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Splendeur de l'homme

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"Au vrai, M. Shaw n'a jamais vu les choses telles qu'elles sont dans la réalité. Sinon il serait tombé à genoux devant elles. Il a toujours obéi à un idéal secret qui flétrissait toutes les choses de ce monde. Il n'a cessé de comparer en silence l'humanité à quelque chose qui n'était pas humain, à un monstre de Mars, au sage des Stoïques, à l'homme économique des Fabiens, à Jules César, à Siegfried, au surhomme. Or avoir cet étalon intérieur impitoyable peut être une très bonne chose ou une très mauvaise, une chose heureuse ou malheureuse, mais ce n'est pas voir les choses telles qu'elles sont. Ce n'est pas voir les choses sous leur véritable jour que de penser d'abord à Briarée aux cent bras, et de traiter ensuite tous les hommes de manchots parce qu'ils n'en ont que deux. Ce n'est pas avoir les choses dans leur réalité que d'avoir la vision d'Argus aux cent yeux et de railler ensuite les hommes à deux yeux comme s'ils étaient borgnes. Ce n'est pas voir les choses telles qu'elles sont que d'imaginer un demi-dieu doué d'une extrême lucidité d'esprit, qui peut apparaître ou non dans les derniers jours du monde, et en conséquence de regarder tous les hommes comme des idiots.

Et c'est là ce que dans une certaine mesure, M. Shaw a toujours fait. Quand nous voyons réellement les hommes tels qu'ils sont, nous ne  les critiquons pas, nous les adorons et très justement. Car un monstre aux yeux mystérieux, aux doigts miraculeux, avec des rêves étranges dans le crâne, une tendresse singulière dans le coeur pour cet endroit ou cet enfant, est une chose extraordinaire ou déconcertante. C'est uniquement l'habitude arbitraire et pédante de la comparaison qui nous permet de nous sentir à l'aise en face de lui. Un sentiment de supériorité nous rend impassibles et pratiques ; les simples faits nous feraient ployer les genoux sous l'effet d'une terreur sacrée. C'est un fait que chaque instant de vie consciente est un prodige inimaginable, c'est un fait que chaque visage que nous croisons dans la rue a l'imprévu incroyable d'un conte de fées. Mais ce qui empêche l'homme de s'en rendre compte, ce n'est ni sa clairvoyance ni son expérience, c'est simplement l'habitude d'établir des comparaisons pédantes et précieuses entre une chose et une autre. M. Shaw, qui est peut-être, au point de vue pratique, l'être le plus humain qui soit, est inhumain sous ce rapport. Il a même été infecté en quelque mesure de la faiblesse intellectuelle de son nouveau maître Nietzsche, de l'étrange notion que plus un homme est grand et fort, plus il méprise le reste du monde. Plus un homme est grand et fort, plus il sera porté à se prosterner devant une pervenche. Il ne suffit pas que M. Shaw contemple la tête haute et le visage dédaigneux l'immense panorama des empires et des civilisations pour nous convaincre qu'il voit des choses comme elles sont. Il m'en convaincrait plus sûrement si je le voyais contempler ses pieds dans une religieuse extase. Je me l'imagine se disant à lui-même : "Quels sont ces deux êtres beaux et industrieux que je vois partout me servir sans que je sache pourquoi ? Quelle marraine-fée à ma naissance les fit venir du pays des Elfes ? Quelle divinité de la pénombre, quel dieu barbare des jambes dois-je  me rendre propice avec le feu et le vin afin qu'elles ne me quittent pas ?"

La vérité, c'est que toute appréciation sincère repose sur un certain mystère d'humilité, presque d'obscurité. L'homme qui a dit "Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, parce qu'il ne sera pas déçu", exprime la béatitude d'une manière imparfaite et mensongère. La vérité est celle-ci : Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, parce qu'il sera magnifiquement surpris. Celui qui ne s'attend à rien voit les roses plus rouges que le commun des hommes ne les voit, l'herbe plus verte et le soleil plus éblouissant. Bienheureux celui qui ne s'attend à rien parce qu'il possèdera les cités et les montagnes. Bienheureux celui qui est doux parce qu'il héritera la terre. Tant que nous ne concevons pas que les choses pourraient ne pas être, nous ne pouvons concevoir qu'elles soient. Tant que nous n'avons pas vu l'arrière-plan des ténèbres, nous ne pouvons admirer la lumière comme une chose unique et créée. Dès que nous avons vu ces ténèbres, toute lumière est claire, soudaine, aveuglante et divine. Tant que nous ne nous sommes pas représentés le néant, nous n'apprécions pas à sa valeur la victoire de Dieu et nous ne pouvons concevoir aucun des trophées de son ancienne guerre. La vérité a un million de jeux fantasques, l'un d'eux est que nous ne savons rien tant que nous ne sommes pas au point de ne rien savoir."

Hérétiques, pp 59-62, "M. Bernard Shaw", Idées-Gallimard, 1979 (édition introuvable hélas)

 

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La pensée de Chesterton en cinq lignes ? Une rhétorique de la grâce. Une apologie de l'homme. Un plaisir de croire en Dieu. Et la conscience du non-être dans l'appréhension de l'être. La conscience que l'être s'érige sur fond de ténèbres - que la vie surgit du néant. Mais comment faire comprendre à nos Festivus ce qu'est le néant ? Pour moi, j'ai trouvé cette définition qui vaut ce qu'elle vaut : le néant, c'est le contraire du plaisir sexuel.

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Commentaires

  • Sérieusement tu vois un rapport entre ce texte de Chesterton et le christianisme ? N'importe quel païen pourrait le signer des deux mains ...

