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6 - Rousseau, critique du libéralisme

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1 - Contre le pouvoir culturel.

En quoi Rousseau est-il un critique du libéralisme, lui qui fut avant tout un pourfendeur de l'absolutisme et un laudateur de la démocratie ? Après tout, démocratie et libéralisme allaient originellement de pair. Telle qu'elle avait été conçue par Montesquieu, la nouvelle société parlementaire était une synthèse exquise de tout ce que l'on pouvait attendre d'une monarchie et d'une république : excellence et liberté, élégance et égalité, éminence et fraternité. De l'Ancien Régime prestigieux mais cruel, on ne gardait que la grandeur et les manières. L'aristocratie n'était plus qu'un code (« un arbitre des élégances ») et le plébéien pouvait espérer autant qu'un roi. Le valet pouvait voter comme le maître et Figaro et Almaviva s'entendre pour lever les filles l'un pour l'autre. L'Histoire aurait pu s'arrêter là.

Mais le philosophe le plus sadomaso de tous les temps surgissait et remettait tout en question - et cela en s'en prenant avec acharnement au nouveau pouvoir officieux : le pouvoir culturel. Pour lui, le dogme théologico-politique d'antan avait en effet laissé la place à quelque chose d'autrement plus insidieux : l'opinion. L'opinion cultureuse et salonnarde, médiatique et élitiste, snob et tyrannique, mondaine et mortifère et au sein de laquelle le « ridicule » pouvait réellement tuer.

 

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En un mot, « Paris avait remplacé Versailles » - et si l'on n'avait pas encore officiellement abolie l'inégalité sociale, une autre sorte d'inégalité commençait à faire rage : celle de l'intellectuel bon teint qui boit du champagne à la santé du peuple, et dont le crédit moral devient progressivement financier. De Voltaire à BHL, les faiseurs d'opinion ont toujours été chez nous des gens fortunés, créant cette catégorie bizarre du « riche moral ».

La société civile avait beau s'être distinguée, et pour toujours, de l'Etat (fondement du libéralisme, on le rappelle inlassablement - ET C'EST POURQUOI TOUT LE MONDE EST ONTOLOGIQUEMENT LIBERAL), celle-ci sombrait désormais dans un nouvel ordre non-dit, celui de la comparaison des uns envers les autres. Quoique libres et égaux en droits, les citoyens allaient bientôt se comparer en culture et en richesse - et donner lieu à un nouveau type d'hommes, ceux qu'on appelle avec l'ancien instinct aristocratique, les « nouveaux riches », les « parvenus », les « Sarkozy ».  L’homme égalitaire était en vérité « l’homme comparé », soit « l’homme divisé » - c'est-à-dire l’homme malheureux et envieux, car qui se compare tout le temps ne trouve jamais la félicité, en plus d'être naturellement corruptible. Dans cette nouvelle société de manants, et donc pré-démocratique et libérale, ce qui commençait à l'emporter de plus en plus, c'était l'intérêt particulier. Les citoyens se dégraderaient bientôt en « bourgeois » et les individus en « particuliers ». Le libéralisme aurait bien libéré les individus mais les anciens esclaves seraient devenus des porcs. Des cochons.

 

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2 - Contre Montesquieu

Avec le bourgeois, donc, le bien devient "bien-être", l'art "culture", le singulier "particulier" et le général "pas nous" - soit "bon seulement pour les autres, pas pour nous". Tel est aux yeux de Rousseau le premier danger de la nouvelle « infrastructure » civile : son individualisme absolutiste qui pourra un jour devenir « égoïsme rationnel ».

Mais l'autre danger est pire : c'est le christianisme « ontologique » qui, quoiqu'on dise, est encore bien ancré dans ce même « civil » et par là-même l'empêche de s'épanouir comme il devrait purement et laïquement le faire (de ce point de vue, Rousseau raisonne un peu comme Emmanuel Todd avec son son concept de "catholique zombie").

