, ô combien émouvante (Marseillaise d’Axelle Saint-Cirel qui nous a tous fait frissonner, Hymne à l’amour de Céline Dion – et pas en play-back – qui nous a tous émus). Tout cela dans un esprit carnavalesque, saturnal et en même temps édifiant, héroïque, chevaleresque, assurément français ! Et c’est pourquoi Patrick Boucheron s’est trompé quand il a dit qu’il ne voulait pas faire de cette fête une ode à l’identité française – alors que c’est précisément ça, l’identité française : le chahut auto-national, le savoir-rire de ses valeurs (et qui fait qu’on les exhibe encore plus), la conscience critique et amoureuse de son Histoire, la prise en compte, surtout, du génie universaliste français. Rien de plus français que de faire son moine paillard, son marquis libéral, sa Thérèse philosophe, son mélange des contraires. C’est d’abord ce qui m’a frappé dans ces tableaux : l’ « en même temps » au sens propre de toutes les époques, de l’ancien et du moderne, du sacré et du profane, de Notre-Dame et de Jules et Jim – et sur tous les modes : nostalgique avec Lady Gaga en Zizi Jeanmaire ; drolatique avec Aya Nakamura dansant avec la Garde républicaine ; dramatique avec Marie-Antoinette décapitée et la conciergerie en sang, monstration féroce et magnifique de l’Histoire qu’il faut assumer comme telle et qui n’avait rien à voir avec une apologie de la peine de mort ou un éloge du terrorisme islamiste, comme ont voulu le faire croire des enragés de l’ultra-droite (le comble quand on sait que ces gens-là ne sont même pas « Charlie ») ; syncrétique avec la scène fellinienne du repas dont on se demande encore si c’était la Cène ou le repas des dieux qui y était représenté – question qui peut paraître saugrenue alors qu’elle est au coeur de la civilisation européenne, puisqu’on sait, depuis Hölderlin, que Jésus et Dionysos sont frères et que, comme le supposait Chesterton : « tout est d’origine chrétienne, sauf le christianisme qui est d’origine païenne ».
Si être français, comme le disait Marc Bloch, c’est vibrer au souvenir du Sacre de Reims comme à la Fête de la Fédération, alors Thomas Jolly et Patrick Boucheron ont réussi leur coup – tout en révélant combien de nos soi-disant souchiens, patriotes, « amoureux de la France éternelle », ne l’étaient en fait pas du tout.
Remarquables, en ce sens, les réactions hystériques de ces derniers. Et que c’est Marie-Antoinette qu’on réassassine ! Et que c’est la Garde républicaine qu’on humilie (alors que celle-ci a visiblement été ravie de faire le show avec Aya et comme le confirme le capitaine Frédéric Foulquier lui-même tout fier d’en avoir été) ! Et qu’« un milliard de chrétiens » a été insulté par la DJ Leslie Barbara Butch et Philippe Katerine ! Le comble – en se retrouvant du côté de Jean-Luc Mélenchon qui, lui aussi, a eu ses pudeurs de gazelle à propos de ce tableau, sans doute plus pour des raisons électorales que chrétiennes, mais peu importe ! l’intersectionnalité ultra-droite/extrême gauche est en branle. Les cathos se calvinisent sur la question de l’image, les nationaux se mélenchonisent (pas étonnant en fait, tous poutiniens !) sinon s’islamisent, les anti-wokes se wokisent, se réjouissant que le replay de la cérémonie ait été annulé dans nombre de pays comme le premier taliban venu.
D’ailleurs, le wokisme, parlons-en. Le wokisme, tel que je le comprends et tel que je le combats, ce n’est pas du tout l’émancipation des minorités, le progrès du droit, la défense des libertés individuelles mais plutôt, dans sa tangente cancellienne, la volonté de sucrer le passé, de jeter le discrédit sur des artistes, de liquider les œuvres, de censurer encore et toujours tout ce qui ne convient pas à l’esprit de l’époque au nom d’une nouvelle immaculée conception de l’humanité. Et aujourd’hui, c’est une certaine droite qui veut agir de même, en finir avec tout ce qui ne lui plaît pas dans le présent (presque tout sauf Poutine, Trump et consorts) et qui se révèle fan zélé des « standards de la communauté » contre lesquels elle gueulait jusqu’à présent.
Droite chochotte, qui s’offusque de tout, chiale pour un rien, se révèle encore plus snowflake que les campus américains. Droite tordue, comme je l’écrivais naguère, qui en vient, par mimétisme, à épouser les positions de son ennemi (mais le nationaliste a toujours été du parti de l’étranger). Droite bigote, iconoclaste, littéraliste, incapable d’humour, de distance, de représentation, d’art, qui confond l’image et le réel, le mot et la chose et qui aurait détesté Rimbaud et Verlaine en leur temps. Droite inculte qui se targue de son passé et qui ne connait rien de son présent (à croire qu’elle ne connaît rien de son passé non plus car l’un va avec l’autre et réciproquement) – à l’instar de Pierre-Yves Rougeyron, incapable de citer un écrivain français vivant face à François Bégaudeau dans l’une des séquences les plus énormes de ces derniers temps. Droite sans projet, sans avenir, sans mémoire (ou une mémoire fantasmée, une mémoire « âge d’or ») qui refuse de voir que Louis XIV avec ses perruques, pourpoints, rhingraves, dentelles, collants, hauts de chausses était tout aussi ridicule que nos très inoffensifs drag queens - et quil suffit d’ouvrir un volume de Saint-Simon pour se rendre compte de ce qu’était le grotesque versaillais, mais allez demander à un patriotard de sortir de son Barbie land. Droite zombie, démonique, qui en est à dénoncer le « satanisme » de cette soirée – à l’instar du rappeur Rhoff, et qui me fait du coup penser à Linda Blair dans L’Exorciste. Droite sanguinaire, enfin, qui regrette qu’il n’y ait pas eu d’attentat ce soir-là, ou de panne d’électricité géante, ou de foudre s’abattant sur la vasque, quelque chose de « trumpien » qui aurait pu la conforter dans sa haine viscérale de la France qui réussit.
Peut-être me dira-t-on que je m’excite outre mesure sur une fraction de la population somme toute minoritaire – puisque visiblement 85 % des Français ont trouvé cette cérémonie réussie, record d’audience historique qui plus est – victime consentante que je suis aux réseaux sociaux où tout se déchaîne comme d’habitude. Possible.
Pour autant, le « message » de cette cérémonie (dont on reparlera encore dans cent ans, là-dessus, notre jeune et beau roi a raison), est que la France, une fois de plus, affirme au monde entier, et peut-être contre lui (vu le tournant dictatorial, illibéral, puritain qu’une partie de celui-ci prend), qu’elle reste le pays de la liberté, du plaisir, du rire de l’amour – universaux s’il en est et qu’elle tient à disposition pour qui veut les prendre.