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Gazer Kafka, le kiffe de demain ?

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Sur Causeur, le 22 juin 2023

 

Lors de la dernière de la saison de son émission télé, Augustin Trapenard a invité quelques grandes plumes contemporaines à déconstruire des classiques de la littérature. Lire encore Le Rouge et le Noir au lycée? vous n’y pensez pas, ma bonne dame! Kafka? Malaisant! J’ai envie de lui mettre un coup de Baygon à la page 50, mon cher monsieur… La séquence a passablement énervé notre ami Pierre Cormary.

 

C’est vrai qu’elle va rester collector cette émission de La Grande Librairie du 31 mai. Dépassé, le fameux sketch des Inconnus de 1993 qui anticipait sur ce que serait l’émission « Apostrofes »[1] dans le futur ! Ce soir-là, face à un Augustin Trapenard plus Etienne Lousteau que jamais, on a battu des records de bêtise et de barbarie inconsciente qu’on aurait cru impensable au pays de Bernard Pivot (coucou Noël Herpe !), Jean-Christophe Averty ou Jacques Chancel. Il est vrai qu’en pleine époque de wokisme et de cancel culture, la haine de la littérature se porte bien et peut permettre à n’importe quel serpent de cour ou bêcheuse progressiste de venir régler ses comptes avec le Verbe. Et quand ceux-ci s’appellent Faïza Guène et Philippe Besson, l’autodafé festif est total.

L’idée de l’émission était de donner aux invités (en plus des deux nommés, il y a avait Mathias Enard, Chlolé Delaume, Katherine Pancol et Caryl Ferey) l’occasion de distribuer bons et mauvais points aux classiques selon un credo « j’aime/j’aime pas » décomplexé. Si l’on a dit du bien de Balzac pour des raisons LGBTQ (« la cousine Bette et Valérie, premier couple lesbien »), de Guillaume Apollinaire parce qu’il marque « le début d’une forme de modernisme » (si l’on aime un auteur classique, c’est forcément parce qu’il est déjà un peu moderne) et du Petit Prince parce que l’enfance, l’innocence, le mouton, tout ça, on se rattrapa vite avec Stendhal (« on ose encore enseigner ça au lycée », affirma Enard qu’on aurait cru moins collabo), Nabokov (« l’inceste, c’est une limite pour moi » s’insurgea Besson à propos d’Ada ou l’ardeur tel le premier bigot venu), Albert Cohen (« Belle du Seigneur, quelle purge ! » dit quelqu’un ; chimiquement con », conclut Ferey, le motard anti-apartheid qui déclarait un jour s’être « toujours senti du côté des opprimés », et il a bien raison, la bonté, ça fait du chiffre).

Tout cela dit sur un ton si forcé qu’on voyait qu’ils n’y croyaient pas eux-mêmes, acceptant de jouer le déshonneur de l’auteur cool (mais moral !) qui n’a pas peur de dézinguer les grands chefs-d’œuvre – et parce que c’est comme ça, paraît-il, qu’on donne envie de lire aux gens : désacraliser à tout-va, mettre le génie à son niveau et même le chahuter. Alors qu’évidemment, c’est le contraire qui est vrai. Vous voulez vraiment donner envie de lire ? Alors, pratiquez la guerre du goût, aristocratisez la littérature, parlez des grands textes comme autant d’écrits saints, d’échelles de Jacob, de miracles.

A lire aussi, du même auteur: Notre Sollers qui est aux cieux

Or, Kafka est le miracle, le miraculé, même, de la littérature. « Le martyr de toute Écriture sainte non avouée comme telle », comme le disait superbement Marc-Edouard Nabe et qui lui ne sera jamais invité à La Grande Librairie. Est-ce la raison pour laquelle on l’exécuta comme un chien (Kafka, pas Nabe – encore que ?), et là, sans trop se forcer ?

