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La délectation perpétuelle (Le fait du Prince)

fait du prince.jpgCela pourrait être un film de David Lynch ou un scénario d’Antonioni.


Lors d’une soirée mondaine, un inconnu soutient au narrateur que le mieux à faire, si quelqu’un meurt chez vous, est d’appeler un taxi et d’aller aux urgences, « avec cet ami qui a eu un malaise ». Le décès de celui-ci sera constaté en arrivant là-bas, et si la police enquête, il sera avéré que, selon la formule consacré, « l’individu est mort pendant qu’on le conduisait à l’hôpital ». Car s’il est découvert mort chez vous, et même si vous avez prévenu la police, ce sera vous le premier accusé. « Depuis Kafka, c’est prouvé : si vous n’êtes pas paranoïaque, vous êtes le coupable. » Il faut donc s’organiser. Le lendemain, le narrateur voit s’effondrer chez lui un quidam. Perturbé par la conversation de la veille, il n’appelle ni la police ni un taxi, mais décide de profiter de la situation et de changer d’identité avec le cadavre. Lui qui avait une petite vie médiocre et ratée se retrouve désormais dans la peau d’un agent secret richissime qui habite une villa à Versailles avec piscine à champagne et vit avec une créature de rêve.


Ce qui frappe dans ce dix-septième roman publié d’Amélie Nothomb, outre l’art consommé avec lequel l’auteure malaxe ses obsessions habituelles (la parole qui bouleverse la vie, voire la crée ; le désir comme seule condition d’existence ; la volupté alimentaire qui devient ici volupté alcoolique – puisque le champagne, nous dit-on, désaltère autant qu’il nourrit - ; la propension à devenir un tube digestif et bienheureux), est l’abolition totale de tout ce qui entrave généralement les désirs. Du coup, c’est le roman lui-même qui prend le risque de s’abolir en tant que tel – car qu’est-ce qu’un roman, et nous allions dire, qu’est-ce que la vie, sinon l’histoire éternelle et tragique des contrariétés qu’inflige sans cesse le destin à nos désirs ? Et que serait un destin qui se déroulerait sous la seule condition de ces derniers ? Eh bien… Une féérie d’Amélie Nothomb.


Après tant de récits gothiques et glauques qui faisaient sa marque, la mère heureuse de Ni d’Eve ni d’Adam ose le roman de l’accomplissement pur, où les désirs sont immédiatement assouvis, où les événements obéissent à votre volonté, où la réalité suit votre bon plaisir, sinon vos mensonges, où tout n’est plus moralement et financièrement pour vous que luxe, calme et volupté. Tout va en effet trop bien dans cette histoire où l’on nage dans le champagne et l’argent, où l’on change d’identité comme l’on change de chemise, où les femmes les plus désirables deviennent nos épouses les plus accueillantes, où les passages secrets nous conduisent aux coffres des banques, où la vie devient le seul fait du désir - le seul fait du prince. Le voici le rêve d’Amélie à l’état brut : l’existence sans obstacles, sans complication, sans tragique, sans menace (ou à peine), sans conséquence, sans péché, sans culpabilité, sans nom (comme la nouvelle du même nom et qui explorait déjà ce thème si nothombien de la plénitude absolue), ou plus exactement sans impératif identitaire ou sociale. Le large à la portée de n’importe qui.


Ennuyeux, l’accomplissement sans fin de nos désirs ? Pour les pisse-froids et les puritains, alors. Car pour les autres, dont l’auteur de ces lignes, il n’est rien de telle que la délectation perpétuelle. Et donc, nous aimons cette villa isolée du monde, ces amants qui ne consomment jamais que du champagne (car le paradis d’Amélie est toujours plus gustatif qu’érotique même si celle-ci prétend dans les interviews que l’ivresse spiritueuse n’est qu’une métaphore de l’ivresse charnelle, ben voyons …), et ce final improbable où l'on va mener une existence bienheureuse dans laquelle même les dettes d'argent ne causent plus aucun souci. En vérité, ce « fait du Prince » est une fantasmagorie enfantine, typique de son auteure, et qui ne consiste rien moins qu’à mettre le monde à son service. Faire que la vie soit totalement parfaite, que la réalité ne fasse plus jamais mal, que tout soit à la fois désincarné et voluptueux, indolore et jouissif, sensuel et asexué, à l'image de ces publicités où tout le monde est heureux et vit dans l'abondance, l'insouciance, et au fond, le matérialisme le plus éhonté. Mais quoi ? N’avons-nous pas tous rêvé de ce bonheur publicitaire qui était déjà un songe de Prétextat Tasch, le romancier obèse et criminel de Hygiène de l’assassin ? En ce sens, le roman de Nothomb rejoint le grand fantasme contemporain qui est de fuir la vie, l’horrible vie sexuée, tragique, contrariante, et de croire en la possibilité d’une île, ou la possibilité d’une bulle – et qui ne serait pas simplement de champagne.

