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Pierre et le loup, par Michel Segal

 

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Professeur de collège en ZEP et auteur de  cette fameuse lettre adressée au Figaro en mai 2007,"Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet", que j'avais mise en ligne ici, Michel Segal, 51 ans, m'envoie aujourd'hui ce texte sur Pierre et le loup, un film d'animation de Suzie Templeton couvert d'éloges par la critique officielle et qui lui apparaît comme l'illustration parfaite et navrante de cette manie des créateurs à actualiser à tout prix les contes d'antan au risque de leur faire perdre leur caractère édifiant et universel. Je n'ai pas vu le film,  je ne peux rien dire, mais les réactions indignés de Segal père et fils donnent vraiment envie de ne pas avoir envie de le voir. A vous de voir, et bien sûr, de réagir...

 

Dimanche après-midi. J'emmène mon petit garçon de cinq ans au cinéma pour voir Pierre et le loup. Le film dure moins de quarante minutes et il y a d'abord un autre court-métrage d'animation : Le loup blanc. En deux mots, une mère décapite un lapin à la hache devant ses enfants qui trouvent cela très amusant, puis ceux-ci se lient d'amitié avec un loup à qui ils offrent la tête du lapin. Malheureusement, le père capture le loup (avec un filet à papillons) et, à la hache encore une fois, la mère le décapite. L'un des enfants, furieux contre ses parents, s’écrie à leur sujet : « Je vais les tuer! » Voilà pour l'ambiance.


Maintenant, Pierre et le loup.

Cela se passe dans la Russie d'aujourd'hui telle qu’on se plait à la représenter, donc misérable, brutale et crasseuse, dans un univers glacial de neige boueuse où règne la loi du plus fort. Pierre est triste, pauvre, sale, il a froid et faim, il est vêtu comme un sans-abri, il est enfermé par son grand-père, méchant et sans doute alcoolique, dans une cour glacée de trois mètres carrés ressemblant à une décharge. Ils vivent tous les deux dans une sorte de bout de bidonville. Se rendant à la ville, Pierre est agressé par deux chasseurs méchants, à peine plus âgés que lui, habillés de kaki, et qui ressemblent à de jeunes miliciens analphabètes et teigneux. Ils entraînent Pierre dans une ruelle sombre et puante pour le frapper, et finissent par le jeter dans une poubelle où gisent de vieux détritus.

Mais Pierre n'est pas seulement triste, il est aussi visiblement profondément malheureux. Sur ses gardes, il est renfrogné et affiche généralement un regard sinistre, parfois haineux. Ses deux amis sont des animaux estropiés : un oiseau qui ne sait pas voler et un canard qui a des airs d’attardé. Ayant subtilisé des clés à son grand-père endormi (en plein jour), Pierre ouvre la porte arrière de la cour et découvre un petit étang gelé. On s’apercevra rapidement qu'il s'agit de la sortie des égouts. Se déroulent alors les quelques scènes qui feront la bande-annonce du film comme celle de Pierre qui semble goûter à une liberté qu’il ne connaissait pas (peut-être âgé d’une douzaine d’années, il n’était jamais sorti de ce côté et il danse sur la glace visiblement pour la première fois), celles de l’arrivée du loup et des poursuites d’animaux. Plus tard, le grand-père se réveille (sans doute dort-il toute la journée dans une chambre où règne d’ailleurs un grand désordre) mais se révèle incapable de gérer la situation. Pierre est à nouveau enfermé mais s’échappe et capture le loup avec une corde. Surviennent les deux chasseurs, toujours aussi agressifs, armés cette fois de fusils à lunette ressemblant fort à du vieux matériel de guerre volé. Ils visent le loup qui s’agite au bout de sa corde mais le ratent, ce qui n'est pas étonnant puisqu'ils marchent en titubant. Sans doute sont-ils ivres. Ils repartent. Le grand-père prend sa Lada toute pourrie et, dans la nuit noire, emmène l'animal prisonnier à la ville, toute aussi pourrie et très peu éclairée. Tout y est sombre et misérable, comme frappé par le malheur et la mort. Il y a peu de passants, tous éteints ou dangereux. Le grand-père cherche à savoir qui lui achètera le loup au meilleur prix, du zoo ou de la boucherie. Les chasseurs, plus hargneux que jamais, amènent encore leurs gueules juvéniles de salauds de pauvres et tentent cette fois de descendre l'animal à bout portant alors qu'il est enfermé dans sa cage. Pierre les en empêche, puis, après avoir jeté des regards de dégoût pour l’ensemble de ses contemporains, libère le loup et part avec lui dans la montagne. Voilà pour le film.

