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Iliade I - Guerre sexuelle

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LE SOCIAL EST UN SIMULACRE.

L'ECONOMIQUE, UN PRETEXTE.

LE POLITIQUE, UN MOYEN.

SEULE COMPTE LA BEAUTE - C'EST-A-DIRE LA GUERRE.

 

 

« Car, enfin - et contrairement à ce qu'affirment nos économistes - les peuples qui s'affrontent pour les débouchés, les matières premières, les terres fertiles et leurs trésors, se battent tout d'abord et toujours pour Hélène. Homère n'a pas menti. »

(Rachel Bespaloff, De l'Iliade).



Et c'est de l'Iliade dont il sera question ces vingt-quatre prochains post (et qui nous tiendront, je pense, tout ce mois de juillet) et qui ne sont que la reprise des vingt-quatre statuts de Facebook commis l'an dernier entre août et décembre 2012. Je vous parlerai de mes dieux préférés (Athéna, Héra, Apollon et par-dessus tout, Thétis), de mes dieux détestés (Arès, Aphrodite). Je vous dirai ce que je pense du plus grand connard de tous les temps : Achille. Je délirerai dans l'Iliade et vous participerez à mon délire. Au seuil de ce feu de joie facebookien, je ne peux que remercier Pascal Zamor pour m'avoir offert il y a des années (au début de notre amitié si mes souvenirs sont bons-  et ils le sont) le petit livre extraordinaire cité plus haut et que je n'ai découvert que l'an dernier sur les plages de Nice. C'est donc lui, Zamor, le responsable du cirque à venir et celui auquel il faudra s'en prendre - car en ce qui me concerne, quoi que je fasse, que je tue mon père ou que j'épouse ma mère, je suis toujours innocent. C'est là ma malédiction filiale. La faute aux dieux.

Et comme Rachel Bespaloff, je commencerai par Hector.

Hector, cet homme modèle « qui a tout souffert, tout perdu, sauf lui-même ». Hector, ce « gardien des bonheurs périssables » qui fait la guerre comme personne mais qui ne vit pas que pour la guerre au contaire d' Achille. Hector qui ne se plaint jamais comme Achille, ce dernier ne sachant qu'éjaculer de rancune, de dépit, de rage et ne sachant vivre que dans le carnage et la mort (normal puisqu'il l'a choisie). Et voilà que je me mets déjà à parler de cet abruti féroce d'Achille, l'homme du ressentiment parfait, inapte au bonheur vrai, abruti de colère et d'orgueil - et dont l'héroïsme dégoûte de l'héroïsme. En vérité, une force qui ne sait pas être tranquille, jamais, est une pauvre force. Et c'est pourquoi l'on attendra la mort d'Achille avec impatience - celle-ci ne situant pas dans l'Iliade mais dans l'Odyssée. Et comme on lui préfère Pâris qui, tout bellâtre qu'il soit, lui enverra un jour une flèche dans son talon à ce con barbare !

En attendant, c'est Achille qui tue Hector et profane son corps - comme sans doute Hector tua et profana Patrocle. Mimétisme des combattants, donc, et que d'ailleurs Homère décrit comme

« des coursiers aux sabots D'UN SEUL BLOC » (XXII).

Mais pourquoi le lecteur (moderne ?) est-il tenté, et quoiqu'en dise Bespaloff, d'être plus indulgent avec Hector qu'avec Achille ? Pourquoi pardonne-t-on à Hector d'avoir massacré Patrocle alors qu'on ne va pas pardonner à Achille de massacrer Hector ? Pourquoi cette partialité (mais l'impartialité, il faut laisser ça aux bourreaux, n'est-ce pas) ? Parce qu'Hector est moins orgueilleux qu'Achille. Parce qu'Hector défend les siens alors qu'Achille n'est soucieux que de sa gloire à lui. Parce que la force chez Hector n'est qu'un moyen alors qu'elle est la fin et le début de toutes choses chez Achille. Chez ce dernier,

« la force ne se connaît et ne jouit d'elle-même que dans l'abus où elle s'abuse et que dans l'excès où elle se dépense. »

La force est mesure chez Hector, Hybris chez Achille.

 

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Achille, statue de Milan

 

«  Ce bondissement souverain, cette fulguration meurtrière où le calcul, la chance et la puissance ne font qu'un pour défier la condition humaine - en un mot la beauté de la force, nul (sauf la Bible qui la chante et la loue en Dieu seul) ne nous la rend plus sensible qu'Homère. »

