I
Cri.
Effroi.
Non pas la question "Dieu existe-il ?" mais "existons-nous ?"
Nous, si faibles et débiles, que même le beau peut tuer mais qui n'a que dédain pour nous.
Même les animaux sentent notre angoisse.
Notre monde expliqué est une bien pauvre chose par rapport à la mort - et il n'est pas sûr qu'il ne soit plus "riche" que le monde animal, comme l'a dit un peu vite un fameux philosophe.
Nos pensées qui nous traversent comme des halls de gare et qui nous sont si peu d'aide.
Nos habitudes, fidèles comme des chiennes, qui nous font semblant de nous protéger de la mort.
La vérité est que nous ne savons pas rendre justice à la mort.
Nous faisons trop de différence entre la vie et la mort.
Nous nous perdons dans nos distinctions.
C'est pourquoi nous avons besoin des anges qui ont dépassé celles-ci.
Mais les anges sont terrifiants.
Pourtant nous avions les étoiles avec nous.
Les étoiles nous intimaient l'ordre de les respirer.
Les printemps avaient besoin de nous.
Mais nous n'avons fait qu'attendre, attendre, et à la fin nos désirs se sont dissous.
Alors nous nous sommes tournés vers les amants.
Peut-être les amants nous donneraient le secret de la mort, eux qui connaissaient déjà la petite mort.
En attendant, la musique , cet art de la mort et de la torture : Orphée, Linos. Mais aussi, comme disait George Steiner, les Sirènes, Marsyas.
L'écorchement de Marsyas pour avoir défié Apollon.
Effroi.
Cri.
José de Ribera, Apollon écorchant Marsyas
II
Comment être un homme ?
Comment être un ange ?
Avons-nous de l'ange en nous ?
Avons-nous ce pollen de la divinité en fleur ?
Nous n'avons que de l'effroi - mais de l'effroi qui vient de l'ange. Car l'ange est effrayant.
Nous avons de l'ange comme ce vague émouvant qu'ont les femmes enceintes.
Malgré cela, tout nous tait.
Tout nous fait honte.
Tout nous quitte.
Nos sensations se diluent, nos désirs s'indésirent, nous perdons en goût et en odorat. C'est ontologiquement que nous sommes covidés.
Cela, c'est pourtant nous.
Alors nous nous retournons vers ceux qui pourraient avoir le secret.
Les animaux.
Les amants.
Les amants ont vécu la mort - la petite mort.
Acte sexuel, acte sacré.
[Car c'est le sexuel qui est sacré comme c'est le mariage qui est sérieux.]
Les amants, par l'étreinte, ont touché quelque chose.
Parlez-nous, amants.
Dites-nous le secret, amants.
Nous sommes si malheureux, si vous saviez.
Nous ne pouvons même plus suivre notre coeur.
Nous ne pouvons même plus nous apaiser dans nos fictions.
Plus rien ne nous console.
Ron Mueck, Fat man
III
Une chose de chanter la jeune fille.
Une autre de chanter le Dieu-fleuve de sang.
Le dégoûtant inconnaissable.
Le désir immémorial.
De la terreur.
De l'origine.
De l'abîme.
De l'ancêtre
(L'ancêtre ! L'homme a devant lui Vénus et il se languit de Saturne ! L'homme préfère le squelette au téton.)
Ni la mère ni la femme ne pourront le détourner de son envie de descente (de chute) dans l'être-un.
Ni l'eau ni l'air ne pourront abreuver sa terre desséchée et son sang avide.
L'homme et la femme, guerre du sang et de la sève.
De l'épée et de la fleur.
Des enfants morts et des enfants à venir.
Il y a des accalmies. Parfois la jeune fille retient l'homme. Comme Vénus retient Mars.
Parfois, c'est même lui qui revient.
Mais il repart toujours.
Il préfère le monde.
C'est-à-dire l'arrière-monde.
L'inconnu.
Le glauque.
Le dégueulasse abstrait.
Pauvre mère qui protégea l'enfant des terreurs de sa chambre, des rideaux, de la nuit :
"Nul craquement que ton sourire n'ait expliqué,
comme si, depuis toujours, tu savais quand le parquet se comporte ainsi..."
Mais qui échoua à le faire de ses monstres intérieurs.
Pauvre jeune fille qui fut devancé par la fuite de l'homme, le lit vide, l'envie de présences irréelles.
L'homme et son irréalité.
L'homme et ses ruines.
L'homme et ses guerres absurdes.
L'homme et ses chimères.
Que n'est-il resté au jardin parfumé ! Mais il avait trop besoin de se dévaginiser, le malheureux, le fou !
Rubens, Vénus traitant avec Mars, les conséquences de la guerre.
IV
Notre problème, l'unité.
Notre problème, l'altérité.
Nous arrivons toujours à contretemps.
Nous avons beaucoup de mal à éviter la contrefaçon (même et surtout dans le mariage, la famille, la fraternité).