Maintenant, pour ceux qui ne connaissent pas très bien le conte musical de Prokofiev, je signale que, dans l'œuvre originale, Pierre est un petit garçon très joyeux élevé par un grand-père affectueux avec qui il vit dans une petite maison. Pierre a un rêve : chasser le loup. Mais son grand-père le met en garde du danger et lui interdit d’aller dans la forêt. Dans le conte, les compagnons de Pierre sont vifs : l'oiseau vole avec virtuosité et le canard est très habile. Quant aux chasseurs, ils représentent l'autorité. Pierre a conscience de devoir s’en remettre à eux et de pouvoir le faire en toute confiance. S’il a piégé seul le loup grâce à sa ruse et sa volonté, leur intervention est indispensable pour dénouer la situation et lui donner une fin heureuse. Ce sont eux qui le porteront triomphalement en pleine lumière dans un village animé, dans une atmosphère de fête. Pierre est fier, il est heureux de défiler, de vivre, d'exister parmi les siens.

Le parti pris du film est donc de casser, un à un, tous les éléments symboliques du conte original pour les défaire de leur portée éducative et, je ne crains pas le mot, morale. Ainsi, de la joie de vivre de Pierre alors qu'il est vraisemblablement orphelin, de l'affection sécurisante de son grand-père qui le gronde par amour, de la témérité de Pierre face à la puissance du loup, de cette puissance du mal symbolisée par l’animal dangereux qu’il faudra bien combattre, de l’ambition de Pierre qui veut devenir un homme (il va chercher le loup sur son propre terrain : il part au combat), de sa ruse et de sa détermination pour le vaincre, de son harmonie avec une nature représentée par deux animaux drôles mais vifs et malins, de la force et du respect inspirés par les chasseurs dont les cors résonnent sobrement et qui ont, eux seuls, le pouvoir de décider de ce qu'il adviendra du prisonnier, de la fierté et du bonheur de Pierre d'être aimé et reconnu par sa communauté, de tout cela, il ne reste rien. Ou plutôt, il ne reste que du malheur, du mépris ou de la haine, de l'injustice, de la violence, de la misère et de la crasse. Le film choisit de détruire le mythe, de cracher sur le beau, de noyer la légende dans une fosse d'égouts et de détourner tous les symboles pour leur faire dire le faux et le laid.

"Créativité... modernité... réalisme... le film s'affranchit du conte" dit avec admiration et enthousiasme l'incontournable Télérama en constatant que, avec l'absence d'un commentaire, l'aspect initiateur à l'écoute des instruments d'orchestre (écrit par Prokofiev lui-même) a tout simplement été supprimé. Les critiques sont d'ailleurs quasiment unanimes pour saluer une « œuvre époustouflante » en place d’un massacre. Ils jugent également intéressante l’idée totalement débile de rendre un conte réaliste, ou, pour dire les choses plus précisément, de transposer un conte dans le réalisme virtuel d’une société misérable, violente et injuste, et dans laquelle personne n’aime personne. Quelle bonne idée pour les enfants. L'offense, le sacrilège, la destruction de l'ancien, l'asservissement du texte d'auteur à la prétention ridicule de metteurs en scène médiocres, le badigeonnage de chefs-d’œuvre avec de la pourriture pour montrer sa liberté et sa modernité, tout cela représente des pans entiers d’une certaine création contemporaine applaudie par la critique éclairée.

Outre la trahison d’une œuvre qui a été volontairement dénaturée, notamment par la suppression pure et simple du côté didactique de l’écoute d’instruments d’orchestre, deux points valent la peine de s’indigner ou de désespérer, selon son tempérament.