Oui, en effet, depuis l'origine, et à jamais, la force est tout. La force est la matrice fasciste de la vie, à la fois surabondance et souillure, sacrifice et holocauste, souveraineté et saloperie. La force va jusqu'au bout de son développement, quitte à se retourner contre elle-même et à se laisser abattre par une force plus grande qu'elle. La force est le nerf de la guerre et le noeud de la vie - ou le contraire (tout cela est tellement pléonastique...). La voici dans toute son innocence la philosophie antique, païenne, fasciste - et que le christianisme va tenter de bouleverser. Et voilà pourquoi la violence, au fond préventive, d'Hector nous paraît plus acceptable que la violence purement dévastatrice d'Achille - et qui est, on le répète, un être du ressentiment (car qu'est-ce que la « colère » sinon la forme la plus transparente, la plus agressive, la plus innocente du ressentiment ?) On ne fera pas pour autant d'Hector un Christ, il est bien trop violent et bien trop humain pour cela, mais au moins reconnaîtra-t-on que contrairement à Achille, il vaut sauver quelque chose, il veut sauver Troie, il fait don de sa personne pour sa cité. Achille, lui, ce démon, ne se donne qu'à lui-même. Achille, du reste, ne se définit pas comme un homme :

« il n'est pas de pacte loyal entre les hommes et les lions... Il ne nous est pas permis de nous aimer toi et moi »,

dira-t-il à son adversaire. Achille, le premier à aller volontairement en enfer (et comme on y va toujours.)

A la décharge d'Achille, il faut reconnaître que l'arrogance d'Agamemnon, dès la première page, vaut bien la colère du premier. Le chef des Achéens apparaît d'emblée vaniteux, violent, cupide, brutal, complètement imbu de lui-même et fieffé imbécile. Furieux de rendre Chriséis qu'il avait volé à son père et dont il avait fait sa maîtresse attitrée

(« c'est vrai, j'aime bien mieux la conserver chez moi, je la préfère à mon épouse Clytemnestre, car elle la vaut bien pour la beauté, la taille, l'esprit et l'adresse »),

et afin de compenser ce qu’il faut bien définir comme une perte sexuelle, il dérobe Briséis à Achille. En ce sens, on peut dire que la colère d'Achille est légitime - sauf qu'elle dépasse les bornes. Elle est pure démesure, et c'est cela qui est chez les Grecs, comme chacun sait, le mal pur. En même temps, c'est de ce mal que se révèle la politique du moindre mal, soit celle de « l'insulte », du mot contre la violence physique, de la parole contre le conflit à mort.

« Finis cette querelle, allons ! Et que ton bras ne tire pas l'épée. Ne te sers que de mots : abreuve-le d'injures »,

exhorte Athéna à Achille. Insultez-vous au lieu de vous battre, dit la première sagesse du monde. Cela bloquera la situation mais au moins ne l'empirera pas - et après, ma foi, on avisera. L'important est de se préserver des fantômes. Car si les paroles s'envolent, les corps morts reviennent toujours. Contre toute attente, la colère d'Achille sera l'occasion d'un degré nouveau de civilisation.

 

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Chant I - A l'origine, un concours de bites. Mais à l'origine de ce concours de bites, un concours de chattes. Et à l'origine de ce concours de chattes, ou de beauté, un mariage auquel n'a pas été invitée la connasse du canton. Pas de chance, c'est la Titus Détritus du groupe, une certaine « Discorde », celle qui a le pouvoir de créer la zizanie parout où elle passe et qui ne va pas tarder pour se venger à le faire. Et pour cela, en laissant une « Pomme d'or » au milieu du salon, destinée à « la plus belle »,  et qui va en effet provoquer illico un crêpage de chignons entre les trois hôtesses les plus en vue : l’épouse du taulier et ses deux filles. Pour les départager, le taulier décide qu'un berger choisisse qui mérite le plus d'avoir cette pomme entre la génisse, la chouette et la pute. Evidemment, le berger choisit la pute –mais aussi, il faut le dire, parce que celle-ci lui a promis avant qu'il pourrait avoir la femme qu'il convoite, s’il la désigne, elle. Le truc, c’est que la femme qu’il convoite, une certaine Hélène, qu’on dit très belle, est mariée au voisin. Qu’à cela ne tienne ! On enlève la mariée. Dépit du voisin qui rameute les autres voisins. Tous vont alors assiéger la cité du berger neuf ans durant avec des hauts et des bas, beaucoup de mort, mais toujours pas de femme du voisin à l’horizon. Là-dessus, dispute entre le chef des voisins et le voisin costaud à cause d'une autre histoire de bonnes femmes. Parce qu'il a été obligé de rendre son esclave sexuelle à son père, rapport à la peste qui sévissait, le chef des voisins exige que le voisin costaud lui file la sienne et comme ce dernier ne le veut pas, il l'enlève dans la nuit (une manie, ces enlèvements). Le voisin costaud, ultra furax (mais vraiment ultra de chez ultra) décide alors de se retirer de la coloc. Et pire de demander à sa mère, dont le taulier est l'obligé, qu'elle oblige celui-ci à faire en sorte que les colocataires soient décimés par la cité et tout cela afin que le chef des voisins prenne conscience qu'il a fait au voisin costaud un truc qui ne se fait pas.

