Sur le site de La Revue des deux mondes, le 19 mars 2024
Se raconter à travers Shakespeare. Sollers l’avait déjà fait dans Le Nouveau. Alors pourquoi pas l’autrice de Sang d’encre ? Si nous sommes de l’étoffe dont on tisse les rêves, eh bien rêvons Shakespeare, shakespearons-nous ! D’autant qu’un blanc est fait pour être comblé et que nous ne savons pas ce qu’a fait « William » entre 1585 et 1592, « années perdues » comme on dit, mais qui furent sans doute celles de sa formation.
Shakespeare, portrait dit du Grafton (sur la question des portraits de Shakespeare, voir ici.)
Qui est-il, d’abord ce jeune homme qui « ne savait ni ne voulait travailler » et qui rêve « d’un art réunissant la poésie, le suspens, l’effroi et la grandeur ? ». À 18 ans, il épouse une femme de 26 ans, Anne Hathaway (littéralement «hate away », « loin de toute haine »), rejoignant ainsi le club des « corps informés » cher à Sollers (relire Macron lacanien) et pour qui rien de telles que les femmes plus âgées pour faire les rois, les présidents et les génies. Six mois plus tard, il est père d’une petite fille, Suzanna, grâce à laquelle il redécouvre « la langue originelle, avant la faute » – et l’on retrouve là la bébéphilie de Stéphanie Hochet et son intérêt pour le langage primal déjà traité dans Un Roman anglais.
Suivent les jumeaux Judith et Hamnet sur lesquels psychanalystes et sémiologues ont tant glosé, gémellité, rivalité, mais aussi fluidité homme-femme, mimétisme frère-sœur, étant en effet au cœur de la dramaturgie shakespearienne – et sans parler de ce « n » d’« Hamnet » qu’il remplacera un jour par un « l ». Du reste, Anne est une femme de caractère qui aurait voulu être un homme, un soldat même, au service de la reine. C’est que l’habit fait l’homme – ou la femme. Les sexes aussi sont faits de l’étoffe des rêves – et la masculinité n’a jamais été le contraire de la féminité.
Bien entendu, écrire sur Shakespeare, c’est voyager à travers ses pièces et le lecteur goûtera comme il se doit les multiples allusions, scènes, caméos qui traversent le récit : scène du balcon de Roméo et Juliette, angoisse hamlétiennes, camarade falstaffien (le comédien Barnabe), elfes, fées et lutins cachés au coin de chaque page, sorcières ici et là. Mais c’est aussi écrire sur son style : « l’infini dans trois quatrains et un distique », le sonnet-monde, la chute-flèche. Et bientôt, au théâtre, le verset vierge, la poésie débarrassée de la rime, le pentamètre iambique qui permet la vitesse du vers, l’invention du « galop anglais », « la phrase qui parle au public. » Il faut « que le texte se dise, se susurre, se hurle et que le spectateur enfouisse son visage dans un bain de cruauté. »
La cruauté, c’est le rayon d’Hochet. Jamais l’écriture de celle-ci, toute d’épouvante discrète, de rasoir retenu, d’écorchage circonspect, n’a été aussi fluide, précise, heureuse que dans cette biographie imaginaire quoique probable du grand Will et comme si celui-ci l’avait libéré d’une certaine sécheresse – en plus de lui permettre de se raconter comme jamais : ses origines prolos, ses fugues, sa singularité, son cousin homosexuel suicidé par sa famille, et l’oncle malfaisant, démoniaque, mi-Roi Lear mi-Richard III – tout cela narré sans affèterie ni baroquisme, au contraire de sa joyeuse commère de Bruxelles, toujours un peu drama queen sur les bords, Amélie N., à laquelle « Pétronille » en a peut-être assez d’être ramenée.
