Il y a deux sortes d’écrivains, disait Pierre Michon : ceux qui spiritualisent le monde, tel Hugo ou Faulkner, et ceux qui, comme Flaubert ou Céline, le « littéralisent ». Les premiers redonnent l’Esprit (et l’Espoir) au monde – au risque de délirer. Les seconds s’en tiennent à sa lettre – au risque de le démoraliser. Et pourtant, ce n’est pas parce qu’un personnage dit de lui qu’il est un « pauvre type » et qu’ « il va se foutre en l’air », comme le père du narrateur, au moment où ses affaires vont le plus mal, qu’il l’est. La cruauté du romancier digne de ce nom s’exerce moins sur les êtres que sur la terre. Dire cruellement les choses, soit, mais sans les juger – tel est son art.
Dans Fruits et légumes, c’est la vie qui est coupable (la vie et ses bonnes prérogatives que sont la justice, le progrès, l’expansion économique) et ce sont les hommes de peine qui sont innocents – en l’occurrence, de petits bourgeois de « primeurs » échappés de l’Espagne franquiste, installés en Bretagne, et qui, malgré leur bonne volonté et leur sens du labeur, ne prendront pas le train de la modernité, celui de la grande distribution contre le petit commerce, et seront broyés par elle - et cela malgré avoir rencontrés un instant Gilles-Edouard Leclerc, « une sorte de prophète illuminé », avec qui ont aurait pu s’associer. Le mal, en plus du hasard calamiteux, ce ne sont jamais les méchants dans la vraie vie, c’est la marche du monde, les valeurs qui le fondent et le légitiment, les lois qui empêchent les individus de s’en détourner et qui punissent ceux qui, parmi eux, restent accrochés à l’ancien. Le mal, dans la vraie vie, c’est le bien – incarné ici par l’huissier Robert Quintin, au visage de brute et dont « les petits yeux mesquins et noirs donnaient l’informe sentiment de la mort prochaine. »
Encore plus que dans Camille (Prix décembre 2000), premier roman de l’auteur et qui fut pour un certain nombre d’entre nous la révélation littéraire de ce début de siècle, la mort, envieuse ou enviée, accidentelle ou volontaire, structure Fruits et légumes, non seulement par les morts factuelles, toujours violentes, qui jalonnent le récit et arrivent en rafale (on ne compte plus dans ce court roman ni les accidents domestiques, ni les ruptures d’anévrismes, ni les mauvaises chutes, et encore moins les chiens écrasés, les pigeons à qui l’on tord le cou, ou les taureaux mis à mort) mais par le mouvement mortifère qui touche situations, personnages et objets – des amours décevantes aux cageots que l’on crame, de l’incendie des étalages à l’épilepsie du fils, des filles qui semblent moches à force d’être idiotes à la machine à découper le jambon qui ne vaut rien pour les mains tremblantes. Le bon sang, qu’il soit du commerce ou des sentiments, vire toujours en eau de boudin.
Quant à la scène originelle, le grand-père qui, un jour, laissa sa clarinette pour une charrette à bras, elle marque, presque de manière zolienne, le triomphe héréditaire qui est toujours une défaite existentielle – en l’occurrence, l’impossibilité pour le narrateur de faire autre chose que ce que ses parents faisaient, et surtout pas de la peinture (sauf en bâtiment, bien entendu). Dans Fruits et légumes, tout est dégénérescence, pourrissement, effondrement - des fruits et des êtres qui deviennent légumes. On pense à Céline, la compassion en plus. Ou à Reiser, la satire en moins. Car les personnages de Palou sont nobles, dignes, sortis tout droit d’un tableau de Millet et qui se retrouveraient dans un roman de Zola. Terre sans angélus. Mort sans crédit. Vie ratée, même pas « minuscule ». Mais tout cela sans règlement de compte, jamais.
Si l’écriture est le lieu du partage, disait encore Michon, alors Fruits et légumes sera le roman du partage, sinon de l’amour filial, amour compassionnel, forcément pudique, qui rend leur dignité aux perdants, aux guignons, à tous les Job de la terre. Et elle est extraordinaire cette écriture, « flaubérienne » si l’on veut, à la fois densifiée et concentrée, objectale et ludique, sèche et multicolore, qui présentifie tout ce qu’elle dit sans jamais aller voir derrière le rideau et qui au contraire envoie « au diable, le curetage des âmes ! »
De la littérature, nous attendons qu’elle suspende le jugement et fasse trembler le sens. Qu’elle révèle et énonce. Qu’elle crée un manque, donc un désir. Qu’elle s’adresse à nous, comme dans la Bible. La fin du roman, c’est comme une lettre qui nous serait adressée. Et c’est à ce moment que l’on comprend que l’auteur aurait pu finir comme son personnage. Paradoxe de la littérature qui pose la réalité littérale mais suppose une réalité alternative. Le narrateur rêvait d’être peintre. Il aura été écrivain. Fruits et légumes, c’est, aurait-on envie de dire, le livre qu’aurait pu écrire le narrateur. Et c’est la vie que l’auteur aurait pu vivre s’il ne l’avait pas écrite. C’est le roman, enfin, qu’il nous donne aujourd’hui. Un chef-d’œuvre, au fait.
Albin Michel, 160 pages, 14 euros
BONUS 1 : Anthony Palou parle de Fruits & légumes.
BONUS 2 : interview d'Anthony Palou par Emmanuelle de Boysson
Commentaires
Je viens de terminer ce livre et je l'ai trouvé très intéressant. On a une vision de la finance totalement différente