Le premier nous force au triste constat que ce ne sont pas aujourd’hui nos enfants qui sont en perte de repères, mais nous-mêmes : nous ne leur en donnons plus. Dans le conte, l’autorité est représentée par des hommes d’âge mûr, sages, respectables, et en lesquels on peut avoir toute confiance, quand bien même ils peuvent parfois se montrer un peu lents. Dans le film, ce sont deux voyous agressifs dont il faut se méfier. Dans le conte, Pierre est aimé et heureux dans une famille qui se réduit à un vieil homme dont on peut supposer qu’il l’élève bien dans une petite maison bien tenue. Il y a un face à face des deux personnages : l’un ne peut plus chasser le loup et l’autre ne le peut pas encore. On y voit la volonté de l’enfant de grandir, impatient qu’il est de devenir un homme à son tour, de devenir celui que le vieillard a dû être, et d’assurer la responsabilité du foyer. Dans le film, outre que leur habitat est une cabane de bric et de broc sale et désordonnée, Pierre est seul et il n’y a aucun échange d’affection entre les deux personnages. Dans le conte, Pierre a une ambition, il rêve d’affronter le loup et part à sa rencontre. Dans le film, Pierre est triste et se trouve par hasard face au danger. Dans le conte, Pierre est heureux parmi les siens. Dans le film, Pierre leur préfère la compagnie du loup qui vaut mieux que tout le village. Et c’est bien normal car, dans notre empire du bien, le mal a aussi de bons côtés. Ceci permet d’ailleurs aux auteurs de se livrer avec auto-complaisance à une esthétisation morbide du glauque sous l’œil admiratif des critiques avertis qui applaudissent à tout rompre et vous invitent à expliquer à vos enfants que le laid, c’est beau.

Ce sont bien tous les éléments formateurs pour l’esprit et la vie sociale qui ont été supprimés du conte pour les remplacer par une incitation à la méfiance et un rejet de sa propre communauté. Dans le conte, Pierre est un héros, dans le film, il est une victime. Alors qu’un enfant est naturellement disposé à aimer le monde et à rêver la place qu’il y prendra, ce film l’invite à le fuir.

Le second point est au moins aussi inquiétant et nous ramène à des pratiques que je croyais révolues en France depuis quatre-vingts ans : celles de la propagande officielle raciste ou xénophobe. Celui dont il faut se méfier cette fois, ce n’est plus le Juif mais le Russe. Car la société affreuse, sale et méchante, décrite dans le film est explicitement la Russie, filmée ici avec ignominie. Quoi de mieux alors qu’un conte russe pour en exprimer sa haine ou son mépris ? Et quelle meilleure cible pour ce discours que les enfants ? Le petit dépliant sur le film explique, comme un argument de qualité, que l’équipe a fait de longs repérages en Russie. Sans doute ont-ils pris beaucoup de photos de sorties d’égouts dans les étangs, de petits caïds qui s’habillent de kaki, de villes mal éclairées la nuit et de baraquements de pauvres. C’est bien connu, les Russes ne sont pas seulement sales, misérables et violents, ils n’ont aussi aucun sens de la famille, ni de la justice, ni de l’autorité légale, ni du courage, ni de la solidarité. Quand à leur pouvoir, il est naturellement exercé par deux voyous. Mais tout cela n’a visiblement pas gêné les critiques et les moralisateurs patentés qui, me semble-t-il, sont ceux qui s'indignent bruyamment de Tintin au Congo, lequel, comparé à cet odieux Pierre et le loup, ressemblerait plutôt à un éloge flatteur. Mais il est vrai que, lorsque la xénophobie n'est pas dirigée contre les Noirs et les Arabes, et accessoirement contre les Juifs, elle n'intéresse plus personne. C'est un pur racisme bon teint, celui-là autorisé, voire béni, par les bien-pensants habituels, par nos ecclésiastes de la morale, par ceux-là même qui intentent à tout va des procès en sorcellerie pour suspicion de racisme. C’est en cela que cette propagande est officielle. Et elle a été, à la lecture du générique, financée par l’état britannique qui entretient, comme chacun sait, des relations épouvantables avec la Russie. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’une coproduction britannico-polonaise. Cette propagande se fait non pas contre le pouvoir russe mais contre les Russes eux-mêmes en massacrant une de leurs œuvres. Et nous devrions tous applaudir comme des simples d’esprit, sous le prétexte que la réalisation est excellente. C’est pourtant exactement comme si le ministère de la culture iranien avait financé un film d'animation du Petit Prince où Saint-Exupéry apparaîtrait en pédophile, et qu’il faille crier au chef-d’œuvre et y emmener ses enfants parce que l’œuvre a été « modernisée ». Mais maintenant que la partie a commencé, il faut s’y attendre.

