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Mauriac l’équarrisseur II

 

 

 

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«L’artiste appuie sur le trait, déformé, presque à son insu et soumis à son instinct créateur, pour mieux rendre sensible ce qui lui a fait horreur et pitié dès son enfance, dans certains êtres, dans certaines vies. », François Mauriac, post-face à Galigaï

 

 

La criminelle plus séduisante que sa victime. Le salaud plus sympathique que les imbéciles qui l’entourent. C’est la ruse du diable, et la tentation littéraire par excellence, que de prendre le parti de l’intelligence amorale contre celui de la bêtise normative, et cela même si l’intelligence n’est pas plus charitable que la bêtise. Mauriac pouvait faire semblant de rejeter le nietzschéisme dans Le baiser au lépreux, il aura passé sa vie de romancier à créer des figures de misanthropes supérieurs, de femmes assassines aspirant à des idéaux plus élevés que ceux auxquels les condamnait leur milieu, de pères dénaturés mais qui ne le sont que rapport à la nature médiocre de leurs enfants. Difficile en effet d’aimer des gens que l’on trouve nuls, bêtes, inférieurs à vous – surtout quand ces inférieurs sont des rapaces. Considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur, Le nœud de vipères est le roman presque trop parfait de François Mauriac. Cette Lettre du Père à ses enfants[1], qui flirte avec le roman de conversion, est en fait un grand livre sur le pouvoir littéraire. Car si Louis est un de ces monstres qui cherche Dieu en gémissant, il est aussi et surtout celui qui tient le journal de sa vie et des siens – ces derniers qu’il ne cesse de juger du haut de sa féroce souveraineté.

 

 

Degas.jpgPassions hautes et passions basses

 

Pourtant, tout avait bien commencé. Lui qui se croyait si laid, mais qui contrairement au Jean Péloueyre du Baiser au Lépreux, ne l’était pas, « Isa » l’avait révélé à l’amour. En lui faisant même des compliments sur son physique, « Comme vous avez de grands cils », elle lui permit de vivre « le plus grand événement de sa vie ». Louis pouvait enfin se permettre d’être heureux et se détendre grâce à cette femme et en elle. Hélas ! Il fallut qu’ Isa manqua de le tromper bovariennement avec un « Rodolphe » de passage, et que lui fut jaloux comme un chien, pour que le bonheur les quitta. La jalousie lui redonna sa cruauté et son intelligence originelles, sinon sa laideur imaginaire primitive, et l’avarice fut sa façon de compenser. Sa femme ne fut alors plus que « l’ennemie », et l’occasion de toutes les passions basses.

 

« Une femme qui m’eût aimé aurait chéri ma gloire. Elle m’aurait appris que l’art de vivre consiste à sacrifier une passion basse à une passion plus haute. »

 

Triste la vie de l’homme qui n’est pas soutenue par une femme !

 

« On ne peut tout seul garder la foi en soi-même. Il faut que nous ayons un témoin de notre force : quelqu’un qui marque les coups, qui compte les points, qui nous couronne au jour de la récompense, - comme autrefois, à la distribution des prix, chargé de livres, je cherchais des yeux maman dans la foule et au son d’une musique militaire, elle déposait des lauriers d’or sur ma tête frais fondue. »

 

Il est vrai qu’entre temps, des enfants sont nés, et qu’Isa est devenue une mère modèle autant qu’une pharisienne bigote, puritaine, pleine de cette hideuse supériorité morale qui caractérise le bien-pensant, et qu’elle transmet à ses enfants avec un zèle jamais pris en défaut.

 

« Je n’ai jamais connu personne qui fût plus que toi sereinement injuste »,

 

écrira un jour Louis dans ses carnets. Uni à elle « comme le renard au piège », son plaisir faustien sera alors de prendre en défaut la foi de charbonnier de celle-ci, de traquer les contradictions entre son credo et ses actes, de révéler sans relâche son puritanisme hypocrite. Car Isa n’est chrétienne que pour avoir un pouvoir moral sur les autres. Mieux, elle est une chrétienne qui déteste qu’on mêle les idées chrétiennes à la vie de tous les jours. C’est une « une pratiquante qui a horreur de ces rapprochements malsains » entre Dieu et les choses de la vie - comme si remplir ses devoirs de chrétien était un prétexte pour ne pas l’être dans la sienne.

