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Don Quichotte, seconde partie - L'homme de la seconde chute

 

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09 - Work in progress.

Texte dans le texte - et même texte dans l'image.

Cervantès affirme en effet être tombé sur un manuscrit arabe de Cid Hamet Ben-Engeli qui raconte sa propre version du Quichotte (quoique sans vouloir en faire l'éloge, une faute d'historien aux yeux de Cervantès) et qui contient des illustrations, dont celle du Biscayen levant son épée sur le preux chevalier, et telle qu'on en a eu la description au chapitre précédent. Le texte qui se fixe dans l'image d'un autre texte et qui repart grâce à celui-ci. Plus qu'une simple mise en abîme, un conflit entre deux versions dont dépendra la postérité du personnage - comme si on se disputait celui-ci depuis son origine, et comme se le disputerons bientôt ses lecteurs. Quel Don Quichotte sera en effet retenu ? Celui de la version arabe qui le dénigre ou celui de la version espagnole qui le loue ? Rivalité des auteurs (avant celle des lecteurs), alternative des versions, guerre littéraire mais aussi guerre réelle, civilisationnelle, militaire, celle qui se joue pour de bon à cette époque à travers ce qui n'est rien moins qu'un choc des civilisations :

« Si l'on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci, ce serait uniquement que son auteur fût de race arabe, et qu'il est fort commun aux gens de cette nation d'être menteurs. Mais d'une autre part, ils sont tellement nos ennemis qu'on pourrait plutôt l'accuser d'être resté en deçà du vrai que d'avoir été au-delà. »

Ce qui aurait été fort dommage dans ce chapitre puisque Don Quichotte l'emporte contre le Biscayen (même s'y laissant dans la bagarre une moitié d'oreille) et que ses victoires sont assez rares pour les noter.

 

 

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10 - « N'essaye pas de rendre le monde neuf. »

Sancho voudrait bien soigner l'oreille de son maître mais celui-ci s'y oppose car il connaît, comme tous les chevaliers errants, la recette d'un onguent magique (le baume de Fierabras) qui le guérira mieux que tout et dont il connaît la recette. L'important est de ne jamais faillir à la règle chevaleresque et livresque - y compris sur le plan alimentaire. Ainsi explique-t-il à son écuyer qu'il doit se nourrir le plus frugalement possible :

« apprends donc, Sancho, que c'est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d'un mois (...) ne t'afflige pas de ce qui me fait plaisir, et N'ESSAYE PAS DE RENDRE LE MONDE NEUF, ni d'ôter de ses gonds la chevalerie errante. »

L'exhorte est autant poétique que politique. La guerre de Don Quichotte est bien une guerre menée contre la modernité, la nouvelle horizontalité des choses, la nouvelle conscience sceptique et désenchantée. Don Quichotte contre le désenchantement du monde - c'est-à-dire un monde qui a perdu son harmonie préétablie, sa verticalité organique, son ordre divin (ou du moins, thomiste) ?

 

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11 - Age d'or.

Et c'est le merveilleux chapitre des chevriers. Ceux-ci ont invité Don Quichotte et Sancho à partager leur barbecue. Toujours soucieux de suivre les règles de la chevalerie, l'hidalgo invite son écuyer à venir s'assoir à côté de lui, et manger dans son assiette et boire dans sa coupe

« car on peut dire de la chevalerie errante précisément ce qu'on dit de l'amour, qu'elle égalise toutes choses. »

La réponse de Sancho est extraordinaire. L'égalité, ce n’est pas sa panacée. Chacun à sa place.

« Grand merci ! répondit Sancho. Mais je puis dire à Votre Grâce que pourvu que j'aie de quoi bien manger, je m'en rassasie, debout et à part moi, aussi bien mieux qu'assis de pair avec un empereur. Et même, s'il faut dire toute la vérité, je trouve bien plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et sans façons, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, qu'aux dindons gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits coups, s'essuyer à toute minute ; où l'on ne peut ni tousser, ni éternuer, quand l'envie vous en prend, ni faire autre chose enfin que permettent la solitude et la liberté. »

CQFD. Le peuple n'a jamais été pour la lutte des classes. Le peuple n'a jamais été de gauche. Le peuple n'a jamais demandé que la paix de son âme et la jouissance de son corps.