Des dizaines (des centaines ?) de milliers d’élèves de primaire, aux frais des collectivités, vont vraisemblablement aller voir ce film dans le cadre d’une sortie scolaire. Alors, si vous connaissez un professeur des écoles, si même vous n’en connaissez qu’un seul, demandez-lui s’il sait vraiment ce qu’il emmène voir ses élèves.


En tout cas, cela aura été la première fois que j'ai honte de notre monde devant mon petit bonhomme de cinq ans. « C’était un peu pas très bien » m’a-t-il dit en sortant.


Michel Segal

 

 

Pierre et le loup par gérard philippe.jpg

 

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Commentaires

  • Au sujet du Loup il n'a pas la nouvelle adresse de Pierre donc il ne va pas le trouver :

    http://pierre.driout.perso.sfr.fr/Le_Parti_10.html

  • J'ai vu le film qui est une petite merveille d'animation...et qui est pour le reste tout à fait conforme à ce qu'en dit Michel Segal. Un effroyable symptôme.

  • Je vais le voir demain !

  • Eh bien, je l'ai vu ce film ! Cet après-midi ! Au Reflet Medicis Logos ! Et comme je m'y attendais, j'ai bcp aimé ! Ah cher Michel, nous ne sommes vraiment pas d'accord sur ce bijou d'animation - sauf peut-être qu'il n'est pas destiné aux enfants de cinq ans. A vous dire la vérité, il y avait quelque chose dans votre texte que je ne sentais pas. Vous avez cru vous indigner à propos d'une récupération "gauchiste" (pour aller vite) de Pierre et le Loup alors que celle-ci n'est qu'hugolienne, sinon gogolienne. Trop réaliste, trop dur, trop poétique aussi, et provoquant une émotion qui n'est pas en en effet celle provoquée par un Walt Disney. Et c'est cela que vous reprochez fondamentalement à ce Pierre et le Loup. De ne pas être assez positif, optimiste, moral au sens du parent d'élève, mais suprêmement moral au sens des vrais moralistes et des vrais conteurs. Perrault. Andersen. La Fontaine. On ne peut pas dire qu'ils racontent des histoires édifiantes. Au contraire, on sort de leurs oeuvres plutôt effondrés par tant de cruauté. Le conte de fée, la fable, ou le récit "pour enfants" sont toujours dénués de cette morale que les parents tentent d'inculquer à leurs enfants.... Loin de nous raconter de belles histoires où les gentils finissent toujours par gagner, ils nous racontent les rapports de force dans ce qu'ils ont de plus injuste et de plus atroce. Ils nous disent que ce sont les plus rusés ou les plus cruels qui triomphent et les plus faibles qui périssent. Ce Pierre et le Loup (qui d’ailleurs finit bien) qui vous a tant choqué s'inscrit dans cette tradition du Petit Poucet, d'Olivier Twist, ou même du Gavroche des Misérables - et non pas du tout dans une sorte de relativisation post-moderne amorale à laquelle vous semblez croire.
    Mais reprenons.
    D'abord, "Le loup blanc" - l'histoire de deux enfants qui se prennent d'affection pour un loup gentil que massacrent leurs parents. Si ce n'est pas une émotion enfantine que d'en vouloir à ses parents et de leur préférer les monstres de son imaginaire, je veux bien renier mon enfance ! Dans les histoires d'enfants qui se respectent, les parents ont toujours le mauvais rôle, et les monstres toujours le beau. Cela dit, il faut sans doute avoir dix ans pour apprécier cette morale singulière, non, cinq.
    Le film de Suzie Templeton. Outre ses qualités techniques que l'on ne peut lui dénier, que nous raconte-t-il ? L'histoire d'un garçon en effet pauvre, sale, miséreux, victime des voyous (en quoi est-ce raciste ? Il me semble que la réalité de la Russie est aujourd'hui plus proche de Crime et châtiment que de Casse-Noisettes, non ?), vaguement protégé par un grand-père bcp plus débonnaire que vous ne le dites, et qui rêve de liberté, d'autonomie et qui va être amené à faire un acte d'héroïsme. Là-dessus, Templeton suit absolument le conte. Sauf qu'à la fin, il se trouve une complicité avec le loup qu'il vient de capturer et qu'il va libérer, afin de le sauver des racailles qui veulent le tuer, et dont lui, Pierre, avait dû supporter la violence. Est-ce si choquant ? Est-ce si affreusement relativiste, immoral, démoralisant que vous le dites ??? Moi, je n'ai pas vu ça. Certes, Pierre est un peu seul contre tous, "la communauté heureuse" étant largement absente du film. Mais, cher Michel, il est aussi seul que le petit Poucet face à ses parents abandonneurs et à l'ogre, aussi seul que Cendrillon face à son horrible famille, aussi seul que la bête de la Belle et la Bête face au monde entier. On pourra à la limite dire que le film plaide pour une sorte d'individualisme effréné mais encore une fois les enfants-héros des contes ou des romans (Dickens, Malot, Hugo) sont toujours représentés comme des individus ne devant compter que sur eux-mêmes ou ne trouvant des amis et des complices que chez les exclus. En outre, la complicité avec l'animal n'a rien de choquante. Combien d'enfants se rêvent lions, loups, dauphins, sinon ami de tous les animaux du monde contre le monde des humains ? Pierre et son loup, c'est un peu Noé avec son arche, sauvant les animaux contre les hommes. J'ajoute que ce visage d'enfant sensible et blessé qui vous a paru si triste et si haineux m'a semblé très émouvant. Encore une fois, je peux comprendre qu'un enfant de cinq ans ne s'y reconnaisse pas, mais moi je peux vous dire qu'à dix ans, je m'y serais reconnu. J'aurais adoré être ce Pierre solitaire, courageux, peut-être romantique (mais quel enfant n'est pas romantique ?) qui apprend la brutalité des rapports de force des adultes (et même la cruauté de la vie), et qui s’en sort avec les honneurs. Non, franchement, Michel, pour moi, ce film est une parfaite réussite artistique et morale.