C’est d’ailleurs cette caricature de vie chrétienne dans laquelle Louis feint de voir une représentation authentique du christianisme qui lui donne tout loisir de nourrir son anticléricalisme forcené. Ne se définit-il pas lui-même, et non sans candeur, comme un « méchant » ? Or, comme le lui révèle l’abbé Ardouin lors d’une rencontre capitale, un vrai méchant ne se dit jamais méchant. Un méchant, pourrait-on même dire, se reconnaît à ce qu’il se croit lui-même très gentil, et passe son temps à prétendre qu’il est la victime permanente de la méchanceté des autres. Au fond, Louis ne se croit méchant qu’en fonction des gens qui, autour de lui, se croient gentils.

 

« Je m’étais figé atrocement dans l’attitude qu’ils exigeaient de moi. Je m’étais conformé au modèle que me proposait leur haine. »

 

En famille[2], la confusion morale est souvent totale. Nous nous croyons indépendants les uns des autres alors que nous sommes tous pris dans ce nœud de vipère fait de ressemblances honteuses et de différences mal assumées. Conjoints, parents, enfants, frères, sœurs, nous passons notre temps à nous construire et à nous déconstruire les uns les autres, pour après nous reprocher mutuellement ce que nous sommes devenus ou pas[3]. En fait, nous refusons de voir que nous sommes responsables des humeurs, sinon des caractères, des autres, comme les autres le sont des nôtres. Nous refusons de voir que nous sommes responsables des autres bien plus que de nous. Le pire que l’on puisse faire à un proche ? Lui reprocher ce qu’il est devenu par notre faute. On l’a rejeté, on l’a pourri, on l’a privé de toutes ses forces, et après, on lui jette à la gueule que c’est un « grand garçon » ou « une grande fille », et qu’il a intérêt à prendre « ses responsabilités », car nous, c’est fini, on le laisse là.

On sait comment se termine le roman. Louis meurt alors qu’il allait retrouver la foi, et son manuscrit tombe dans les mains d’un de ses fils qui décide alors de le supprimer. Dégoûté par la religiosité pathologique et nouvelle de ce père, qui « ne donne dans un mysticisme fuligineux que pour en mieux accabler la religion raisonnable », Hubert décrète en effet que ce journal intime qui les accable tous doit être brûlé – d’autant plus que celui-ci, précise-t-il, révèle un « réel don d’écrivain » qui honore le père, et par là-même, les déshonore encore plus. CQFD. C’est bien parce qu’un texte a une dimension littéraire que c’est une « raison de plus pour le déchirer » – la littérature ayant en effet le pouvoir de faire d’une réalité la vérité.

Ainsi Le Nœud de vipère se présente à la fin comme une écriture qui flirte avec sa propre destruction. Mauriac fait ici quelque chose que l’on ne fait guère en littérature : le risque que la vérité n’éclate pas, autrement dit, qu’il n’y ait ni réconciliation ni jugement dernier. Car si en effet Janine, la sœur enfermée, n’a pas accès au Journal de son grand-père (et à la fin, rien ne nous dit que la famille cèdera à sa demande de le lui faire lire), alors le Verbe aura été vain. Et c’est cela qui fait de ce roman l’un des plus insupportables qui soit pour le lecteur – car à la fin, la catharsis n’est pas sûre. Dans Shakespeare ou Dostoïevski, la scène finale peut être le lieu de tous les cadavres et de toutes les confessions glauques, l’essentiel est que le drame apparaisse au grand jour – et donc permette à chacun, lecteur et personnage, de s’y retrouver. Dans le Nœud de vipère, le retour à la vie, nous allions dire la résurrection, par la littérature, est en suspens.