Nous sommes condamnés à la croix, à l'écart, à l'hostilité.
Tout nous est hostile.
Tout nous oblige à contrefaire ou à faire semblant.
Tout contient sa négation.
Le fleurir contient le flétrir.
La vie contient le mort.
Le bien contient le mal.
Le danseur est un bourgeois.
L'humain est trop humain ou pas assez.
Alors, on se tourne vers la poupée. Le pantin. La marionnette.
La poupée est pleine, elle. Elle n'est pas à demi - comme l'humain.
La scène est vide, les lampes éteintes, les femmes parties (ou jamais venues) mais il y a toujours à regarder.
N'ai-je pas raison, mon père ?
Toi qui connus avant moi l'amertume de ma vie,
Toi qui savais que j'allais faillir,
Toi qui, même mort, te tracasses pour moi,
Toi qui ne connaîtras jamais la sérénité,
N'ai-je pas raison, mon père ?
Tout ce que nous prenons comme prétextes pour vivre.
Tous nos semblants, nos simulacres, nos "valeurs" (ha ha).
C'est pourquoi la poupée.
Et l'ange, bien entendu. Toujours l'ange.
Et le jouet.
L'intervalle qui sépare le monde du jouet.
Il faut faire semblant d'être grand, ne serait-ce que par respect pour ceux qui ne peuvent plus être autre chose que "grands".
Il faut souffrir.
Il faut contenir le mal.
Il faut contenir le mal dans la mort.
Il faut penser la mort sans le mal.
Il faut approuver la mort sans haine.
La voilà, notre mission.
Ne pas être méchant malgré la mort.
Être bon grâce à la mort.
Le Casanova de Fellini
V
Nuit des forains.
Ceux-là sont-ils encore bourgeois ?
Sans doute moins que le danseur (plus hanounesque que nietzschéen, comme on l'a vu.)
Mais trapèzes, pistes, chevaux, cirque de Seurat - ne sont-ce pas encore des simulacres ? Du spectacle ? De la voltige acrobatique et non du vol d'oiseaux : la vraie liberté ?
Encore combien de désillusions et de performances inutiles pour le jeune homme "né d'une nuque et d'une nonne" (le père militaire, la mère bigote) ?
Encore combien d'auto-négations ?
De pollen qui s'annule ?
De pistil qui se nie ?
De surabondance vide ?
De fruit qui tombe sans avoir mûri ?
L'ange peut bien conserver toutes les larmes du poète dans un vase, celles-ci ne lui servent encore à rien.
Il erre.
Il va à Paris.
Il observe Madame Lamort, la modiste, et ses rubans sans fin, ses tresses sans sens, ses écharpes, cocardes, fleurs et fruits artificiels.
Il regarde les amants faire l'amour comme naguère il regardait les saltimbanques faire leurs numéros sur la piste.
Mais où est-il ? Qui sont ces spectateurs qui, avec lui, jettent des pièces de monnaie sur le tapis où s'ébattent les couples ?
Ne serait-il pas au peep-show ?
Orange mécanique (dernier plan)
VI
Ne pas se perdre en floraison.
Ne pas perdre son fruit dans la fleur.
Se faire figuier.
Le figuier ne perd pas son temps à fleurir.
Son fruit ne vient jamais trop tard.
Le figuier donne son fruit comme le héros donne sa mort - comme un certain Nazaréen sous un figuier.
Mais être un héros...
Mais avoir "la mort jardinante [qui] incurve autrement les veines"...
Non, plutôt être l'enfant qui aspire au héros.
Être l'enfant qui lit et relit l'histoire de Samson.
Être l'enfant que « le destin enthousiaste soudain. »
Félix Vallotton, l'enfant à la balle
VII
"Quêter ! non, plus de quête, mais une voix jaillie de toi-même."
Éveil.
Envol.
Courage d'être.
Tant pis pour le voisin rieur qui ne voit que l'extérieur.
Tant pis pour les barbares.
Tant pis pour l'époque laide de ressentiment.
Quelque chose se passe.
Les perles ne roulent plus par terre.
Les jours se font plus tendres.
Les étoiles se font connaître.
L'amante encore invisible est déjà là.
Le destin n'est pas plus que ce qui était condensé dans l'enfance - il faut juste en prendre conscience et savourer.
Le bonheur est notre intérieur.
Même pour les filles de rue, l'être est une splendeur.
Invisible aux juges, aux clercs, aux aigres.
Le sacré relève désormais du secret.
Même si on plaindra les déshérités du nouveau paradigme.
Chaque retournement du monde a ses déshérités.
Ceux-ci n'ont plus ce qui fut et pas encore ce qui sera.
Chaque retournement du monde est un désastre pour celui qui n'a pas d'intérieur ou d'invisible.
Nous qui avons tout misé sur l'intérieur sommes les abeilles de l'invisible.
Nous voit l'invisible.
Nous saisit l'insaisissable.
Nous scrute l'âme.