Bref, au lieu de citoyens vertueux et heureux, on a d'un côté des bourges qui ne pensent qu'à leurs intérêts personnels, de l'autre, des anges qui ne pensent qu'à leur salut (qui est un autre genre d'intérêt perso). Entre les deux, adieu l'intérêt général et la conscience citoyenne ! Adieu le contrat social et la fête champêtre égalitaire ! Adieu le nouvel homme tel que Rousseau l'a rêvé (pieux quoiqu'areligieux, collectif quoique béat de son sort, ascète quoique festif) !  Loin de cet incorruptible bienheureux, on a une sorte de  « libéral conservateur » qui va de sa boutique à son église sans jamais passer par la mairie (sauf pour se plaindre.) C'est lui qui est désormais l'ennemi juré de Rousseau et c'est lui qu'un jour Lénine voudra liquider : l'homme moyen, humain forcément trop humain, contradictoire et même incompréhensible, quasi schizo, qui tient à ses traditions et à ses intérêts, qui a fait de ses préjugés ses dogmes, et qui ne voit aucun inconvénient à se définir tout à tour régionaliste et universaliste, local et impérial, chrétien et païen, parlementaire et absolutiste - bref tout ce qu'il veut au moment où il le veut et selon les configurations qui l'arrangent. C'est cet homme-là, cet homme libéral, garant de la prospérité et de la paix, du développement du commerce et de celui des arts et de la science, qui croit que l'intérêt général passe d'abord par l'intérêt particulier, en un sens optimiste et progressiste, contre lequel Rousseau n'aura cesse de porter le tranchant de sa critique.

« Qu'est-ce qui se passe dans l'âme de celui qui vit selon les maximes d'une telle société ? »,  demande-t-il avec âpreté. Et l'on connaît sa réponse : il ne se passe que de l'amour propre. L'homme libéral est un vaniteux hypocrite corrompu qui ne se rend même pas compte qu'il est dégradé.

 

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Et c'est là où tout se joue, et non seulement entre Rousseau et Montesquieu, mais entre vous et moi, eux et nous, vous et vous. Aussi fondamental que le clivage juif / chrétien, catho / protestant, Gryffondor / Serpentard, Xavier / Magneto, le clivage libéral / socialiste, que l'on pourrait également nommer artificialiste / naturaliste, pour ne pas dire débonnaire / totalitaire, est constitutif de notre être politique depuis ce temps-là. Au fond, Montesquieu prônait un libéralisme qui s'arrangeait avec la nature humaine, admettait les passions et les inégalités qui en découlaient, et estimait que tout finirait par retomber sur ses pattes : c'est même grâce aux passions et aux frictions que les grandes choses se feraient. On excuserait les dommages collatéraux, on colmaterait ici et là, et on irait prendre le chocolat chez Mme de Lespinasse.

 

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Ce sont ces arrangements et ces excuses qui insupportent Rousseau pour qui l'homme devrait être bien autre chose que ce marchand de soupe dont la culture, et la plus haute, fait partie. A l'indulgence du baron de La Brède répond l'exigence du genevois contractualiste. A l'acception bonasse de la nature humaine « telle qu'elle est » (c'est-à-dire qui suit les vicissitudes mondaines) s'oppose la volonté d'une nature humaine « plus authentique » (plus morale). Pour Jean-Jacques, le libéralisme bon teint de Charles-Louis n'aboutit qu'à de l'amour propre exacerbé et qui ne peut aboutir socialement qu'à une médiocratie sans fin.

 « Voilà donc deux grands auteurs, deux philosophes, à peu près contemporains, qui décrivent très semblablement le principe de la vie moderne, mais l'un le fait très brièvement et sobrement - c'est le prix à payer pour la liberté -, tandis que l'autre déploie une prodigieuse subtilité et une éloquence envoûtante pour analyser et dénoncer dans tous ses aspects, dans toutes ses ramifications et conséquences, le jeu de l'amour propre qui nous rend si méchants et au fond si malheureux. (....) Ce que Montesquieu considère comme la formule politique enfin trouvée pour protéger la nature humaine, Rousseau le voit comme l'institutionnalisation de l'abaissement du caractère humain. »

On imagine bien entendu celui qui m'agrée et celui qui me fait horreur. Et cela même, Manent a raison de le préciser, qu'ils ont tous les deux raisons et que chacun de nous est successivement montesquien et  rousseauiste, quoique pas aux mêmes endroits ni aux mêmes moments.