 

 

Ile mystérieuse 2.jpgLa littérature salvatrice

 

Dans Le sagouin, la littérature n’a pas non plus le dernier mot. Et pourtant, c’est elle qui un instant arrache « Guillou », l’enfant attardé et maltraité par sa mère, à la misère de sa vie. Dans cette histoire de mauvaise mère, qui est aussi une histoire de fracture sociale (la mère, Paule de Cernès, la « pétroleuse » qui a épousé par vanité un aristocrate dégénéré et a eu de lui cet enfant idiot, a appris à ses dépens que « ce qu’on appelle un milieu fermé, l’est à la lettre : y pénétrer semblait difficile, presque impossible ; mais en sortir… ! »), le livre apparaît comme ce qui permet à l’existence de ne plus être une erreur, et comme ce qui donne à l’enfant une raison d’espérer.

On n’oubliera pas de sitôt ces pages consacrées à L’île mystérieuse de Jules Verne que Guillou, se cachant de sa mère, a lu avec ferveur, et dont il a pu parler quelques jours avec l’instituteur chez qui on l’a confié – celui-ci n’ayant rien à voir avec « l’ogre » que sa mère lui figurait avec sadisme. Au contraire, la maison de « l’intellectuel de gauche » qu’il est apparaît à l’enfant martyr comme une sorte de paradis impossible avec sa cuisine accueillante, son abondante bibliothèque, sa bonne odeur de pipe, et, accroché au mur, le portrait du fils de famille, Désiré le bien nommé, pimpant premier de la classe, qui a droit a une chambre rien que pour lui, et dont Guillou se fait un ami imaginaire idéal.

 

« Lui, il n’était seul qu’aux cabinets… La pluie ruisselait sur le toit. Qu’il devait être doux de vivre là au milieu des livres, bien à l’abri… hors de la portée des autres hommes. »

 

A quoi sert la littérature, sinon à exprimer les terreurs des enfants, l’amertume des faibles, et à mettre en relief la cruauté des vivants ? Ces vivants qui trouvaient normal qu’on roue au XVIIIème siècle ou qu’on enferme les enfants dans des maisons de correction au XX ème – comme la mère du sagouin qui effraie régulièrement son fils en le menaçant, « avec une sorte d’excitation joyeuse », des maisons de correction dont elle a l’adresse. Ces mêmes vivants qui riraient de la sensiblerie de Mauriac et ne comprendraient rien à la manie de ces écrivains qui veulent toujours faire de la littérature quelque chose de salvateur. Car Le sagouin n’est rien d’autre que l’histoire d’une tentative de rédemption par la littérature qui n’aboutit pas. « Tu es un homme puisque tu pleures », dit Cyrus Smith à Ayrton dans L’île mystérieuse – phrase évangélique qui parle tant au gosse malheureux. La littérature, guerre des sensibilités contre les insensibilités.

Mais l’instituteur, sous prétexte de lutte des classes, et « parce qu’il ne faut pas avoir de relations avec le château », ne reprend pas l’enfant. Lâcheté sociale qui conduira celui-ci au désespoir et au suicide. Mouchette, Guillou, le petit garçon d’Allemagne année zéro – pourquoi diable sont-ce seulement les écrivains et les cinéastes catholiques qui ont su parler du suicide des enfants, le seul remis par les Anges ?

 

 

galigaï.jpgLe désir et le dégoût

 

Comme il n’y a que les écrivains catholiques qui ont vraiment su parler de la sexualité.

