De l'autre côté du torrent, dans le jardin de Gethsémani.
Torrent et jardin : retour à la nature. Je dis ça, je dis rien.
Jean ne nomme pas le jardin de Gethsémani. Pas plus qu'il ne rapporte les plaintes du Christ à ce moment-là. Sans doute, expliquent les exégètes de la Bible de Neuchatel que je suis ici, parce que son Jésus à lui est plus divin qu'humain, plus mystique que psychique et même plus gnostique que théologique. Pas question de le faire suer, pleurer, douter, agoniser de désespoir. Bien au contraire, chez Jean, Jésus est à deux doigts de se laisser déborder par ses pouvoirs – sans doute pour se protéger de ce qui va lui arriver, mais aussi pour montrer qu'il est « déjà » ailleurs, qu'il est « déjà » quelqu'un d'autre : le Christ ressuscité au corps glorieux, l'Homme Dieu « déjà » revenu de sa Passion et comme si celle-ci n'avait été qu'une formalité.
Et il est clair que celle-ci sera beaucoup plus « supportable » sous la plume de Jean que dans les récits de Matthieu, Marc et Luc. À peine, ici, la « souffrira » t-il. Mais n'allons pas trop vite.
Christ Pantocrator
Donc, arrestation. Et avec elle, prescience du Christ affirmée comme telle :
« Ieschoua sachant tout ce qui allait
lui arriver.... »
En plus de son héroïsme. Pas besoin, dans cette version johannique, que Judas ne l'embrasse. À l'arrivée des gardes et des huissiers, Jésus se lève et va vers eux pour se désigner.
« Il s'avança et leur dit :
Qui cherchez-vous ?
Ils lui répondirent :
Ieschoua le Nazaréen.
Il leur dit :
Moi : Je Suis. »
Un « Je Suis » qui fait s'évanouir les gardes.
« Quand Ieschoua leur eut dit :
Moi : Je Suis,
ils reculèrent et tombèrent à terre. »
Et là, il faut s'attarder un instant sur cet Eigo Eimi – peut-être le mot johannique le plus important de son Evangile. Qui, en tous cas, le structure (en est son Mandala, dit Leloup) et signifie tout bonnement que Jésus est conscient d'être Christ – d'être Dieu.
D'ÊTRE L'ÊTRE.
Le nom de l'être ou l'être qui a pour nom "Je Suis"
Le nom qui pour un Sémite constitue l'essence d'un être.
Encore une fois, Dieu tautologique.
"Je suis celui qui est"
ou
"Je suis celui qui suis."
Sinon,
"Je suis celui qui n'existe pas"
et encore,
"Je suis celui que je serai",
et même,
"Je suis ce que je ferai avec toi"
[Ce qui renvoie à l'Emmanuel, "Dieu avec nous".]
Jean use et abuse de ce Je Suis :
Je suis La Voie, la Vie et la Vérité – mais aussi le Pain et le Vin (ou le Cep), la Porte et la Lumière, le Maître et le Serviteur, le Berger et le Fils de l'Homme, la Résurrection enfin.
Notons que Jésus ne fut pas le seul, dans l'Histoire des spiritualités, à se dire Je Suis. Il y a pas mal de Messieurs Je Suis dans les religions.
- Ainsi dans l'islam, Hallaj, condamné à mort en 922 pour avoir proclamé lui aussi son Je Suis (en l'occurrence, « la vérité ») et comme l'explique Louis Massignon dans La passion de Hallaj :
« Hallaj paraît avoir pris conscience assez tôt du but ultime de la voie mystique. Sa lucidité dans l'analyse et sa fixité dans le vouloir devaient l'amener à formuler l'échange mystique des volontés, l'heure venue, dans une constatation décisive, personnelle, sans ambiguïté, ni excuse. Et ce fut le mot "je suis la Vérité" – Anâ'l-Haqq, c'est-à-dire "mon je, c'est Dieu", pour toute la tradition musulmane ultérieure. Ce mot caractérise Hallaj, c'est le signe de sa volcation spirituelle, le motif de sa condamnation, la gloire de son martyre. »
- Dans l'hindouisme, on a également le Mantra Ko-ham - qui suis-je ?- dont Ramana Maharshi dit qu'il provient de la Bible elle-même :
« Tout le Vedânta est contenu dans deux passages de la Bible : "Je suis Celui qui suis" et "reste tranquille et sache que je suis Dieu."