Fellini, 8 1/2, Claudia Cardinale
VII - bis
Que ta voix jaillisse.
Que l’amie invisible arrive.
Que les étoiles t’apparaissent.
Que la trille te mette dans l’être.
Ton destin était condensé depuis (et dans) l’enfance.
Tout se reconstruit à l’intérieur de toi.
Contre le laid et le vide extérieur, ton intérieur monumental.
Contre la modernité déshéritante, ton être splendide.
Tous ces chassés du nouveau monde.
Tant pis pour le voisin rieur qui ne te voit que du dehors.
Nos cathédrales sont en nous.
Chartres est en nous.
Et, notez-le bien, sans faire appel à l’ange.
Cathédrale de Chartres, vitraux
VIII
Frei von Tod -
Libre de mort.
Gehelt für immer -
Sauvé pour toujours.
Den Schoos ist Alles -
Car le sein [ou le ventre] est tout.
L'animal ou l'ange ou le héros sont "libres de mort".
L'animal ou l'ange ou le héros voient le destin en face (pléonasme car ce qui s'appelle destin, c'est justement être en face.)
Alors que nous, on nous apprend tout de suite à détourner le regard du destin, de la mort, de la face [et on appelle ça "liberté"].
Même l'enfant, on le détourne de la face [et on appelle ça "volonté"].
Dès la naissance, on nous oblige au monde [et on appelle ça "morale"]
Dès la naissance, on nous oblige à ne voir que l'avenir - alors que l'animal, l'ange et le héros voient tout et SE VOIENT en tout. C'est en ce sens qu'ils sont "sauvés pour toujours".
L'animal, l'ange et le héros sont dans l'Ouvert - le divin originel, le Père.
Alors que nous, pauvre hommes, sommes dans le Fils - la Croix.
Rilke n'est pas sans rancune contre le Fils.
Pas un jour sans clou, épine, négation.
Pas un jour sans insouciance (la seule liberté qui vaille.)
Le monde encore, toujours et partout.
Même à l'animal, il arrive d'être mélancolique.
De penser au sein originel.
Le sein est tout.
Le sein est union de la vie et de la mort.
"O félicité de la petite créature,
qui toujours reste dans le sein ;
ô bonheur de la mouche, qui intérieurement sautille encore,
même à l'heure du mariage."
Alors que la chauve-souris, née d'un sein et coupée de lui, est l'oiseau qui a peur de lui-même, volète en zigzag, laisse une sale trace dans l'air, "raye la porcelaine du soir".
Nous, pauvres hommes, sommes comme cette chauve-souris.
Moins que cette chauve-souris.
"Qui donc nous a de la sorte retournés que,
quoi que nous fassions, nous soyons en l'attitude
de quelqu'un qui s'en va ?
Ainsi vivons-nous et toujours prenons congé."
John Wayne s'éloignant au dernier plan de La Prisonnière du désert, de John Ford.
IX
Au moins une fois, une seule fois.
Les choses, étrangement, ont besoin de nous.
Les choses nous réclament.
Les choses nous demandent de les chanter.
Au moins une fois, une seule fois.
Qu'importe que nous ne soyons pas grand-chose, être ici est beaucoup.
Qu'importent les souffrances. Les étoiles !
Qu'importe le monde - et le nouveau, l'américain, le machiniste. Les mots !
Au moins une fois, une seule fois.
Dire les mots : maison, pont, fontaine, porte, cruche, arbre, fruitier, fenêtre, colonne, tour.
Rendre grâce aux choses.
Montrer comment les choses peuvent être heureuses, innocentes et nôtres.
Au moins une fois, une seule fois.
La douleur consent à la forme.
La plainte consent au violon.
La terre consent à renaître.
Au moins une fois, une seule fois.
Alors, prière à la terre.
Louange du monde à l'ange
Et ne pas oublier : ni l'enfance ni l'avenir ne diminuent jamais.
X
A la fin, la larme fleurira,
le chant s'élèvera,
l'ange approuvera.
Pourquoi dans votre chevelure défaite ne me suis-je pas défait avec plus d'abandon ?
Peut-être à cause de la ville-souffrance,
de la bière amère que les buveurs trouvent douce,
de l'organe génital de l'argent.
Grâce à Dieu (Dieu ?), des enfants jouent et des amoureux s'écartent ; des chiens suivent la nature.
Alors, se dégager du processus, de l'accoutumance.
Rencontrer les Lamentation, les Sybilles, les Prophètes, le Grand Sphynx lui-même et son Livre des Morts.
Et plus haut, les étoiles.
Enfin, les beaux mots : couronne de fruits, berceau, chemin, livre ardent, poupée, fenêtre.
Enfin, la lettre sacrée, le clair éclat de l'M qui signifie les Mères.
L'apocatastase maternelle.
La pensée du bonheur montant.
Lorsqu'une chose heureuse tombe.
Le Bonheur, Agnès Varda
(D'après les Elégies de Duino, de Rainer Maria Rilke.)