" - Oui, dit Léone. Tu m’as expliqué ce qui distinguait les hommes : il y a ceux qui peuvent toujours et ceux qui ne peuvent pas toujours…

- Oui, et ceux qui peuvent toujours ne vivent que pour la chose, parce qu’on a beau dire, c’est ce qu’il y a de plus agréable au monde…

- Et ceux qui ne peuvent pas toujours, enchaîna Léone (ils entretenaient entre eux de secrètes rengaines, qu’ils rabâchaient depuis leurs fiançailles, et qui les aidaient pour finir leur dispute)…Ceux-là se donnent à Dieu, ou à la science, ou à la littérature…

- Ou à l’homosexualité, conclut Robert. "

 

Lorsque Jean-Luc Barré, le nouveau et très reconnu biographe de Mauriac, affirme que l’homosexualité de ce dernier structure sa vie et ses romans, il ne veut pas dire, comme s’en offusqueraient les puritains ou comme s’en féliciteraient les « gays », que l’homosexualité est la clef de son œuvre, voire son aboutissement, mais qu’au contraire elle en est le problème majeur. En Mauriac, pourrait-on dire, l’homosexualité est à l’œuvre au sens opératoire. C’est par elle que le roman explore le conflit de la chair et de l’esprit. C’est par elle que le romancier a eu le sentiment de sa différence, sinon de sa distinction. Distinction équivoque s’il en fut mais d’une richesse infinie sur le plan intellectuel et social et qui lui permit de comprendre les blessures intérieures des autres et sans doute d’écrire l’une des versions les plus belles de l’humanité déchirée avec elle-même. Voici en effet François M., un homme attiré depuis toujours par les garçons, qui lut Proust avec ferveur, fréquenta toute sa vie des homosexuels affichés comme Jean Cocteau, partit en voyage de noce avec quelques-uns d’entre eux, mais qui refusa toujours d’être catalogué comme tel – et ce non pas tant pour de simples raisons d’hypocrisie bourgeoise que pour des raisons existentielles et littéraires. C’est qu’ un coming out aurait été fatale à son écriture. L’homosexualité, en ce qu’elle était une contradiction totale avec ses aspirations de chrétien, c’est-à-dire d’homme libre, fut ce qui lui permit de penser cette liberté dans sa dimension à la fois la plus grandiose et la plus terrifiante. « Sorti de son ambiguïté, Mauriac ne serait pas devenu Mauriac », dit avec raison Jean-Luc Barré[4].

Qu’est-ce qu’en effet la liberté sinon la possibilité de faire des choses que l’on n’a pas envie de faire ou celle de ne pas faire des choses que l’on aurait envie de faire ? Qu’est-ce que la liberté sinon ce qui nous permet d’entraver nos pulsions et de réaliser nos idéaux ? Naïfs, et au fond de mauvaise foi, ceux qui prétendent que l’être humain n’est pas libre et qu’il ne peut que suivre ses passions, mais encore plus naïfs, et franchement détestables, ceux qui affirment que la liberté est la seule réalité de notre être, et qu’il suffit de vouloir pour pouvoir. Oui, détestables par exemple ces hétérosexuels qui, encore aujourd’hui, estiment que l’homosexualité est un « choix », et donc un mauvais choix, alors qu’eux, hétéros chanceux, ont fait le bon choix – comme si nous étions responsables de nos érections ! En vérité, il est ignoble de croire que notre bonne santé mentale et sexuelle serait le fruit d’une « décision » mûrement réfléchie. La seule chose que nous pouvons faire, notre seule liberté, est de renoncer à vivre ce que nous sommes et que nous ne voulons pas être. En fait, exercer sa liberté revient toujours à contrarier son être profond – qui lui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais libre. La liberté, c’est l’abstinence. L’homosexualité, et de manière générale tout ce qui est contrariant dans l’être humain, tout ce qui le dévie de ses idéaux, nous allions dire, tout ce qui est sexuel en lui, prouve que la liberté est une résistance à l’ordre des choses – et c’est pourquoi sa pratique est si douloureuse. La liberté, gloire et croix de l’homme. En ce sens, Rousseau avait raison, il faut toujours se forcer à être libre.

Sans pour autant en faire trop.