  • "Le conte de fée, la fable, ou le récit "pour enfants" sont toujours dénués de cette morale que les parents tentent d'inculquer à leurs enfants.... Loin de nous raconter de belles histoires où les gentils finissent toujours par gagner, ils nous racontent les rapports de force dans ce qu'ils ont de plus injuste et de plus atroce. Ils nous disent que ce sont les plus rusés ou les plus cruels qui triomphent et les plus faibles qui périssent"

    C'est un peu balancé à l'emporte-pièce, ça... Déjà, le conte de fées, la fable et le récit pour enfants sont des choses fort différentes. Restons donc uniquement avec les contes de fées, puisque c'est quand même là le sujet.

    A quelques rares exceptions près (qu'on appelle "contes d'avertissement", "Le Petit Chaperon rouge" de Perrault en étant l'exemple le plus célèbre), si, dans les contes de fées, les gentils finissent toujours par gagner, et les plus faibles n'y périssent pas, et les plus cruels n'y triomphent pas. Pour s'en convaincre, il suffit de lire l'intégralité des contes des frères Grimm, et l'ensemble des contes de Perrault à l'exception du "Petit Chaperon rouge" cité plus haut. Mesdames Leprince de Beaumont et d'Aulnoy, à ma connaissance, ne dérogent pas à la règle.