  • j'ai lu Chesterton et j'ai eu une éducation chrétienne - double, catholique et protestante - et je t'assure que jamais personne ne l'a considéré comme un père de l'église ... ceci dit sa lecture est amusante surtout ses contes policiers.

  • Vous pourriez dire :

    « le néant, c'est ce que ressent un ventre vide »

  • Merci Pierre pour cet extrait de Chesterton.

    Pour votre définition je ne peux pas être de votre avis. La vie ne se réduit pas au plaisir sexuel.

  • Très amusant. Vraiment. ^^

    Non, sérieusement, ce Chesterton est encore plus dangereux que Nietzsche, c'est un exploit....Peut-être cela traduit sa possible grandeur.

  • Par ce que si Nietzsche exalte l'homme puissant, Chesterton exalte l'homme faible. Et c'est très inquiétant.

    Nietzsche le disait lui-même:

    "Le bouddhisme est une religion pour des hommes tardifs, pour des races devenues bonnes, douces, supraspirituelles, qui éprouvent trop facilement la douleur (l'Europe n'est pas encore mûre pour lui) : il est un rappel de ces races vers la paix et la sérénité, la diète dans les choses de l'esprit, vers un certain endurcissement corporel. Le christianisme veut se rendre maître de bêtes fauves ; son moyen c'est de les rendre malades, l'affaiblissement est la recette chrétienne pour l'apprivoisement, pour la « civilisation ». Le bouddhisme est une religion pour la fin et la lassitude de la civilisation ; le christianisme ne trouve pas encore cette civilisation, il la crée dans certaines circonstances."

    La partie sur le christianisme pourrait dans cette citation pourrait s'appeler "La pensée de Chesterton en cinq lignes"...oups, c'est déjà pris. ^^

  • Pidiblue, comme tu le sais, le catholicisme est la partie la plus païenne du christianisme.

    Cher Samuel, ne venez pas contrarier mes plans par pitié. Bien sûr que non que la vie ne se réduit pas au plaisir sexuel (quoique...) mais il faut les séduire, que voulez-vous ?, et pour cela leur donner une image qu'ils puissent comprendre. J'aurais pu dire, ce qui aurait à la fois plus juste et plus total, que le néant était l'absence d'amour, mais j'ai pensé que l'absence de sexe pouvait "leur" faire plus "mal" que l'absence d'amour. Une vie sans cette affaire pour laquelle nous donnerions celle-ci, vous imaginez ?

    Pour en revenir à Nietzsche, Ankuetas (13 ans, donc forcément fasciste), il faut d'abord se mettre dans la tête que celui est un perspectiviste, c'est-à-dire un penseur qui pense le maximum de points de vue contradictoires. Sur le judéochristianisme par exemple, il tire à boulets rouges dessus, mais en même temps, il reconnaît qu'il a inventé la conscience et forgé les délicatesses et les beautés de notre civilisation. Si nous sommes "décadents", cela veut dire sous sa plume non que nous sommes des crétins mais que nous avons préféré des valeurs de douceur, de complainte et d'amour, des valeurs "féminines" pour aller vite (et le christianisme est une religion féminine) et que lui aurait préféré une vie purement affirmative, avec comme seules valeurs la force, la beauté et la joie. Et c'est là que les problèmes commencent car si l'on peut être séduit, surtout à ton âge, par le grand rire dionysiaque, le lyrisme de Zarathoustra, et le style hors pair de l'auteur, on peut aussi, àç mon âge, trouver son univers par trop affecté, anachroniquement post-présocratique (comme Heidegger plus tard), univoquement et ennuyeusement "viril", et finalement d'une chasteté consternante. Nieztsche ne parle jamais d'amour ni de volupté, ce qui pour un type qui prône la vie la vie la vie finit par être douteux. Pour moi, il reste une grand généalogiste, un grand ausculteur de la modernité, un intempestif génial dont on peut toujours se servir pour prendre ses distances avec celle-ci, un formidable sociologue, et finalement un grand moraliste.... plus humain qu'il n'y paraît. C'est lui qui par exemple a dit ces quatre aphorismes à la fin du troisième livre du Gai Savoir, et que n'aurait pas renié Chesterton :

    "Qu'aimes-tu chez les autres ? Mes espérances"

    "Qui nommes-tu mauvais ? Celui qui veut toujours faire honte."

    "Qu'y a-t-il pour toi de plus humain ? Epargner la honte à quelqu'un."

    "Quel est le sceau de la liberté acquise ? Ne plus avoir honte de soi-même."

  • Fasciste, moi? C'est vrai que j'adhérais au communisme un temps, mais je me suis libéré de ce fléau! ^^

    Et attention! Je n'ai jamais dit que j'étais le fan absolu de Nietzsche, je sais très bien que c'était un bel enfoiré, mais je me plais à prendre Nietzsche à mon escient. Néanmoins, j'aurais beaucoup de choses à dire, surtout sur sa "brute blonde"...

    Disons que je peux le prendre dans les grandes lignes, mais je serais plus du côté des moralistes (Alain, Montaigne me passionnent) que des immoralistes. ^^

  • je me marre, en effet

    voici un lien pour TOUT Heretics dans le TEXTE

    http://www.pagebypagebooks.com/Gilbert_K_Chesterton/Heretics/

  • Merci Henri pour ce lien.

  • Et pour le naze en anglais que je suis?

    http://www.vosloisirs.org/68657265743131/

    Non?

  • N'oubliez tout de même pas que seul Cioran compte (ses syllogismes de l'amertume sont ce qu'il a écrit de plus hilarant).
    Oubliez Nietzsche,cette niaiserie adolescente.
    Au fond,seuls comptent Mozart,Michel-Ange,et Belle & Sebastien.

    Je suis le Christ !

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