Ainsi dans Galigaï (dont le titre aurait pu être, au dire de Mauriac lui-même, Le désir et le dégoût), sans doute le dernier très grand chef-d’œuvre de son auteur, l’on voit d’abord Nicolas Plassac tenter d’échapper à Gilles Salone en se proposant d’épouser Agathe de Camblanes, surnommée Galigaï (du nom de l'intrigante qui eut une grande influence sur Catherine de Médicis). Mais là, le dégoût de l’autre sexe est trop fort. Si l’on peut renoncer à vivre certains goûts, on ne peut arborer le goût contraire sans risquer de se mutiler soi-même. Or, le piège de la volonté est de nous faire faire des choses parfois inhumaines. Ce que Nicolas comprend douloureusement devant Agathe :

 

« - Je ne suis pourtant pas sans excuse, Agathe. Je plaide coupable, mais tout de même je plaide. Essayez de comprendre : j’ai été victime de cette puissance monstrueuse de volonté qui vous possède avec un entêtement aveugle, presque animal. Vous bousculiez mes pauvres défenses, sans vous apercevoir qu’elles se reformaient derrière vous.

- Oui, dit-elle humblement et ardemment, je vois ma faute. »

 

La faute d’Agathe, comme celle de Nicolas, est d’avoir cru en la toute-puissance de cette volonté infernale qui, comme le dit Mauriac lui-même dans sa postface, ne vaut rien en amour. Agathe - la femme laide qui veut aimer, la femme comme énergie pure, volonté pure, prête à tout pour trouver le bonheur (comme la mère du Sagouin), et qui en devient odieuse pour cette raison précise. Car l’être qui s’acharne à être heureux au prix de tout, l’être qui préfère crever avec les autres plutôt que de lâcher prise, l’être qui refuse de reconnaître sa défaite devant la vie – et qui pourrait d’ailleurs faire de cette défaite son destin - finit par nous irriter.

Galigaï, Génitrix, et aussi la cousine Bette, et même Folcoche. Cette manière qu’ont les romanciers de confondre la méchanceté avec l’action, la laideur avec l’énergie, l’absence de pitié avec la volonté, le mal avec la liberté, et pire que tout, la rage de détruire avec le besoin d’aimer. Malheur aux femmes (ou aux hommes) qui sacrifient tout par amour ! Malheur aux hommes (et aux femmes) qui croient que tout se règle par la volonté. A un certain moment, le manque d’abnégation devient un excès illégitime d’être. La sagesse de Mauriac est de mettre un peu de jansénisme dans son catholicisme romain. Nous ne sommes pas que libres.

A la fin, Nicolas quitte la femme qu’il n’aime pas et l’homme qu’il aime, et, comme le laisse sous-entendre l’admirable dernière phrase du roman (quoique problématique pour un lecteur contemporain), se tourne vers Dieu.

 

« Etranger à lui-même, détaché de toute créature, il s’assit sur le parapet, et il demeurait là comme s’il avait donné rendez-vous à quelqu’un ».

 

berthe_morisot.jpgLe jansénisme à visage humain

 

 

On se rappelle que Le nœud de vipères s’ouvrait avec cette exhortation de sainte Thérèse d’Avila :

 

« Dieu, considérez que nous ne nous entendons pas nous-mêmes et que nous ne savons pas ce que nous voulons, et que nous nous éloignons infiniment de ce que nous désirons »,

 

et qui rappelait le verset capital de saint Paul sur la condition humaine :

 

« Je fais ce que je ne veux pas, et je ne fais pas ce que je veux »

 

Tout est là – dans cet inadéquation de l’être avec lui-même et qui s’appelle le péché originel. En être conscient, c’est déjà être plus libre, c’est-à-dire se donner le pouvoir de gérer au mieux notre chute. Ainsi ne sommes-nous pas forcément ce que nous paraissons être. Nos actes sur lesquels les autres vont nous juger peuvent nous être aussi étrangers qu’à ceux à qui ils ont été néfastes. Comme le dit, dans Le désert de l’amour, le père Courrèges à son fils à propos de la femme dont ils sont épris tous les deux :

 

« S’il y a un être au monde dont on peut dire que ses actes ne lui ressemblent pas, c’est bien Maria Cross. »

 