Réaction brutale et déplaisante de don Quichotte :

«  - Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t'assoies, car celui qui s'humilie, Dieu l'élève. Et le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté de lui. »

Le repas terminé (et l'on est aussi content pour eux d'avoir aussi bien mangés que pour le père et son fils dans La Route de Cormac McCarthy quand ils découvrent une grange pleine de victuailles), Don Quichotte se lance dans sa célèbre louange d'un âge d'or où tout n'était que paix, concorde et prospérité - communisme médiéval. Songe d'un homme ridicule.

« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d'âge d'or, non point parce que ce métal, qui s'estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu'alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien. »

Un monde sans agriculture, puisque « notre première mère », la nature, comblait, « sans y être forcée », tous les besoins et désirs de ses enfants ; sans justice, puisqu'il n'y avait personne à juger ; sans crainte, enfin, que les jeunes filles perdent leur innocence dans les rues, puisque tout le monde était innocent. Et de conclure que c'est parce que ce monde s'est corrompu et a fini par disparaitre que l'ordre des chevaliers errants a été créé.... et que ceux-ci, tout héros qu'ils soient, n'en sont pas moins hommes, surtout quand ils ont peu bu et qu'ils sont éméchés - et que si finalement Sancho pouvait soigner son oreille « qui lui fait plus mal qu'il n'est besoin », cela ne serait pas de refus.

 

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Murillo -  Jeune fille à la fenêtre avec sa duègne (vers 1670, Washington, National Gallery).

 

12 - 13 - 14 - Histoire de Chrysostome et de Marcelle

Survient un jeune homme, Pedro. Et avec lui, une histoire qu'il va raconter à l'assemblée, la première qui s'insère, sur trois chapitres, dans le récit quichottien, et que l'on pourrait appeler « Histoire de Chrysostome et de Marcelle ». Selon Nabokov, celle-ci marque le moment où l'on passe subrepticement de la parodie à la tragédie. Suprêmement émouvante, en effet, cette histoire d'amoureux éconduit par sa belle et qui finit par se suicider - son corps arrivant dans un brancard pour être enterré sans cérémonie chrétienne puisqu'il a porté atteinte à ses jours - amène pour la première fois la mort dans le récit.

Et c'est de salut et de désir dont Don Quichotte et ses amis vont causer dans ces chapitres.

L'ordre thomiste, auquel l'hidalgo croit encore via l'ordre chevaleresque (car la querelle littéraire ne fut jamais qu'une querelle théologique), est en train de se rompre -  et c'est là le sens de toute son aventure : ne pas se rendre compte, tout en la révélant, que l'harmonie théologico-politique médiévale n'existe plus, que si Dieu va continuer éventuellement à exister, ce ne sera plus sous sa forme ancienne et organique, celle qui structurait le monde d'avant, âme-corps-cité, mais sous une forme de pure adhésion individuelle, de pari existentiel, d'intériorité révélée. Mais à l'extérieur, tout sera désormais chaotique, erratique et le monde ressemblera à ce désert brûlant que traverse pour nous, et pour la première fois, Don Quichotte. Un monde retiré de Dieu. Une seconde chute.

Don Quichotte, homme de la seconde chute, et qui l'éprouve pour nous.

Dieu mort, restent les dames. L'origine du monde ne saurait être que divin ou féminin.

« Il est impossible, s'écria don Quichotte, qu'il y ait un chevalier errant sans dame : pour eux tous, il est aussi bien de nature et d'essence d'être amoureux, que pour le ciel d'avoir des étoiles. »

Et de faire le portrait de sa dame « et ses charmes surhumains », d'autant plus sublime (et pour le coup, parodique) qu'il ne l'a jamais vue :

« Ses cheveux sont des tresses d'or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l'albâtre, son sein du marbre, ses mains de l'ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m'imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. »

Mais toutes les dames ne sont pas toutes tendres et accueillantes, telle cette cruelle Marcelle qui poussa au désespoir le pauvre Chrysostome :

« Il aima, et fut haï ; il adora, et fut dédaigné ; il voulut adoucir une bête féroce, attendrir un marbre, poursuivre le vent, se faire entendre du désert ; il servit enfin l'ingratitude, et le prix qu'il en reçut, ce fut d'être la proie de la mort au milieu du cours de sa vie, à laquelle mit fin une bergère qu'il voulait faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. »

Ainsi passe-t-on de l'idéale Dulcinée à la fatale Marcelle - ce qui nous met déjà la puce à l'oreille. Dulcinée ne serait-elle pas une future Marcelle ? La mort n'appartiendrait-elle pas aux femmes, comme se le demandait Philippe Sollers au début de son Femmes : « là-dessus, tout le monde ment » ?