D’où la persona « williamienne », « le masque derrière le masque », dirait Mercutio et qui paradoxalement permet enfin d’être soi-même. De toute façon, Stéphanie est une fille qui fuit, qui s’évapore, qui se fait fantôme (comme le père d’Hamlet, tiens), qui cherche les « trous d’ombre », tout en ayant l’art du texte prégnant, de la belle prose sans pose, de l’autofiction renouvelée – non-victimaire. Car, et c’est là sa vertu romaine, contrairement à tant de ses consoeurs et cons frères, Hochet ne pleurniche pas, n’accuse pas, ne revendique rien – sinon d’avoir une chambre à soi pour lire, écrire et se battre avec la lettre, sans peur de la difficulté.
« Shakespeare écrit dans une langue difficile, mais je réussis à entrer dans cette complexité et, au bout de tant d’efforts, c’est le ravissement. C’est peut-être même cette résistance qui m’attire. Ce que je parviens à comprendre me procure une sensation de plénitude. Il est l’auteur complet, poète et mystérieux, ambigu sur tous les points. Je peux grandir, il m’aide. Je m’accroche. »
Et là, c’est moi qui souligne. Parce que c’est cela, la littérature qu’on aime, qu’on veut, qu’on défend – celle qui nous touille, nous questionne, nous élève, nous permet la transgression et l’introjection. Nous donne la possibilité d’être « quelques heures spectateur d’une version de [notre] propre vie », et de « rire au lieu de s’apitoyer », de « crier devant le sang versé, pour [notre] plus grande jubilation », de nous prémunir de la violence réelle par la violence symbolique, ce que l’on appelait autrefois la catharsis – et que le wokisme (qui dans Shakespeare s’appelle Polonius, Goneril, Regane, Iago) s’acharne à liquider, empoisonnant tout ce qu’il touche.
Et William/Stéphanie de faire l’éloge du grand acteur, celui qui nous fait redevenir un enfant, nous initie à des émotions inconnues, nous transporte par-delà bien et mal, quitte à ce que lui-même soit dans la vie un être puéril, anormal, sinon un criminel (et comme a dû l’être ce fameux Richard Burbage, star de la troupe londonienne et dont on soupçonne qu’il ait assassiné un rival.) « S’il n’était qu’un homme et non un comédien – un créateur de rêves – le dégoût qu’il m’inspire prendrait toute la place de mon cœur. »
Mais voilà, c’est Chaplin, c’est Depardieu, c’est Picasso même ! À la niche, le sainte-beuvisme ! Au diable, le jugement de l’œuvre par l’homme ! Les puissances du faux existent et nous savons d’elles autant que du code pénal. Comme Hochet le dit, nous aimons « que l’illusion soit notre dernière révélation. » Nous aimons qu’on nous montre le mal. Nous aimons nous purifier par la représentation. Si Richard III fut sans doute une malédiction pour son époque, Richard III est une bénédiction pour l’humanité – même si ce prénom restera maudit. C’est le moment où la phonétique devient une question d’ontologie.
« Est-ce le prénom de Richard qui a fait éclore cette envie d’écriture sur Richard III ? Un autre prénom aurait-il abouti à la même révélation ? Un mot contient-il la sève de ce qu’il désigne ? William pencherait naturellement pour cet avis et pourtant, les vocables sont-ils assez puissants pour exprimer le réel ? Il en doute. Le mot slaughter donne-t-il à voir la réalité d’un abattage ? Slaughter, laid dans sa prononciation, est-il chargé des cris et du sang, de l’odeur de la peur, des sanglots ? Ou seulement d’une petite partie dépendante de notre imagination ? »
Sans doute des deux, imagination, énonciation, réel, fiction, mots, choses – et après tout, as you like : comédie des erreurs, tragédie des démesures, songe d’été, conte d’hiver, bruit pour rien, tempête – tel s’impose contre tout ce qui voudrait l’annuler le théâtre du plus grand auteur de tous les temps et sur lequel Stéphanie Hochet vient d’écrire le plus joli des Prologues.
Stéphanie Hochet sur Soleil et croix :
Les Ephémérides - Chiennement vôtre
Sang d'encre - Peau de chagrin
Un Roman anglais - Dissolution dans un jardin anglais