Le désert de l’amour, « notre Mauriac », disions-nous. Elle nous touche en effet particulièrement cette histoire d’un adolescent amoureux d’une femme qu’il ne possèdera jamais, de cette passion frustrée autour de laquelle se cristallisera toute une vie, la saccageant autant que celle-ci saccagera les autres :

 

« …passion toute-puissante, capable d’enfanter jusqu’à la mort d’autres mondes vivants, d’autres Maria Cross dont il deviendra tour à tour le satellite misérable… »

 

Ruse du diable qui nous fait faire aux autres le mal qu’on nous a fait. Il est vrai qu’un homme sans femme est bien peu de chose. « A la fin, comme au commencement, il faut qu’une femme nous porte », écrit le narrateur. Une femme qui nous porte, nous aime, nous fasse jouir. Combien d’entre nous ont longtemps pensé que cela leur serait impossible ? Trop timide, trop narcissique, trop solitaire. Trop de mauvaises habitudes. A moins de faire comme les autres, accepter d’être à demi-heureux. Se forcer au bonheur. Mais il faut être humble pour cela, et nous ne le sommes pas assez. Même si nous en crevons, nous préférons nous suffire à nous-mêmes. Tant pis ! « le bonheur misérable de se sentir soi-même » est la seule chose qui nous est propre. Le « quant à soi » nous suffit largement…

Surtout quand nous voyons comment vivent les autres ! Les compromis perpétuels, les contentieux permanents. Toutes ces fractures intellectuelles, sensitives et sensuelles qu’il y a entre gens censés s’aimer. Passe encore de se forcer à l’amour, mais quand il faut en plus se forcer à l’estime…. Ce que n’arrive pas faire le docteur Courrèges face à son épouse, une de ces matrones aux idées basses comme on en rencontre tant chez Mauriac, qui fulmine contre telle femme de mauvaise vie, et qui ne comprend pas pourquoi son mari n’en fasse pas autant :

 

« - Et le scandale, alors ? ça ne compte pas ?

A une certaine grimace du docteur, elle comprit qu’il admirait en lui-même comme elle était vulgaire. »

 

Le pire, c’est lorsque l’incompatibilité touche parent et enfant, faisant de chacun l’ennemi de l’autre, alors que tous les deux auraient pu se comprendre s’ils avaient pu coïncider. Mais les fameux « cadrans intérieurs » de Proust ne s’accordent jamais en même temps – comme dans cette belle scène où père et fils restent cois l’un à côté de l’autre :

 

« Dans la voiture, l’écolier observait son père avec une curiosité ardente, avec le désir de recevoir une confidence. Voici la minute où ils eussent pu se rapprocher, peut-être. Mais le docteur était alors en esprit bien loin de ce garçon dont il avait si souvent voulu la capture ; la jeune proie s’offrait à lui, maintenant, et il ne le savait pas. »

 

Ce que l’on reproche le plus à ses proches ? Qu’ils ne nous devinent pas. Qu’ils ne voient pas nos douleurs, ou pire, qu’ils les voient et les interprètent de travers. Les voilà qui pleurent à contretemps, nous faisant encore plus mal. C’est alors que nous nous obligeons pour eux à adopter une posture qu’ils pourront « comprendre » mais qui n’est pas la nôtre. Il me console là où je m’en fous, il me blâme là où j’ai raison, il m’ignore là où j’ai vraiment mal. Que celui qui n’a jamais souffert de l’empathie incompréhensive de ses proches se jette la première pierre !

Plus tard, père et fils tenteront de parler de Maria Cross, cette « amazone » qu’ils aiment tous deux. Et le père tentera d’expliquer au fils que cette femme n’est pas seulement cette créature infernale qu’il croit désirer. Evidemment, l’adolescent, dans ses certitudes virginales, ne peut comprendre qu’il puisse y avoir autre chose qu’une adéquation naturelle entre les mauvaises causes et les mauvais effets, et trouve son père stupide d’être aussi candide sur la nature bonne ou mauvaise des choses. Mais comme le lui rétorque celui-ci :

 

« Tu me trouves bien sot… De nous deux, mon petit, c’est toi pourtant le naïf. Ne croire qu’au mal, c’est ne pas connaître les hommes. Oui, tu as dit le mot : chez une Maria Cross dont je sais les misères, une sainte se cache… Oui, peut-être : une sainte… mais tu ne peux comprendre. »

 

Le fils ne peut en effet comprendre l’action du saint esprit qui agit même à travers les pécheresses. Il ne peut comprendre que l’être est libre autant qu’il est entravé dans sa liberté – et que s’il est responsable de son apparence, il n’en est pas toujours coupable.

