Isaac Levitan, Par dessus la paix éternelle
Dieu meurt chez Tchékhov.
Et il est déjà mort, Monseigneur Piotr, alors même qu'il accomplit sa dernière messe. "Tout était comme dans un brouillard". Tout se déréalise, se rêve, s'abolit dans ce monastère de Staro-Petrovske où l'on fête les Rameaux. Les ouailles qui se mettent à pleurer comme s'il n'était déjà plus de ce monde. Sa mère qui lui apparaît au milieu d'eux et dont il se demande si ce n'est pas une apparition. L'ensemble des choses qui "semble vivre à présent d'une vie singulière, incompréhensible, mais proche de l'homme" - mais sans lui, hors de lui.
Rentré chez lui, il retrouve sa mère. C'était bien elle dans la foule. Il "rit de joie". Joie du souvenir. Rire de l'enfance. Mais de l'enfance finie, qui est derrière lui - et qui revient aujourd'hui, comme pour le protéger de sa future disparition. Tout dans cette nouvelle bouleversante, une des dernières que celui qui a remplacé Dostoïevski dans notre coeur ait écrites, va dans le sens des présences fantômes, des signes rassurants, de la mort qui ne veut pas effrayer celui qu'elle va bientôt prendre. Ainsi le doux souvenir de ce maître qui avait un paquet de verges de bouleau pendant au mur de sa classe mais qui ne s'en servait jamais sur ses élèves. Lui-même "n'avait jamais pu se résoudre, dans ses sermons, à tenir des propos désagréables [ni à adresser] un reproche à personne parce qu'il avait pitié..." A la veille de sa mort, ne lui revient en mémoire que le doux, l'accommodant, l'indulgent. Et si l'on ne gardait finalement meilleur souvenir des gens qui ont été indulgents avec nous plutôt que bons ?
Quant à la foi, on a beau l'avoir, quelque chose manque toujours et ce manque est peut-être Dieu lui-même. Vouloir croire en Dieu, c'est déjà croire, disait Dostoïevski. Pas sûr, répond Tchékhov, l'incroyant absolu qui a pourtant écrit un jour le récit de la croyance absolue (L'étudiant).
Décidement, rien ne va en ces jours derniers et comme le répète le rude père Sissoï : "cela ne plaît pas ! cela ne me plaît pas ! Mais pas du tout !", rengaine tchékhovissime ô combien !
Tout semble fuir ou s'annuler autour de Piotr : cette mère si bonne mais si lointaine à force d'humilité, et qui n'arrive plus à le tutoyer, employant un "vous" mortifère qui contribue à son achèvement. Ce ciel "insondable, illimité" qui s'en va au dessus des arbres "Dieu sait où". "Ce rien qui se lève dans son cerveau dès qu'il ferme les yeux." Ces larmes qui surgissent en lui à la moindre évocation du passé. Cette sensation que son être s'évacue progressivement du monde, de lui, des autres. La seule qui lui donne encore un peu d'existence est sa nièce, la petite Katia qui mendie son oncle : "Donnez-nous un peu d'argent... Faites-nous cette bonté... mon cher tonton..." L'argent, fond des choses, réel de la réalité, absolu de la matière.
Dernier office. Derniers tremblements. Et cette subite envie de "partir" - comme les trois soeurs et tant d'autres personnages de Tchékhov. Mais de quel départ s'agit-on ? Lorsque le docteur lui apprendra qu'il a la typhoïde, il ne pourra s'empêcher de penser : "que c'est bien ! que c'est bien !" La mort comme espérance de sortie, bien plus que comme espérance de vie éternelle. La mort comme soulagement, consolation de l'être. Le néant comme promesse de douceur attendue depuis toujours. Athéisme moral de Tchékhov.
Et cette terrible dernière phrase sur la disparition des êtres dans la mémoire des autres. Cette vieille mère qui raconte ses enfants aux autres villageoises, et notamment ce fils qui fut évêque, craignant qu'on ne la croit pas - et "effectivement, il y en avait qui ne la croyaient pas."
Croire pour vivre et faire vivre.
Tchékhov : La steppe, Salle 6., L'Evêque, édition de Roger Grenier, Folio.