Dans tous les cas, il faut écrire leur histoire, rappeler la cruauté de Marcelle à la mémoire des hommes et rendre grâce à la douleur de Chrysostome - et pour ce faire, ne surtout ne pas brûler les lettres qu'on a retrouvées sur lui et qui apportent la preuve de sa douleur, et cela même si lui le demandait kakfaïennement à ses amis. Le roman comme ce qui dit aussi la vérité - tel est le « message » de ces chapitres et qui contrebalance, une fois de plus, la condamnation initiale des livres. Il y a donc bien deux sortes de littératures : la mauvaise, rêveuse, mensongère, romantique, celle dont don Quichotte s'est nourrie jusque-là et la bonne, lucide, qui dit la vérité, romanesque.

 

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 Julio Romero de Torres - Portrait de femme (La Cordobesa), vers 1925 - 1930, collection Pérez Simon, Mexico.

 

 

14 - Marcelle, femme libre (A Astrid CyT.)

A lieu alors la plus belle scène de cette seconde partie.

Après qu'on ait lu « le chant de Chrysostome », mort d'amour et de ne pas avoir été aimé par la cruelle Marcelle, voici celle-ci qui apparaît sur une roche élevée, beauté surnaturelle qui sidère l'assemblée. Telle une nouvelle Hérodiade, splendide et intouchable, elle vient plaider sa cause.

« Le ciel, à ce que vous dites, m'a faite belle, de telle sorte que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de m'aimer ; et, en retour de l'amour que vous avez pour moi, vous dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. »

Pourquoi devrait-elle aimer ceux qui l'aiment ? Pourquoi sa beauté irradiante devrait être une dette à l'égard des hommes ? En vérité, l'amour n'est jamais, ou que très rarement, symétrique. Ce n'est pas parce que tu m'aimes que je me dois de t'aimer - surtout que si j'avais été aussi laide, ou aussi banale, que toi, tu ne m'aurais même jamais regardée (et l'on retrouve là presque mot pour mot l'Attentat de Nothomb).  De plus, cette beauté, je ne l'ai pas choisie, elle m'a été accordée par le ciel –

« et de même que la vipère ne mérite pas d'être accusée du venin qu'elle porte dans sa bouche, bien que ce venin cause la mort, parce que la nature le lui a donné, de même je ne mérite pas de reproches pour être née belle. »

Non, ce qu'on reproche à cette femme, en plus d'être belle, c'est d'être honnête, c'est de ne pas céder aux désirs des hommes, c'est d'être libre.

« Pourquoi la femme qu'on aime pour ses charmes devait-elle perdre [sa vertu], afin de correspondre aux désirs de l'homme qui, pour son plaisir seul, essaye, par tous les moyens, de la lui enlever ? Libre je suis née, et pour pouvoir mener une vie libre, j'ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces montagnes sont ma compagnie, les eaux claires de ces eaux, mes miroirs ; c'est aux arbres et aux ruisseaux que je communique mes pensées et mes charmes. Je suis un feu éloigné, une épée mise hors de tout contact. Ceux que j'ai rendus amoureux par ma vue, je les ai détrompés par mes paroles ; et si les désirs ne s'alimentent que d'espérance, n'en ayant jamais donné le moindre à Chrysostome ni à nul autre, on peut dire que c'est plutôt son obstination que ma cruauté qui lui a donné la mort. »

Marcelle, femme libre, inaccessible, fatale malgré elle, féministe en un sens - et dont don Quichotte prend immédiatement la défense quand il voit les bergers lui courir après, sans doute pour lui faire un sort. Personne ne touchera la femme inaccessible ! Personne ne souillera l'idéal ! Personne ne s'attaquera à la mort !

Et c'est la fin du deuxième livre.

 

A SUIVRE

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