« Il serait bien présomptueux celui qui, séduit par l'ingéniosité du système de la liberté et aussi peut-être persuadé par son désir naturel de sécurité, ou qui, subjugué par l'éloquente description que Rousseau trace de nos maladies sociales, et aussi peut-être entraîné par l'idéal de grandeur humaine, trancherait hâtivement entre Montesquieu et Rousseau. »

 

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3 - L'homme naturel (et imaginaire.)

L'affaire est claire : soit l'on a des esclaves (ou des serfs, ou des sujets) et l'on est libre (ancien paradigme), soit on est tous esclave et plus personne n'est libre (démocratie libérale).

« Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité », écrit Rousseau dans son Contrat. Comment sortir de cette impasse ? Et surtout, comme le demande Manent, quels sont donc « les principes positifs » de Rousseau ?

Le premier principe, on l'a esquissé, est la croyance en une bonne nature de l'homme, une nature « authentique », non corrompue par la société. S'impose avec Rousseau, et pour un bon bout de temps, cette idée absurde que l'homme naît bon et que c'est la société qui le rend mauvais (alors que comme le dira Bonald, c'est bien le contraire qui est vrai : l'homme naît mauvais et c'est la société qui le rend bon.) Néanmoins, Rousseau s'engage dans cette étrange quête de l'homme naturel qui prend vite, précise Manent, des airs d'homme imaginaire. Chercher l'homme imaginaire plutôt que l'homme réel, et un jour liquider le second au nom du premier : ce sera le communisme.

Mais suivons le raisonnement de Rousseau : s'il y a un homme naturel et un mauvais ordre social, alors toute révolution devient légitime, et plus que légitime, digne. La dignité de l'homme ne se situe plus dans l'abnégation ou la miséricorde mais bien dans la résistance, la révolte, l'insurrection. Si l'Histoire est toujours celle de l'homme naturel opprimé par l'ordre social inique, tout individu se doit trouver en lui un mécontentement nécessaire, ontologique, systématique afin de renverser cet ordre. Retrouver sa nature authentique, c'est d'abord prendre conscience de son aliénation sociale en tous lieux et à tout instant.  C'est ensuite identifier en soi tout ce qui est commun en tous.

« De la sorte, aucun membre du corps ne distinguera plus son être de l'être commun dont il fait partie, ou en sens inverse, ne distinguera plus l'être commun de son être propre. »

Le propre de l'homme, ce ne sera donc plus la volonté particulière, mais bien la volonté générale – « principe et lieu d'identification de toutes les volontés particulières, qui donne l'existence en même temps que la légitimité au nouvel individu artificiel auquel tous les individus naturels s'identifient. »

On voit dès lors la difficulté - pour ne pas dire le goulag à venir. Parti de Locke et de Hobbes, le contrat social commence par libérer l'individu des anciennes entités politico-théologiques puis se met en tête de libérer l'individu de lui-même, ou plus exactement d'extirper l'homme naturel de l'homme aliéné - l'homme général, collectif, de l'individu aliénant. Et c'est là qu'on commence à avoir de sérieux frissons, et que confirme Pierre Manent. Car si

« le Contrat Social ne saurait contenir un programme politique », cela peut signifier que toutes les politiques, et les plus radicalement opposées, sont contenues en lui

« Par une de ses faces, il recouvre et répète l'enseignement de Locke, et se range sous la rubrique libérale ; par l'autre, il ouvre un avenir radicalement indéterminé, où le seul guide sera l'idée de l'unité sociale, de l'identification de l'intérêt et de la volonté de chacun à l'intérêt et à la volonté de tous. Et la seule manière d'être sûr que cette identité est réalisée, que l'intérêt public ne se confond avec aucun intérêt privé, c'est de placer l'intérêt public en contradiction avec tous les intérêts privés (...) : l'unité de tous se rendra sensible par l'oppression de tous. En ce sens, il n'est pas absurde que Robespierre ait cru accomplir l'idée de Rousseau. Faut-il dire alors que la pensée de Rousseau est libérale et robespierriste ? »

 

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4 - Pour une liberté non libérale.

Rousseau fait partie de la race des « querelleurs » - soient ceux pour qui aucun état n'est acquis, aucun mérite n’est réellement légitime, aucun statut n’est définitif. Le contraire absolu du conservateur qui a trop tendance à se reposer sous ses lauriers. Ainsi, pour Locke et les libéraux classiques, la propriété est la récompense du travail. Non, répond Rousseau : la propriété, l'acte d'appropriation sont toujours le fait de la force (donc, de l'illégitime) et par la raison même que le travail est lui-même le fait de la force.