Car oui, selon le juste mot de Yannick Haenel dans Charlie Hebdo[2], lynchage il y eut. Kafka selon l’hyper-émancipée Faïza Guène ? « Vieux garçon de vingt-huit ans qui vivait chez ses parents, donc zéro autonomie, gros boulet pour sa famille ». La Métamorphose selon Philippe Besson, le Speedy Gonzalès de l’exégèse ? « J’ai compris la métaphore à la deuxième ligne, alors, faire deux cent pages là-dessus, ça va… On nous prend pour des débiles » (en quoi il se rendit justice à lui-même.) Mais la souffrance de Samsa, son sacrifice ? « Je l’ai reçu comme un texte, mais désespérant ! Alors je sais que je suis peut-être un peu candy shop avec mes histoires du Petit Prince mais je préfère ça à 16 ans, à La Métamorphose de Kafka », avoua Faïza avec l’autosatisfaction de celle à qui tout réussit. Et avant le gazage rigolo : « J’ai envie de lui mettre un coup de Baygon à la page 50 ! ». Ce mot pathétique, la kiffeuse de demain l’assuma au nom de ses 16 ans révolus, trop insouciante à l’époque pour comprendre une histoire… que l’on vit précisément à cet âge – et peut-être encore plus quand on est une fille. Car, comme l’avait écrit Amélie Nothomb (une vraie lectrice, elle) dans Les AérostatsLa Métamorphose est un texte dont « chaque adolescence est une version », qui dit tout du carnage de cette période de la vie, la plus douloureuse mais aussi la seule pendant laquelle on apprend quelque chose, comme le rajouterait Proust. À moins que l’on ne soit déjà du côté de la meute, du groupe, du social – ce qui fut visiblement le cas de Faïza la battante.

 

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On dira que j’exagère, que je dramatise, que je sacralise. Mais oui ! Il faut sacraliser. Kafka est sacré. Il est l’enfant broyé qui écrit à son père une lettre bouleversante pour tenter d’apaiser leurs tensions et leur rendre « plus légers le vivre et le mourir », le Disparu qui nous révèle à notre intimité familiale et historique, le Juif prophétique dont toute la famille mourra dans les camps. Et on parle à son sujet de Baygon ! Imaginez ce que cela aurait été si un gars du RN avait osé pareille plaisanterie !

D’ailleurs, le FN, parlons-en. En 2002, dans son programme culturel, on lisait qu’il fallait en finir avec « les tenants de l’absurde et les nihilistes de service, tels Brecht, Kafka ou Beckett, à qui nous ne dénions pas un certain génie littéraire [ouf !] mais qui masquent, à la manière d’une interminable rengaine, le relatif désert de la création officielle »[3]Tant mieux pour la création officielle qui, aujourd’hui, s’appelle Guène et Besson (rendez-nous Patrick !). Et tant pis pour Kafka, pas assez national et trop désespérant pour les bruns d’antan, pas assez libéral cool et toujours trop désespérant pour les habillés en rose d’aujourd’hui. Car c’est bien le désespoir qu’on reproche à Kafka. « Je me sens très mal avec ce type qui se débat en cafard, où y a jamais aucun espoir, je suis consterné par ça », expliqua sentencieusement le déconsulé d’Etat. On aurait pu penser que la douleur, l’horreur intérieure faisaient partie des choses qu’un écrivain normalement constitué devait comprendre. Mais non ! Pas pour nos chiffreurs du bonheur responsable !

Et c’est pour cela que le problème n’est pas simplement télévisuel. Trop facile comme argument ! La télévision française, ça pouvait être Les Perses d’Eschyle en 1961 à 20 h 30[4], les téléfilms ultra-érudits de Roberto Rossellini sur Augustin d’Hippone, Blaise Pascal, René Descartes ou Cosme de Medicis ! Non, la haine de la littérature est toujours le symptôme d’une époque puritaine, iconoclaste, obscurantiste – révolutionnaire. Les tricoteuses traversent les siècles et sont incarnées aujourd’hui autant par les wokistes que par les tenancières de la positive attitude, du Candy shop, du feel-good book. Surtout, plus de représentation du mal ! Plus de mauvaises ondes ! Plus de chute ! Plus d’idiot ! « Et l’épilepsie, ça se soigne, mon cher Dostoïevski ! » comme l’écrivait ironiquement George Steiner dans Passions impunies. La lettre tue et l’esprit asphyxie – en plus de raconter des trucs qui n’existent pas. Parce que La Métamorphose (Trapenard ne cessa de le répéter « pour mettre les choses bien au clair »), ce n’est pas une métamorphose pour de vrai mais une métaphore, hein ? Le Franz, il nous embrouille avec ses mots bizarres. Faut pas le croire. Faut pas le lire au premier degré. Et même faut pas le lire du tout, c’est mieux pour la santé entrepreneuriale, la belle âme libérale et le pilon vivrensembliste.  Et c’est bien à ça qu’a servi ce soir-là La Grande librairie – colonie pénitentiaire de la littérature. 

 

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