Autrement dit, tout commence par une double contrariété sexuelle : des femmes qui se disputent la beauté, des hommes qui se disputent des femmes. Et une guerre d'une violence inouïe, qui va durer dix ans, qui va convoquer à la fois les hommes et les dieux. Le sort de l'humanité au nom d'une femme – tel est l'enjeu de l’Iliade. Mais sans doute parce qu'on a besoin de la femme pour faire l'humanité. Sans doute parce que la femme est l'origine du monde. A ce propos, notons que l'Iliade, comme toute histoire des origines, comme tout récit primitif, comme toute métaphysique (j'allais dire comme toute Bible) pose au commencement de tout un noeud sexuel nécessairement hétérosexuel.  Là-dessus, les spécialistes sont d'accord : l'homosexualité grecque n'aura jamais été qu'un épiphénomène bien plus esthétique que social - l'histoire d'Achille et de Patrocle étant avant tout une histoire d'amitié fraternelle, d'amour viril et qui ne remet en rien les fondements de l'anthropologie.

 

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Rubens, Thétis plongeant Achille dans le Styx pour le rendre invincible



Mais c'est de famille, et plus particulièrement du rapport mère-fils, dont je voulais parler à propos de ce premier chant. Le lien entre l'homme (Achille en l'occurrence) et le divin se fait, comme par hasard qui n'en est pas un, par la mère : Thétis - le personnage le plus accueillant, le plus doux, le plus sage du poème et que l’on ne peut que révérer. Comme le dit Rachel Bespaloff, à la relation respectueuse, normative et conventionnelle qu'a Hector pour sa mère Hécube, s'oppose l'attachement ardent et sincère d'Achille pour la sienne. Seule elle l'humanise un peu. Elle n'est jamais

« la mère orgueilleuse du héros triomphant, mais toujours la mère torturée du fils agonisant ».

Elle apparaît comme une Pieta antique qui connaît le destin de son fils et sa mort prochaine.

Risquons ici une interprétation hérétique : et si la colère d'Achille, sa décision de ne plus combattre au moins un temps, était au fond la seule manière, « inconsciente » dirions-nous aujourd’hui, qu'il ait trouvé de suspendre sa mort prochaine ? Et si Achille voulait retarder sa mort et que l'affaire Briséis lui en donnait une magnifique occasion ? Non pas tant par peur de mourir, ce serait lui faire injure que de le supposer, que par goût de vivre encore un peu et en réaction au choix de cette vie aussi « héroïque » que courte ? La colère d'Achille serait alors la trêve qu'il se propose à lui-même, quitte à mettre en péril ses compagnons. Après tout, quand on est sûr qu'on va tout gagner et qu'on va mourir glorieux, autant prendre son temps, autant retarder ce temps. L'Iliade, du moins jusqu'au chant XX qui marque le retour d'Achille au combat, serait alors une sorte de Gethsémani où le héros est tenté d'abolir son destin. La colère d'Achille comme Epoché. Car enfin… C'est un beau paradoxe de ce héros qui ne veut plus faire la guerre parce qu'il est vexé, alors qu'il est le plus fort de tous. Mais peut-être ça l'ennuie d'être le plus fort de tous au héros, comme l'ennuie un destin qu'il a choisi et qui s'avèrera, comme il l'avouera plus tard à Ulysse, décevant.

Car en effet, depuis qu’il est en vie, Achille s'est aperçu qu'être un demi dieu n'était pas un cadeau existentiel. Comme le lui dit Agamemnon non sans mépris :

« immense est ta vigueur, mais tu la tiens d'un dieu. »

Pas si folichon que ça d'avoir été « donné » à la force et au courage. Comme Midas condamné à changer en or tout ce qu'il touchait (et donc condamné à crever de faim et de soif si Dionysos n'avait pas conjuré le sort), Achille est condamné à la bravoure et à la gloire automatiques - et à la fin ça doit lui peser un peu. Et c'est peut-être par la prise de conscience de ce déterminisme implacable qu'on pourra lui pardonner ses carnages, ses immolations, son sadisme. En vérité, Achille est le dernier « destiné », le dernier produit du divin (au contraire d'Ulysse qui sera le premier « libéré ») - un demi-dieu qui ne fait déjà plus partie de ce nouveau monde dans lequel le mérite a remplacé le don, et comme le prouve cette étonnante déclaration de Nestor à celui-ci :

« Et toi, fils de Pélée, cesse de tenir tête au roi, de le braver, car il est supérieur aux autres par le rang, le royal porte-sceptre, à qui Zeus donne gloire. Tu peux être plus fort et fils d'une déesse ; malgré tout, il l'emporte, ayant à commander un plus grand nombre d'hommes. »

Achille, dernier héros primitif, dernier demi-dieu, et peut-être dernière incarnation du divin - toute l'Iliade étant selon Rachel Bespaloff, un processus d'humanisation où les dieux ont de moins en moins de place et de prise sur les hommes (l'Odyssée entérinera ce processus). Autrement dit, l'Iliade et l'Odyssée seraient les deux premiers textes de l'humanité qui, à l'instar de la Bible, vont abolir le mythe.

Que faire aussi de ces dieux tellement humains qu'ils ne peuvent que lasser l'humanité ?

« Ne va pas sur chacun d'eux faire une enquête »,

dit Zeus à Héra déjà prête à surveiller ses rivales. La phrase la plus drôle de l'Iliade ?

A suivre

 

(Iliade, édition Pléiade, traduction par Robert Flacelière)


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