    Quant à Andersen, c'est plus compliqué. C'est un écrivain au sens fort, un "grantécrivain", qui mêle ses thèmes à lui, son être profond à ses histoires. Et hormis quelques contes assez classiques finalement tels que "Le Vilain Petit Canard" ou "Les Habits neufs de l'empereur" (et encore, ça se discuterait tant pour l'un que pour l'autre), nous sommes dans une zone à la limite du conte de fées, glissant tantôt vers la parodie ("La Princesse sur un pois"), le pathétique ("La Petite Marchande d'allumettes", dont on pourrait se demander si ce n'est pas davantage un récit fantastique qu'un conte de fées) voire le tragique ("La Petite Sirène", évidemment). Les contes d'Andersen sont donc très loin d'être des archétypes en la matière ; d'ailleurs dans certains (les moins connus), il n'y a même nulle intervention du merveilleux.

    Ensuite, de tous les conteurs, c'est Andersen mon préféré, et je peux donc tout à fait comprendre que ce "Pierre et le loup" (que je n'ai pas vu) t'ait séduit. Michel Segal, lui, se plaçait dans une optique traditionnelle mais aussi psychanalytique (dans la lignée de Bettelheim, ce qui devrait te plaire, toi qui t'es converti à la psychanalyse ^^), qui nous dit que les contes de fées doivent montrer un héros qui triomphe des épreuves (et non qui se fait bouffer par le loup) pour aider au développement de l'enfant (je résume beaucoup trop vite, évidemment).

    En revanche, le côté antiraciste de son analyse me semble peu convaincant.

  • Oui, tu as raison de nuancer là où je suis allé un peu vite. Encore que dans Perrault, entre Le chat botté (triomphe de la ruse), Le petit poucet (triomphe de la ruse, de la magie et des victimes - car si Poucet et ses frères s'en sortent, ils laissent les enfants de l'ogre massacrés par celui-ci !), Cendrillon (triomphe de la pensée magique - et du fétichisme !), sinon Barbe Bleue (triomphe de Polanski), le happy end n'est pas précisément moral au sens "positif", "parental", du terme.

    Par ailleurs, "Pierre et le loup" est-il une fable ou un conte ? Par la musique de Prokofiev, sans doute un conte (la musique émerveille), mais par le récit, je pencherais plutôt vers la fable - un petit garçon courageux et qui sans intervention féérique ou magique capture un loup et devient un homme. Rien à voir avec par exemple L'apprenti sorcier ! Paradoxalement, du fait que dans ce film de Suzie Templeton, l'enfant et le loup "se retrouvent" , on passe alors du côté du conte. A la fin, en effet, on est presque (j'ai dit PRESQUE) dans La compagnie des loups d'Angela Carter, avec toute la symbolique lycanthropique, enfant-loup et compagnie !!!

    D'ailleurs, je te recommande ce film qui à mon avis te plaira beaucoup. Il passe tous les jours à 15 h 20 au Reflet Medicis.