Et sans oublier le grand texte et qui synthétise cette tradition, celui de Çankara, le Nirvanashatkari :
"Çivoham - Je suis Çiva ( Je suis Dieu / Je Suis)"
Je ne suis ni l'esprit, ni l'intellect, ni la pensée, ni le sens du moi.
Je ne suis ni l'ouïe, ni le goût, ni l'odorat, ni la vue,
Je ne suis ni l'espace, ni la terre, ni le feu, ni l'air,
Je suis Intelligence et Félicités pures,
Je suis Çiva, je Suis."
Ieschoua, c'est Monsieur Spock. En tous cas, quelqu'un d'Autre, comme on le disait.
Et qui tient à protéger ses disciples.
« Si donc vous me cherchez
laissez ceux-là s'en aller. »
Le reniement de saint Pierre (attribué à Master Jacomo, années 1630, Palmer Museum of Art, Penn State University, State College, Pennsylvania)
Alors Pierre de prendre l'épée et de s'attaquer au serviteur du prêtre, un nommé Malchus (Malkos), lui coupant l'oreille droite avec son épée.
Ici, deux remarques importantes :
La première est que Pierre apparaît comme un homme courageux, téméraire, bagarreur, ce qui relativise grandement son futur « reniement ». On pourra d'ailleurs considérer celui-ci comme relevant moins de la « lâcheté » que de la stratégie. Après tout, si Pierre avait été lui aussi arrêté, au risque d'être condamné, il n'aurait jamais pu fonder l'Église de son maître. Non, il fallait pour des raisons pratiques qu'il « renie » celui-ci afin d'accomplir sa mission – et prouver en même temps la prophétie de ce reniement. De plus, il faudra aussi noter que si Pierre renie Jésus, c'est aussi parce qu'il a été le seul à le suivre jusqu'au Sanhédrin alors que tous les autres se sont défilés. Pierre s'est jeté dans la gueule du loup et pour sauver sa peau – et ne pas faillir à sa mission – a dû mentir sur sa proximité avec Jésus. Lâcheté très relative, donc, en laquelle on préfère plutôt voir du risque et de la ruse.
Le reniement de Pierre renvoie ainsi plus à la prescience du Jésus (qui sait dans cet épisode tout ce qui va arriver – et donc l'anticipe) qu'à une attitude blâmable du premier. Du reste, pas plus qu'il ne s'appesantissait sur les souffrances morales du Christ à Gethsémani, l'évangéliste ne rapporte l'effondrement de l'apôtre après son acte. Sous sa plume, Pierre se révèle aussi un type particulièrement héroïque.
Ainsi s'impose l'Evangile de Jean – « Never complain, never explain ».
La seconde est que ce verset est d'une incroyable précision historique (on a le nom du serviteur : Malchus), physiologique (l'oreille droite) et même généalogique (un peu plus loin, au verset 26, on nous apprendra qu'un autre serviteur, « parent de celui à qui Pierre avait tranché l'oreille », demande à ce dernier s'il ne serait pas disciple de l'homme qu'on vient d'arrêter.) Autrement dit, il y a une insistance sur le témoignage oculaire de ces scènes comme pour prouver leur véracité. La référence au cousin de Malchus ne ment pas.
Tout comme la notation d' « il faisait froid » et qui fait que Pierre, comme les autres, tente de se rapprocher du feu pour se réchauffer. Étonnante précision climatique et qui donne à ce chapitre une dimension quasi documentaire.
On conduit donc Jésus (précautieusement ligoté) à Anne, le beau-frère de Caïphe – ce Caïphe qui a dit (et Jean le répète ici) qu' « il vaut mieux qu'un seul homme meure pour le peuple », parole « girardienne » typique qui renvoie au besoin social du bouc émissaire. Et qui fait que, bien plus que Judas, c'est lui le vrai « méchant » de cette histoire et qui nous fait horreur. Aucune circonstance atténuante pour ce personnage retord.