Le fait du prince, Amélie Nothomb, Albin Michel, 169 pages, 15, 90 euros.

 

[Cet article a été d'abord publié dans Le magazine des Livres n°12, octobre-novembre 08]

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Commentaires

  • Alors ca les vaut ces 15,90 €

    "ce « fait du Prince » est une fantasmagorie enfantine, typique de son auteure, et qui ne consiste rien moins qu’à mettre le monde à son service.""

  • ... il n'est pas interdit de prendre goût à la vie en mangeant du chocolat...

  • Il est bien loin, Montalte, de n'être que "publicitaire" ce désir ! C'est peut-être même lui qui est la clé de tout. Fondateur, il différencie le chrétien du bouddhiste, oppose le moi cohérent du soi désincarné, privilégie le dasein tangible à l'hypothétique noumène, réconciliant par la même occasion l'homme avec lui-même, l'intérieur avec l'extérieur. Fustige ainsi la psychanalyse à deux balles qu'on nous sert depuis un siècle. Exigeant aussi, et donc véritablement chrétien, ce désir ne fait pas l'apologie, sauf égarement, d'un ascétisme mortifère, et pas plus qu'il n'appelle à la débauche suicidaire, il refuse la macération, la délectation morose, condamne le pêché d'acédie (Rémy Brague, Du Dieu des Chrétiens, p.223)... et c'est seulement la modification récente des modes de production, de diffusion, de consommation et de survie qui peut le faire passer pour publicitaire. Car il veut tout, lé désir, et ne dispose pour ça que de quelques misérables et miraculeuses décennies... où son devoir est de me faire ingérer, avaler, consommer tout ce qui passe à ma portée, de me bourrer l'âme, l'esprit, le corps de concepts, d'images, de sons, d'émotions de toutes sortes, tellement les voix du Seigneur sont impénétrables, tellement le dualisme leur reste étranger...
    Confiner ce désir à sa seule définition platonicienne, c'est peut-être même faire insulte à Dieu, si j'ai bien compris la parabole des talents.
    Car Dieu est aussi bien dans le Champagne à 100 E la bouteille premier prix... que dans Nietzsche et réciproquement, si j'ai bien suivi Montalte... chez qui il s'insinue dans le besoin de parler ou d'écrire...
    Les abords de l'éternité risquent de nous rendre fou de la douleur et du regret de ne plus pouvoir désirer comme avant...

  • Quelle gloire vous lui faites à la Nothomb.

    Au moins elle, elle passe à la télé.

    La gloire, le pognon c'est l'antidote ultime.

    La philosophie ultime.

    Je vomis les philosophies sans pognon.

    Et sans gloire.

    Les philosophes désastreux on n'en entend plus parler.

    La facilité des ratés, je la hais.

    Bravo Nothomb.

  • ... mmm. D'accord. Mais à quoi bon ?!

  • A quoi bon ? A rien.

    J'aurais dit le contraire vous n'y auriez vu que du feu.

    Et d'ailleurs le contraire est aussi vrai, ou aussi faux.

    Ha!

  • "A quoi bon" ne s'adressait pas à Boulard mais à Montalte.

  • Disons alors que j'ai répondu à la place du dédaigneux Montalte.

  • ... il faut que je relise la version originale de Shakespeare en klingon, moi.
    J'y comprends de moins en moins !

  • Petrus : misérable enculé de faux-cul de merde.

    tU me fais gerber.

  • Ne faites pas attention, cher Petrus, je crois que notre ami est passablement alcoolisé ce soir. je n'ai rien contre quand c'est drôle. Ce qui n'est plus le cas (encore que le "U" de "tU" vaut son pesant de raisins fermentés). Mais pour l'heure, le voilà banni du forum...

  • Mais qui c'est ce Boulard de malheur ?

  • Pétard de bois (expression du braconnier Blaireau au tribunal, dans Ni vu, ni connu, comme quoi j'ai des p. de lettres), qu'est-ce que ça veut dire "misérable enculé de faux-cul de merde" ?!!!
    Non que ça m'énerve, mais, mis à part illustrer un penchant pour la bouteille et une tendance au vin mauvais, qu'est-ce que ça vient faire ici ? Il y a cent fois plus d'occasion autre part de dire la même chose et l'adresser à chacun des intervenants de n'importe quel post, habitués à en venir aux mots pour moins que ça, que finalement je dois bien admettre, que j'ai la présomptueuse chance d'être passé à travers les gouttes.

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