  • Je ne compte pas "défendre" mon analyse. Elle n'en a nul besoin. Je sais qu'elle est juste et je sais également que vous le savez. Eventuellement, on peut dire qu'elle est parfois un peu exagérée (ok pour un grand-père pas complètement méchant, par exemple, si vous y tenez). Je commencerai par la dernière idée que je viens de lire, à savoir que mon accusation de racisme est peu convaincante. J'amalgame volontairement les termes de racisme et xénophobie, et ce n'est pas la peine de me rappeler les différences, merci. A ceux qui ne verraient pas les allusions malsaines antirusses xénophobe ou raciste dans ce film, je dis que c'est vraisemblablement parce qu'eux-mêmes les partagent. Le racisme anti-russe se trouve d'ailleurs plus souvent chez les intellectuels qui, avec une moue de bon aloi, ne voient pas de quoi on veut parler. ... hmmm... peu convaincant... Soit la mauvaise foi est incommensurable, soit c'est pire. J’ai déjà rencontré mille fois cette attitude.
    Autre idée faiblarde que les admirateurs de ce film ne cessent de servir : celle de la réalisation technique. Quand on ne connait pas un sujet, on se tait. Car en l'occurence, connaître ce sujet, c'est aller voir tous les films pour enfants. Il se trouve que cela fait cinq ans que je vais voir tous ceux qui sortent (oui, j'ai deux enfants) alors je peux donc vous informer, puisque visiblement vous ne le savez pas, qu'ils sont TOUS d'une qualité technique à vous couper le souffle et celui-là, pas plus qu'un autre et il n’est pas dans les meilleurs. Le reste c'est du marketing et je vois que vous êtes des bons clients. (Il ya aussi la fascination pour l'animation comme on en faisait au bon vieux temps, seulement voila, avec les techniques numériques et les images de synthèse, on reproduit des peluches et de la pate à modeler plus vrais que nature. Eh oui, désolé pour les nostalgiques de l’argentique, mais c’est cuit, on ne fera bientôt plus jamais d’animation « comme avant ». Le marketing aussi a usé cela pour souligner une « qualité comme on n’en fait plus ». Bah oui, évidemment. Mais bon, tant qu’il y a des amateurs du propos artisanal, on arrivera toujours à vendre quelques moulins à café manuels.) Cela dit, même à supposer que cet argument ne soit pas objectivement erroné, répondre « qualité du film » à mon propos c’est comme répondre « qualité de la syntaxe et de l’orthographe » à une critique de Mein Kampf.
    Maintenant, sur le gras du sujet, je ne vois pas très bien quoi ajouter. Ce que j’ai écrit comme parallèles entre le film et le conte est parfaitement clair. C’est tout simplement une contre-éducation. Je sais que ce film est majoritairement apprécié, tout autant que Entre les Murs, l’un et l’autre bardés de prix. Et ça tombe bien, ce sont les mêmes puisque l’on a dans un film le résultat des enfants éduqués avec l’autre.
    Enfin, pour les contes, là aussi, je connais un peu. Donc, navré mais ça recommence comme plus haut et il faut que je vous explique. Je connais parce que j’en ai lu un paquet à haute voix, et à haute voix, c’est ça qui compte pour ces textes. Il s’agit de récits imaginaires (qui ne coïncident avec aucune réalité, l‘enfant ne peut pas disposer de repères visuels) dans lesquels il y a toujours une leçon (ou une morale si vous voulez). Et cette leçon à apprendre, eh bien c’est quasiment toujours dans le même domaine : la vie sociale. Les enfants apprennent à se repérer, à se placer à l’intérieur du monde (enfin, ils y arrivaient puisqu’avec vos Pierre et le loup, les gamins sont arrivés Entre les murs). Par exemple le Petit Poucet, c’est l’histoire d’un personnage qui, le plus petit, le plus faible, le plus pauvre, arrive à défendre toute sa famille y compris ses parents (qui l’aiment et qu’il aime) et à en devenir le chef et le sauveur (si vous avez des doutes là-dessus, je vous expliquerai). On ne se pose pas en général la question de savoir qui gagne, puisque le problème n’est jamais posé en ces termes. Il y a des affrontements avec des issues heureuses ou non mais la question n’est pas le vainqueur et le vaincu. En revanche, il y a bien des gentils et méchants, c’est même un point crucial. (Sauf bien sûr dans Pierre et le loup, pas plus que dans Entre les murs, d’ailleurs).
    Un dernier point tout de même qui repose une fois de plus sur votre méconnaissance des livres ou films pour enfants, ou des enfants tout simplement. A propos du Loup blanc (qui est une vraie merde sur le plan scénaristique ; mais comment font-ils pour avoir si peu d’imagination ???? ), c’est une scène extrêmement violente et malsaine que la décapitation du lapin. Et pourquoi est-ce plus violent que l’ogre qui EGORGE ses sept propres filles ? Parce que c’est réaliste. A l’inverse du conte, tous les repères sont là : la table sur laquelle on le pose, le père qui le TIENT ! la mère qui donne un coup de hache ! Et le loup que le père attrape avec un filet à papillon…. Et pourquoi ? Parce que les auteurs sont indigents et qu’ils veulent de l’original. Ici aussi, on donne une contre-éducation. Un pauvre loup sympa, qu’on peut attraper avec un filet à papillon… Ah non, tout cela est trop pitoyable. Il n'y a décidément plus que des esprits faibles.

  • Et bin, moi me demandait quoi montrer à ma fille au cinoche, je n'irai pas voir celui-là, déjà.
    Bon, quoi d'autre ?
    OK, Shrek. Aucune référence à aucun conte.