Interrogatoire brutal de Jésus par Anne, la gifle qu'on lui donne (et qui peut être aussi assimilé à un coup de bâton ou de fouet, précisent les traducteurs), ses réponses impossibles – car bien trop évidentes, éblouissantes, « divines ». Depuis le début de cette soirée, on l'a vu, Jésus se laisse aller à sa nature divine, ne fait presque plus aucun effort pour apparaître « humain », parle la langue de Dieu, sans aucun égard avec ses interlocuteurs. Il Est, c'est tout. Il Est Je suis. Ego Eimi. Et il a parlé au monde.
« J'ai parlé ouvertement au monde
(...)
Je n'ai rien dit en cachette. »
Ce dont doutent précisément les juges qui ne croient ni en la transparence ni même à l'intelligence et veulent absolument voir autre chose.
Jésus a alors cette réplique superbe :
« Pourquoi m'interrogez-vous ?
Demandez à ceux qui m'ont entendu. »
Autrement dit, bougez-vous le cul. Essayez de comprendre ce que j'ai dit en vous adressant à ceux qui m'ont écouté. Élevez-vous à la compréhension, l'interprétation, l'intériorisation. On ne résume pas une doctrine en une phrase. Surtout, un échange se fait à deux. Votre interrogatoire est l'anti-échange – et moi je ne parle qu'à ceux qui veulent bien échanger avec moi. Je ne réponds pas à des questions. Je n'en pose pas moi-même.
Normal qu'on le baffe. On lui pose une question et il répond par un échange. Pire, il demande pourquoi on le baffe. Il n'a décidément peur de rien, ce diable de nazaréen.
« Si j'ai mal parlé.
dis-moi en quoi j'ai mal parlé. »
Cela, les pharisiens sont bien en mal de le dire. Puisque précisément, ils ne veulent ni l'écouter, ni comprendre, ni interpréter, ni rien. Ils veulent des « infos » à charge et rien de plus.
Et je crois que beaucoup de lecteurs sont comme eux. Ils lisent l'Evangile comme un docu informatif, sans aucune attention à sa formidable dimension métaphysique. Ils ne veulent pas comprendre.
Ainsi, ils prennent Pierre pour un lâche et un lâcheur alors qu'il est bien plus que ça, le seul disciple, redisons-le, qui a osé accompagner son maître jusque devant ses accusateurs, alors que « l'autre disciple, celui qui était connu du grand prêtre [Jean lui-même ?] ressortit ».
Encore une fois, Pierre devait mentir non pas seulement pour sauver sa peau mais pour fonder le christianisme. Et c'est pourquoi Jean choisit de ne pas nous rapporter ses pleurs et de passer sur son son repentir. L'important était de montrer que la prophétie se réalise – que le temps divin s'impose. Que Jésus devient de plus en plus divin depuis la Cène.
Tout comme son langage. Face à Anne, Caïphe, puis Pilate, Jésus reste... au-delà de lui-même. Ce qui provoque la rage impuissante des pharisiens (en plus de leur immense hypocrisie : le détail du prétoire où ils ne veulent pas entrer de peur de se souiller parce que va commencer la période pascale. La bigoterie dans toute son horreur : on veut perdre un homme mais on ne veut surtout pas perdre sa pureté).
Puis la perplexité de Pilate.
Lui aussi est ailleurs – dans son monde (son mode) romain, mondain, païen, sceptique, pyrrhonien (« qu'est-ce que la vérité ? ») et somme toute débonnaire (« je ne vois nulle raison de condamner cet homme ».) Et c'est pour ça qu'on l'aimera de toute éternité, ce Ponce. C'est d'abord un très aimable païen qui tente de résister à la meute, qui répugne à faire couler le sang – et qui va être forcé de le faire pour la paix civile. Car la paix civile (nous, quoi ?) demande le sang. Il ne faut jamais se leurrer : c'est nous les merdes dans cette affaire. Et Ponce, un brave centriste dépassé par l'hystérie collective.
Dans le film de Zeffirelli (chef-d'oeuvre, quoiqu'on en dise), c'était Rod Steiger qui l'incarnait.
À SUIVRE – JEAN XVIII Passion
À REPRENDRE – JEAN XVII Cantique du Christ