« De quel droit m'avez-vous fermé ce champ commun où paissait ma vache ? Vous travaillez, vous produisez, dites-vous, que m'importe ? Je ne vous ai rien demandé », clame-t-il à travers Manent.

Si on cherchait un fondement du socialisme, ce serait celui-ci : le soi-disant « droit au travail » n'est rien d'autre qu'un « droit du plus fort » et le mérite qui en est déduit une prise de pouvoir du plus fort (celui qui travaille le plus car il en a les moyens et le caractère) sur le plus faible (celui qui travaille le moins car il n'en a pas les moyens ni le goût.) Le « fruit de mon travail », ou fruit de mes forces, est un struggle for life comme un autre, et c'est cela qu'il faut dépasser. La vérité est qu'il y a inégalité de forces, donc inégalités de travail, et pour finir, inégalités de propriétés, inégalités de richesses. De plus, ce sont généralement les riches, c'est-à-dire ceux qui travaillent le plus qui récriminent le plus - qui ont la parole, qui savent se défendre, qui organisent leurs premiers syndicats, syndicats de riches, de propriétaires, de forts. Ce sont les riches qui prennent l'initiative politique et qui vont proposer à tous de protéger les biens de tous. Mais vu qu'il y a des riches et des pauvres, ce sont très rapidement les biens des riches qui seront protégés.... par la force des pauvres. Les riches font en sorte que les pauvres les protègent en faisant croire à ces derniers qu'ils dépendent d'eux. Le patron fait en effet croire à ses ouvriers que c'est eux qui ont besoin de lui alors qu'en vérité c'est lui qui a besoin d'eux. Dans une démocratie libérale, la source de l'inégalité n'est donc plus le nom, la particule, mais bien le travail. A la lettre, Rousseau dit : ce n'est pas parce que vous êtes les plus travailleurs, les plus méritants, les plus forts que vous devez être plus riches, plus protégés, plus dominants. Votre mérite ne relève que de votre force et la force n'est pas sociale. 

Mais alors, il y a un sacré paradoxe : Rousseau cherchait l'homme authentique, naturel, et il tombe sur le rapport de forces originelles, celui qui fait que l'un est naturellement plus fort que l'autre. Rousseau dénie alors cette réalité primitive qui pour lui est déjà une dénaturation. L'homme naturel ne vivait que de chasse et de cueillette et n'avait aucune prérogative sur la nature. L'homme naturel est celui qui ne s'est pas encore donné un « droit » sur la nature. Dès que l'on se donne un droit sur la nature, on se dénature. C'est que le fond de l'homme, et Rousseau le découvre par là-même, n'est pas la nature mais la liberté.

Et c'est là l'ultime contradiction, et la plus opératoire de la pensée de Rousseau, celle de penser la liberté absolue sur fond d'antilibéralisme. Jusqu'à présent, la liberté n'avait été pensée que selon un résultat social, une sortie de l'état de nature (car l'homme avait soit peur soit faim), alors qu'avec Rousseau, celle-ci s'impose comme un commencement. La liberté n'est pas un résultat social mais bien l'immédiat de l'individu, et à la fois comme sentiment, expérience, autonomie réelle.

« Rousseau n'est pas libéral, mais son individu est libre », et plus libre que ne l'ont pensé tous les penseurs libéraux.

 

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5 - Révolution & nation.

Le problème final de Rousseau va dès lors consister à arracher la liberté authentique à la liberté libérale, forme médiocre, basse, purement intéressée de la première. Celle-ci ne peut accomplir sa « sublimité » que dans la révolution - soit l'acte le plus libre dans lequel l'homme affirme sa souveraineté contre lui-même. Et c'est un fait remarquable que la Révolution Française va actualiser toutes les étapes de la pensée de Rousseau : 1789 sera le temps de l'individu, sa force et sa propriété. 93 sera celui de sa désindividualisation au nom de l'unité supérieure du corps politique dans lequel l'individu se plie au général. Thermidor renoncera à cet effort « contre nature » et réconciliera propriété et inégalité, intérêts particuliers et collectifs, individu et citoyen - et cela à travers une nouvelle entité politique : la nation.

En attendant...

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A SUIVRE

 

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