  • Je n'ai pas vu le film. Mais je me reconnais plus dans ce que dit M. Segal. Surtout dans le dernier paragraphe du précédent commentaire.
    On peut parler de l'ogre qui égorge ses sept filles à des enfants ; on ne peut pas (enfin, bien sûr, techniquement : on peut) montrer cela.
    Tout le mauvais génie de notre époque est d'inverser cela. La casse sera payée plus tard, toujours reportée sur la génération suivante.
    Bon, je me demande si je ne retombe pas dans mon billet d'hier au soir, illustration cynique (mais je ne m'adresse pas à des enfants) incluse, que je me permets d'indiquer : http://theatrummundi.hautetfort.com/archive/2009/10/10/regards.html
    Merci à vous, Pierre

  • Bonjour,
    je n'ai pas vu ce film, mais la position de M.Segal me paraît convaincante. Ce n'est pas la première fois qu'on dénature ainsi des récits pour enfants, le motif du loup est vraiment symptomatique de cette confusion des valeurs... Il y a quelques années j'avais acquis pour ma fille un DVD destiné aux enfants intitulé "Loulou et autres loups" qui réunissait plusieurs dessins animés sur ce thème du loup. Et bien, c'était affligeant. Dans l'histoire principale (dessinée par Solotareff, à qui l'on doit ensuite un autre film, pur produit bobo assez lamentable : "U") le loup était, là aussi, sympa, en fait un pauvre gars déboussolé et peureux, qui finissait par s'intégrer à une famille de lapins cool et intégrationniste. Dans un autre film du DVD, le loup sympathisait avec le petit chaperon rouge pour aller chercher la grand-mère disparue, etc. etc. bien sûr, tout cela pour servir un plaidoyer à la tolérance et au respect de l'autre, et blablabla.
    A ce compte bientôt, on n'enseignera plus dans les écoles "Le loup et l'agneau", ou alors ce sera pour signaler que l'agneau de la fable est raciste et que le loup a bien raison de faire valoir ses droits...

  • Et puis le loup, quand même, chers amis, c'est une figure très équivoque dans la culture occidentale et qu'on ne peut réduire au simple méchant pour faire peur aux enfants. C'est le méchant, oui, le prédateur, le violeur (voir le fil sur Polanski !), mais c'est aussi le protecteur, la protectrice d'ailleurs, la louve qui recueille le petit d'homme, Romulus et Rémus, c'est aussi le loup victime du renard dans Le roman de Renard, ou le loup qui meurt dans Alfred de Vigny, ou qui préfère être libre plutôt qu'enchaîné comme le chien dans La Fontaine, c'est enfin cette formidable légende de loup-garou, ou de lycantropie - le loup devenant alors l'animal le plus proche de l'homme,une sorte de double démoniaque et en même temps tragique (La compagnie des loups, évidemment !). Et c'est toutes ces raisons qui font que l'alliance de Pierre et le loup à la fin de ce "Pierre et le loup" ne me scandalise pas. Et m'émeut.

  • Peut-etre que la vision du loup de Porkofiev est un peu différente. On peut imaginer qu'étant russe, il n'est pas imperméable aux légendes tartares, héritées des turcos-mongols de la Horde d'or. Pour eux le Loup Bleu est le Dieu suprème, le soleil habite dans sa tanière et il est marié à la Biche Fauve. Le loup incarne la force sauvage douée d'une incroyable sociabilité (la meute). Les nomades d'Asie pouvaient s'y reconnaître.
    En revanche, pour bien des sédentaires, le loup est la rapine nocturne, la mort du troupeau, le goût du sang. Au mieux, il est présenté comme une divinité aux vertues guerrières.
    On sait que l'histoire russe se résume à une guerre sans fin entre slaves sédentaires (chrétiens, paysans) contre tartares nomades (musulmans nomades). Nous voica arrivés à ma théorie fumeuse (comme moi quand j'écris ce mail). Peut-être que prokofiev, grand nationaliste, turiferaire de la grande Russie version rouge, présente comme une ultime lecture au 375e degré la victoire de l'espièglerie, du courage teinté d'une certaine rouerie de la paysane russe face à la sauvagerie de la gente tartare.

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