 

Tel est le jansénisme à visage humain de François Mauriac - rassurant comme tout ce qui relativise la liberté et rassérénant comme tout ce qui affirme cette même liberté. Le génie catholique est de tenir les deux bouts. « Si vous ne vous croyez pas libre, je ne peux rien pour vous », dit le docteur à ses patients. En effet, même si nous ne saurons jamais si nous sommes réellement libres ou non (et tous les déterminismes du monde semblent prouver que non), l’important est de penser qu’on le soit, ne serait-ce que parce la croyance en la liberté ouvre un champ de possibilités bien plus large que la croyance au destin ou aux atomes. En fait, quelqu’un qui se pense libre se respecte mille fois plus que quelqu’un qui ne se pense pas libre. Pour autant, quelqu’un qui croirait à une liberté totale, inconditionnelle, pour ne pas dire fasciste, de l’humanité, serait en passe de devenir le négateur de celle-ci. Car on finit par mépriser ceux qui ne sont pas aussi « libres », soit aussi forts, que nous. Cette conception d’une liberté entière et souveraine, d’« une liberté sans excuse », qui est celle de Sartre et qui lui faisait dire qu’à quarante ans on a la gueule qu’on mérite, relève d’une croyance bien plus crucifiante que la croyance dans la croix qui seule nous « coach » intelligemment. C’est elle en effet qui nous permet d’avoir conscience de notre condition et apaise notre volonté (c’est-à-dire notre souffrance) quand celle-ci ne peut plus rien contre le destin. C’est elle qui nous aide à accepter ce que nous sommes en dépit de nous. Mauriac a pu être cet homosexuel « malgré lui », c’est grâce à l’homosexualité qu’il apprit que l’intransigeance morale n’était pas tout, que la liberté existait sans doute mais comme une blessure au sein de l’être, et que par conséquent il fallait aussi développer en soi cette vertu si peu chrétienne, mais si humaine, qui s’appelle l’indulgence.

 

 

François Mauriac, Biographie intime 1885-1940, par Jean-Luc Barré, Fayard, 626 p., 28 euros.

 

[Article paru dans Le magazine des livres n°16]

 

 

 



[1] Et dont peut-être Arnaud Desplechin s’est inspiré pour écrire son film, Rois et reine, dans lequel on voit une fille tomber sur une lettre de son père mort et qui lui révèle toute la haine secrète qu’il avait pour elle.

[2] « Ayons le courage de dire que Le nœud de vipères est un livre contre la famille… », avoue Mauriac, ajoutant que « les communistes, au lieu de m’accabler d’injures, feraient mieux de se rendre compte que j’apporte de l’eau à leur moulin ». Mais les communistes n’en rien à foutre d’une descente de la vie bourgeoise par un bourgeois, surtout si celui-ci termine son histoire par la miséricorde et la conversion. Les communistes n’aiment guère qu’on parle de l’humanité en terme d’humanité, et pire, en terme d’individualité. Les communistes ne sont pas contre les avares et les méchants mais contre l’individu en soi.

[3] Voir la scène de dispute de Rois et reine entre le frère et la sœur dans laquelle celle-ci reproche à celui-ci que si elle fait sa « véhémente », c’est parce qu’il a décidé depuis l’adolescence qu’elle était véhémente, mais que dans le fond, elle est une brave fille gentille comme tout.

[4] Dans un interview du Nouvel Observateur et que l’on peut retrouver ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/20090320/11391/mauriac-et-les-garcons

 

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